« Début juin, lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg (autrefois un prestigieux rassemblement annuel russe pour les investisseurs internationaux, devenu un événement plus insulaire), un panel réunissant le ministre des Finances, le ministre de l'Économie et le gouverneur de la banque centrale de Russie a abordé les perspectives économiques du pays. Au cours d'un échange particulièrement tendu, le modérateur a posé des questions à propos du ralentissement de la transformation économique de la Russie, ce qui a amené Maxime Reshetnikov, le ministre de l'Économie, à admettre que le pays se dirige probablement vers une récession.
La récession à laquelle la Russie est confrontée n'est pas un défaut, mais une caractéristique de sa politique de militarisation, reflétant les arbitrages inhérents à la priorité donnée à la défense (non seulement des intérêts nationaux russes, mais du régime lui-même) au détriment du développement [Ribakova, 2023]. Les échanges houleux lors du forum relevaient moins d'un véritable débat que d'une tentative du président Poutine de se défausser de sa responsabilité. Malgré ses directives, les technocrates russes peinent à moderniser l'économie dans un contexte d'isolement mondial et de focalisation sur la production militaire. La hausse des prix des exportations russes de matières premières peut offrir un soulagement à court terme, mais n’est pas un substitut aux réformes.
L'économie russe a subi une transformation importante depuis l'invasion à grande échelle de l'Ukraine en février 2022. Au cours de la première année du conflit, la Russie a connu une contraction modérée sous l'effet des sanctions, du retrait des entreprises étrangères et de l'incertitude générale. Cependant, l'impact a été largement compensé par un choc favorable sur les termes de l'échange dû à la hausse des prix des matières premières et au soutien de pays tiers (notamment la Chine, la Turquie, les Émirats arabes unis et les pays limitrophes de la Russie) qui ont servi de canaux pour contourner les sanctions [Hilgenstock et al., 2024]. En conséquence, le PIB de la Russie s'est contracté de 1,4 % en 2022, selon Rosstat, bien moins que les 8 % que laissait prévoir l'enquête du printemps 2022 de la Banque de Russie.
En 2023, l'économie russe s'était progressivement mise sur le pied de guerre [Gorodnichenko et al., 2024]. Les dépenses publiques, les mesures de contre-sanctions et la croissance du crédit ont stimulé l'investissement, la construction et l'activité économique globale [Cooper, 2025]. Le secteur militaro-industriel a été le secteur qui en a bénéficié le plus [Shkurenko et al., 2025], tout comme la consommation privée tirée par les paiements liés à la guerre [Solanko, 2024] et la forte croissance des salaires réels résultant des tensions sur le marché du travail. Parallèlement, les secteurs qui dépendent des marchés occidentaux ou des entreprises étrangères ont continué à connaître des difficultés [SITE, 2025]. Par conséquent, le PIB russe a crû de 4,1 % en 2023 et de nouveau en 2024.
Cependant, au milieu de l’année 2023, des signes de surchauffe économique ont commencé à apparaître. Le taux de chômage a atteint des niveaux historiquement bas (à seulement 2,3 %, un niveau alarmant pour un pays émergent), tandis que la croissance des salaires et l'inflation s'accéléraient. En réponse, la Banque de Russie a relevé ses taux d'intérêt, en les passant de 16 % en juillet 2023 à 21 % en octobre. Pourtant, avec une grande partie des prêts accordés à des taux subventionnés et un complexe militaro-industriel protégé par les marchés publics, les hausses de taux d’intérêt ont principalement affecté les secteurs non liés à la guerre.
GRAPHIQUE 1 Variation trimestrielle du PIB réel de la Russie (en %) Fin 2024 et début 2025, des signes de ralentissement économique étaient devenus manifestes. Même le secteur militaro-industriel a commencé à stagner. L'économie s'est heurtée à des contraintes d'offre et la Banque de Russie s'est focalisée sur la maîtrise de l'inflation. D’après les estimations, au premier trimestre 2025, la croissance annuelle a ralenti à environ 1,4 % en glissement annuel, contre 4,5 % au dernier trimestre 2024. Cela représente en réalité une contraction de l'activité de 0,6 % par rapport au trimestre précédent, la première contraction trimestrielle depuis le deuxième trimestre 2022 (cf. graphique 1).
La contraction a été alimentée par la chute de l'activité dans l’activité minière, le commerce, l’immobilier et les loisirs, que la croissance de l'agriculture, de l'industrie manufacturière et de l'administration publique n'a pas été capable de compenser. L'indicateur mensuel de Rosstat pour la performance des principaux secteurs montre que les difficultés de l'économie se sont prolongées au-delà du premier trimestre 2025. La production industrielle a chuté en mars-avril avant de se stabiliser quelque peu en mai et l'indice des directeurs d'achat (PMI) à 50,2 était à peine en territoire de croissance en mai après deux mois de contraction, ce qui reflète l'impact des taux d'intérêt élevés, des pénuries aiguës de main-d'œuvre, des perturbations de la chaîne d'approvisionnement liées aux sanctions étrangères [Bilousova et al., 2024] et probablement de la baisse des prix du pétrole. En conséquence, la Banque de Russie a réduit ses taux d'intérêt de 100 points de base à 20 % lors de sa réunion de politique monétaire de juin, malgré une inflation qui persiste à des niveaux élevés.
Malgré tous les propos tenus lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg en juin, ni la politique monétaire, ni la politique budgétaire ne peuvent assurer la profonde transformation structurelle que de véritables réformes et une croissance tirée par l'investissement peuvent accomplir. Cependant, la Russie ne peut, ni ne semble vouloir, rejoindre l'économie mondiale en tant que système ouvert tiré par le marché. Sans pivot stratégique, la marge de manœuvre pour une croissance soutenable se rétrécit.
Si elle maintient son modèle de militarisation actuel, la Russie fera face à des choix plus difficiles en matière de politique économique. La Russie dispose d'une marge de manœuvre budgétaire limitée [Hilgenstock et al., 2025]. En mai 2025, le Budget fédéral avait atteint un déficit de 3.400 milliards de roubles (soit environ 37 milliards d'euros), soit près de 90 % de l'objectif de 3.800 milliards de roubles (1,7 % du PIB) pour l'ensemble de l'année, qui avait été relevé de 1.200 milliards de roubles, soit 0,5 % du PIB, dans le cadre d'une révision du Budget remarquablement précoce.
GRAPHIQUE 2 Solde budgétaire du gouvernement russe (en milliards de roubles) L'un des facteurs déclencheurs a été la forte chute des prix du pétrole, la Russie restant fortement dépendante des recettes tirées du pétrole et du gaz (représentant 30 % des recettes du budget fédéral en 2024). Le ministère russe des Finances tablait initialement sur un prix du pétrole de 69,7 dollars le baril, mais le prix moyen à l'exportation de janvier à mai 2025 était d'environ 59 dollars le baril selon l'Agence internationale de l'énergie ; le budget révisé est basé sur 56 dollars le baril. Les risques sont toutefois clairement baissiers. En mai, le pétrole russe s'est vendu légèrement au-dessus de 51 dollars le baril. Si Israël, l'Iran et les États-Unis évitent une nouvelle escalade, les prix mondiaux du pétrole devraient rester modérés, ce qui éroderait davantage le Budget russe. En cas de flambée des prix du pétrole, il sera crucial pour les alliés de l'Ukraine d’appliquer plus strictement le plafonnement des prix du pétrole [Ribakova et al., 2023].
Les revenus tirés du pétrole et du gaz, qui ont chuté de 14 % en glissement annuel entre janvier et mai 2025, ne sont pas le seul problème. En raison du ralentissement économique, d’autres recettes (notamment l'impôt sur les sociétés et l'impôt sur le revenu) croissent aussi moins vigoureusement et les dépenses augmentent significativement : 21 % de plus entre janvier-mai 2025 qu'en 2024. Des dépenses élevées au cours des premiers mois de l'année ne sont pas atypiques pour la Russie, en raison des prépaiements pour les contrats militaires (une situation similaire avait été observée en 2023 et 2024) et le déficit par le passé tendait à se stabiliser d’ici l'automne. Cependant, le déficit cumulé en mai était plus de cinq fois supérieur à celui de 2024 et 12 % supérieur à celui de 2023, soit le déficit le plus important de ces dernières années (cf. graphique 2). Cette situation doit être observée de près. Si les dépenses mensuelles moyennes ne sont pas réduites et que les recettes continuent d'être inférieures aux prévisions, la Russie risque de ne pas atteindre sa cible budgétaire révisée.
Le financement du Budget n'est pas non plus sans difficultés. La part liquide du Fonds de la richesse nationale (FNB), le fonds souverain russe, a chuté fin mai à 2.800 milliards de roubles (soit environ 30,5 milliards d'euros), soit 71 % de moins qu'avant le début de la guerre à grande échelle. Pour la première fois depuis longtemps, les actifs liquides du FNB sont donc inférieurs au déficit budgétaire attendu. En conséquence, la Russie a dû recourir davantage à l'émission de dette domestique pour financer le Budget. Entre janvier et juin 2025, le ministère des Finances a vendu des obligations pour une valeur de 2.000 milliards de roubles, les banques russes étant de fait les seuls acheteurs restants après le retrait des investisseurs étrangers. Cela représente 35 % des 4 800 milliards de roubles de nouvelles émissions prévues pour l'ensemble de l'année. Bien que les rendements réels étaient assez attractifs, la Banque de Russie a dû recourir à des dispositifs de pension à plusieurs reprises ces derniers mois pour inciter les banques à acheter davantage d’obligations [Milov, 2025] : les prêts importants au secteur privé réduisent la capacité des banques à financer le gouvernement [Kennedy, 2025].
La Banque de Russie est confrontée à des défis significatifs comme elle cherche à concilier les objectifs concurrents de soutien de la croissance économique et de maîtrise de l'inflation. Si elle canalise le crédit vers les secteurs prioritaires, en particulier l'armée, elle est forcée de resserrer le crédit au reste de l'économie, ce qui accentue les pressions sur les secteurs non militaires. En outre, il y a actuellement un débat sur la question de savoir si les chiffres officiels de l'inflation sont sous-estimés, ce qui renforce les inquiétudes quant à la véritable ampleur des déséquilibres économiques.
Comme l'a déploré Andreï Makarov, le président de la commission du budget et des impôts de la Douma d'État, lors du Forum de Saint-Pétersbourg, le président Poutine avait souligné la nécessité d'une transformation structurelle dans son discours de 2023, mais où est-elle ? Au lieu de cela, l'économie fait face à des conditions qui se dégradent : "moins de biens, des prix en hausse et une qualité en baisse".
Il ne s'agit pas d'un accident, mais plutôt d'une caractéristique du système actuel. Une vague de nationalisations et la redistribution des richesses aux fidèles du Kremlin ont davantage érodé un climat d'investissement déjà fragile. Les entreprises étrangères ne sont pas sur le point de revenir ; Il n'y a aucun profit à faire. Les entreprises domestiques qui ont bénéficié de l’isolement ne sont pas non plus désireuses de voir la concurrence s’intensifier. Même la Chine s'est montrée prudente dans son approche d'investissement [Kluge, 2024], se concentrant principalement sur l'approvisionnement de la Russie en biens de consommation et en intrants essentiels à la guerre. Parallèlement, le complexe militaro-industriel reste peu rentable [Shkurenko et al,. 2025], avec peu de retombées sur la productivité civile. La Russie a perdu d'importants marchés d'exportation pour ses produits de défense, elle fait face à une hausse des coûts due au contournement des sanctions et elle souffre de ses politiques du travail et migratoire, des facteurs qui aggravent ses problèmes structurels.
La réalité économique de la Russie est plus nuancée qu'un récit d'effondrement imminent ou la capacité à soutenir une "guerre éternelle". La capacité de la Russie à maintenir son effort de guerre dépend fortement des prix du pétrole et de la trajectoire du régime de sanctions. Beaucoup dépend des positions des États-Unis, de l'Union européenne et de la Chine. La détermination européenne face à un éventuel allègement des sanctions par les États-Unis sera cruciale. Les dépenses militaires élevées continuent de peser sur les ressources domestiques de la Russie et, bien que l'allègement des sanctions ne garantisse pas un avenir prospère, il pourrait permettre aux entreprises de relancer leurs investissements et aux banques de reprendre leurs activités de prêt, une première étape essentielle vers la reprise et, éventuellement, un réarmement plus poussé. Si la Russie subit des revers sur le champ de bataille alors qu'elle est aux prises avec des ressources limitées, elle pourrait être contrainte d'ajuster son approche, soit en réduisant l’échelle de son offensive, soit en se montrant plus ouverte aux négociations. »
Benjamin Hilgenstock & Elina Ribakova, « Why Russia's economic model no longer delivers », PIIE, Realtime economics (blog), 16 juillet 2025. Traduit par Martin Anota
Références
Bilousova, O., B. Hilgenstock, E. Ribakova, N. Shapoval, A. Vlasyuk & V. Vlasiuk (2024), « Challenges of Export Controls Enforcement: How Russia Continues to Import Components for Its Military Production », Yermak-McFaul International Working Group on Russian Sanctions and KSE Institute.
Cooper, J. (2025), « Military production in Russian official statistics of industrial output », BOFIT Policy Brief 2025/6, Bank of Finland.
Gorodnichenko, Y., I. Korhonen & E. Ribakova (2024), « Russian economy on war footing: A new reality financed by commodity exports », Policy Insight 131, CEPR.
Hilgenstock, B., E. Ribakova, A. Vlasyuk & G. Wolff (2024) « Using the financial system to enforce export controls », Working Paper 10/2024, Bruegel.
Hilgenstock, B., Y. Pavytska & M. Talalaievskyi (2025), KSE Institute Russia Chartbook, KSE Institute, May.
Itskhoki, O., & E. Ribakova (2024), « The economics of sanctions: From theory into practice », Brookings Papers on Economic Activity Fall 2024: 425–470, Brookings Institution.
Kennedy, C. (2025) Russia's Hidden War Debt, Navigating Russia, 14 February.
Kluge, J. (2024), « Russia-China Economic Relations: Moscow’s Road to Economic Dependence », SWP Research Paper 6, German Institute for International and Security Affairs.
Milov, V. (2025), « Record deficits, inflation, recession fears—a moment of reckoning? », Russian Economy and Sanctions Brief, Free Russia Foundation.
Ribakova, E. (2023), « Sanctions against Russia will worsen its already poor economic prospects », Realtime Economics, 18 April, PIIE.
Ribakova, E., B. Hilgenstock & G. Wolff (2023), « The oil price cap and embargo on Russia are working imperfectly, and defects must be fixed », Realtime Economics, 13 July, PIIE.
Shkurenko, P., L. Risinger, O. Bilousova & E. Ribakova (2025), « Disassembling the Russian War Machine: Key Players and Nodes », KSE Institute.
SITE (2025), « Financing the Russian war economy », Stockholm Institute of Transition Economics.
Solanko, L. (2024) Where do Russia’s mobilized soldiers come from? Evidence from bank deposits », BOFIT Policy Brief 2024/1, Bank of Finland.
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