samedi 19 juillet 2025

Il va falloir s’habituer à la stagnation

« Le débat sur la manière d'accélérer la croissance économique du Royaume-Uni soulève une question : une croissance rapide est-elle possible, même avec les meilleures politiques faisables ?

Mon graphique montre la croissance du PIB réel par habitant sur des périodes de 30 ans depuis 1750. Une croissance tendancielle bien supérieure à 1 % par an est inhabituelle, observée principalement après 1945. Par conséquent, dans une perspective de long terme, la stagnation de ces dernières années constitue un retour à la normale.

Taux de croissance annuelle du PIB du Royaume-Uni depuis 1750 (en %)

Pourquoi la période qui a immédiatement suivi 1945 a été si inhabituelle ? Selon certains, cela s'explique par le fait que la Seconde Guerre mondiale a créé un important retard d'investissement civil aussi bien que la nécessité de réparer les actifs endommagés par la guerre, notamment les logements. Cela implique que la croissance de cette période était effectivement ponctuelle, quelque chose qui ne pouvait pas être répété.

Pour d’autres, cependant, cela s'explique par le fait que les institutions d'après-guerre ont facilité la croissance. La promesse crédible de maintenir le plein emploi a donné aux entreprises la confiance nécessaire pour investir parce qu’elles savaient que la demande serait suffisamment forte. La propriété publique et les taux d'imposition sur le revenu élevés ont réduit les incitations et les opportunités pour la recherche de rentes. Et des syndicats puissants et des salaires en hausse ont incité les entreprises à investir dans des technologies qui économisent en travail et dans les améliorations de productivité.

Personnellement, je trouve ce débat d’un intérêt plus historique que pratique. Les obstacles politiques à la recréation des institutions d'après-guerre sont désormais si importants que l’idée de le faire relève du fantasme.

Cependant, la social-démocratie n'est pas la seule à faire face à une forte opposition. Les tentatives centristes de stimuler la croissance le sont tout autant. Les entreprises en place et les monopoleurs ne veulent pas d’une hausse de la concurrence ; les avocats et les comptables ne souhaitent pas de simplification fiscale ; les propriétaires fonciers et les financiers ne souhaitent pas que les impôts soient transférés des revenus vers le capital ou la terre ; les partisans du Brexit ne souhaitent pas que nous rejoignions le marché unique ; et les "nimbys" ne souhaitent pas un assouplissement des contrôles de l’aménagement urbain. D'ailleurs, de nombreux électeurs et travailleurs ne souhaitent pas non plus les perturbations et l'incertitude qui accompagnent inévitablement la destruction créatrice. Une économie stagnante, où les entreprises zombies préservent les emplois et où nous sommes moins menacés par la concurrence étrangère ou les nouvelles technologies, est parfaitement tolérable pour beaucoup ; ils ont passé les années 2010 à voter systématiquement pour elle.

Il n’y a rien d'inhabituel dans ce genre d'opposition. Joel Mokyr a écrit : "Le progrès technologique dans une société donnée est dans l'ensemble un processus temporaire et vulnérable, menacé en permanence par l'intérêt direct pour le statu quo ou l'aversion au changement de nombreux ennemis. Il en résulte que les changements technologiques, le moteur du progrès économique, ont été rares et que la stagnation ou l'évolution à un rythme très lent a été la règle plutôt que l'exception."

Les obstacles à une croissance rapide ne sont cependant pas seulement politiques. Il y a aussi des obstacles économiques.

Lorsqu'on envisage la croissance à long terme, il peut être utile de faire la distinction entre le niveau de production potentielle et la vitesse à laquelle une économie s'en rapproche. Il y a des obstacles aux deux.

Le premier est que même les investissements importants n'entraînent qu'une augmentation modérée de la production. Les fonctions de production conventionnelles situent l'élasticité de la production vis-à-vis du capital à environ 0,3, ce qui signifie qu'une augmentation de 10 % du stock de capital entraîne une hausse de 3 % de la production potentielle. L'ONS estimant que le stock de capital net du Royaume-Uni, hors logement, s'élève à 3.500 milliards de livres sterling, cela implique que nous avons besoin de 350 milliards de livres sterling d'investissements supplémentaires pour obtenir une augmentation de seulement 3 % du PIB potentiel. Pour atteindre ce chiffre en un an, il faut plus que doubler l'investissement des entreprises.

Pourquoi nos investissements sont-ils si peu rentables ? Une réponse se trouve au bout de ma route. Le canal est inutilisé depuis les années 1840, lorsque le trafic a basculé vers la voie ferrée qui venait d’ouvrir. C'est ainsi que fonctionne l'investissement : il rend les projets antérieurs inutiles. Lorsque Lidl investit dans un nouveau magasin, cela réduit les ventes de Carrefour ; l'expansion d'Amazon a réduit les ventes des magasins physiques ; l’investissement dans les éoliennes remplace les centrales à gaz. Et ainsi de suite. L'investissement n'augmente pas beaucoup la production, mais déplace plutôt la production d'un capital à un autre.

Ce n'est cependant pas la seule raison. Le chemin de fer et internet ont tous deux été des technologies transformatrices majeures. Cependant, tous les deux ont alimenté des investissements dans des projets qui ont tout simplement échoué. Beaucoup de capital en plus, mais peu de production supplémentaire. Et bien sûr, ce ne sont pas que les nouvelles technologies qui ont ce problème. Dans n'importe quelle grande rue, des magasins ouvrent et ferment en l’espace de quelques mois.

Une grande partie des dépenses d'investissement en capital est gaspillée. Cela s'explique en partie par le fait que l'investissement est motivé par les sentiments plutôt que par une vision rationnelle des perspectives d'un projet. C'est parce que l'avenir est imprévisible. Les "forces obscures du temps et de l'ignorance" font que certains investissements vont toujours échouer.

Cependant, même les investissements potentiellement productifs n’augmentent pas immédiatement la production globale. Les usines du dix-neuvième siècle nous en donnent une raison. Pendant des années, leur électrification n'a guère contribué à accroître la productivité. Jusqu'à ce que quelqu'un prenne conscience que l'électricité permettait de ne plus regrouper les machines près d'un arbre de transmission, mais de les disposer linéairement, ce qui a permis un flux de travail plus efficace et le développement de la chaîne de production. Pour être réellement utile, le changement technologique nécessite souvent un changement organisationnel. Et ce dernier peut prendre plusieurs années.

Des calculs simples nous donnent une autre raison. Les nouveaux secteurs dynamiques sont petits. Par conséquent, même s’ils croissent très rapidement, ils n'ajouteront que peu au PIB. Si un secteur représente 1 % du PIB et triple de taille en dix ans, il n'ajoutera que 0,2 point de pourcentage par an à la croissance du PIB. C'est l'une des raisons pour lesquelles les premières années de la révolution industrielle n'ont pas significativement augmenté le PIB ; il y avait tout simplement peu de machines à vapeur.

Il y a cependant une autre raison à cette faible croissance. Le Royaume-Uni a connu des crises financières en 1772, 1796, 1810, 1815, 1825, 1837, 1847, 1857, 1866 et 1890. Ces paniques ont freiné les dépenses d'investissement en capital en créant de l'incertitude et en restreignant le crédit. Ce n'est pas un hasard si la période historique ayant connu la croissance la plus rapide, des années 1940 au début des années 1970, a également été une période épargnée par les crises.

Les crises, cependant, ne sont pas la seule raison de la faiblesse de l’investissement. Une autre raison est que, sauf en période d'exubérance irrationnelle, les entreprises freinent leurs dépenses d'investissement, soit dans l'espoir de bénéficier de futures technologies meilleures et moins chères, soit par crainte que, si elles investissaient aujourd'hui, leurs concurrents utiliseraient ces technologies pour les dépasser. William Nordhaus a notoirement montré que les producteurs ne captent "qu'une infime fraction des retombées sociales des avancées technologiques". Le fait que les entreprises l’aient désormais compris, je pense, est une des raisons de notre faible croissance dans la période récente.

Il y a un autre problème. En période de quasi-plein emploi, la production supplémentaire de biens d'équipement nécessite des travailleurs supplémentaires, des travailleurs qui doivent quitter d'autres secteurs. Mais les gens sont lents à se déplacer. Comme Abhijit Banerjee et Esther Duflo le disent dans Economie utile pour des temps difficiles, les économies sont "visqueuses". La plupart des gens préfèrent rester à des emplois qu'ils connaissent ; les employeurs préfèrent l'expérience pertinente ; il faut du temps pour découvrir les opportunités d’autres secteurs, pour décider d'une réorientation professionnelle radicale et pour se reconvertir. Tout cela retarde la mobilité nécessaire à la croissance.

Cependant, cela ne ralentit pas seulement l'investissement. Cela freine également la croissance de la productivité.

Pour comprendre le problème ici, demandez-vous de combien votre productivité personnelle a augmenté ces toutes dernières années. Je ne parle pas de pouvoir travailler plus confortablement et avec moins de stress, mais de pouvoir faire plus ou la même chose en moins d'heures rémunérées. Si vous occupez votre emploi depuis plus de dix ans, par exemple, la réponse est : pas beaucoup. Après un moment, les gains de productivité liés à l'apprentissage sont faibles. Nous en avons deux preuves. L'une provient de l'effet de l'expérience et de l'ancienneté sur les salaires ; cet effet est généralement faible pour les personnes âgées qui conservent le même emploi. L'autre provient de Jonathan Haskell et de ses collègues, qui ont montré que la plupart des gains de productivité des entreprises ne proviennent pas simplement de l’amélioration de la qualité de ce qu’elles font.

Ils proviennent plutôt de la fermeture d'entreprises inefficaces et de l'ouverture ou de l'expansion d'entreprises plus efficaces : la destruction créatrice. Mais les économies visqueuses et la faible mobilité de la main-d'œuvre retardent aussi ce processus.

Il ne faut pas s'attendre à ce que l'IA change quoi que ce soit à cela. Si elle ressemble à toutes les autres innovations techniques de l'histoire, elle détruira des emplois et en créera d'autres (et si ce n'est pas le cas, ce sera un échec de la politique). Mais cela nécessite une mobilité de la main-d'œuvre, qui est lente. Cela pourrait aussi, comme pour l'électricité dans les usines, nécessiter des changements organisationnels que nous ne pouvons pas prévoir pour l’instant. Les entreprises mettront du temps à les faire.

Et il y a un revers à l'IA : elle peut accroître l'efficacité non seulement des travailleurs productifs, mais aussi des ennemis de la productivité réelle. Elle permettra aux "nimbys" et à leurs avocats d'écrire davantage de lettres aux comités de planification ; elle permettra aux trolls de brevets de devenir encore plus procéduriers ; et, en favorisant la cybercriminalité, elle détournera encore plus de nos talents les plus brillants de la production vers la cybersécurité. Et même si elle augmente la productivité à court terme, elle pourrait la réduire à long terme. En rédigeant des dissertations pour les étudiants, l'IA prive les gens de compétences utiles pour l'avenir. Et en remplaçant certains stagiaires diplômés, l'IA augmente la productivité aujourd'hui, mais d'où viendront les comptables et les avocats expérimentés dans vingt ans ?

Comme si tout cela ne suffisait pas, un autre problème se pose. Tous les économistes classiques majeurs (Smith, Ricardo, Mill, Marx) pensaient que même la maigre croissance (capitaliste) de leur époque finirait par s'arrêter, comme les rendements décroissants finiraient par l’emporter sur le progrès technique. Ils ne seraient pas surpris que nous parlions aujourd'hui de stagnation ; ce qui les surprendrait, c'est que cela ait pris autant de temps.

Le problème ici n'est pas simplement que les rendements du capital ont chuté, diminuant ainsi la motivation et les moyens pour investir, même si cela semble être le cas. C'est aussi que nous avons cueilli les fruits mûrs, les idées les plus faciles. Comme Robert Gordon l'a souligné, les innovations véritablement formidables, celles qui changent la vie, sont loin derrière nous. Et l'efficacité des dépenses en R&D est en baisse à travers le monde.

Maintenant, cela ne signifie pas pour autant que nous ne devrions pas chercher à accroître la productivité. Nous devrions certainement le faire, mais il est peu probable que de petits efforts triomphent face à de grands obstacles ; un grand mur a besoin d'un gros marteau. Ce serait bien d'avoir un gouvernement qui essaierait au moins de me prouver le contraire. Rien de cela, bien sûr, n’amène à nier la possibilité d'une expansion à court terme.

Cela signifie que nous devons réfléchir à un plan B : et si nous ne parvenions pas à nous sortir de notre situation budgétaire si bien décrite par Giles ?

C'est une pensée décourageante. John Stuart Mill pensait que l'état stationnaire constituerait "une amélioration considérable par rapport à notre situation actuelle", ce qui nous donnerait "autant de possibilités que jamais pour toutes sortes de culture mentale et d’avancées morales et sociales". L'expérience récente, cependant, suggère qu'il avait tort : une faible croissance n'engendre d’avancée sociale, mais son contraire : l'intolérance et le racisme. Ce qui pose la question : comment pouvons-nous éviter que la stagnation ait cet effet ? »

Chris Dillow, « Stagnation - get used to it », Stumbling & Mumbling (blog), 19 juillet 2025. Traduit par Martin Anota

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