Quelques leçons tirées de l'éclatement de la bulle internet
« On pourrait dire que l'économie américaine en 2025 a été schizoïde. D'un côté, Donald Trump a brutalement renversé 90 ans de politique commerciale américaine, rompant tous nos accords internationaux et faisant grimper les droits de douane à des niveaux qui n’avaient pas été atteints depuis les années 1930. Pire encore, ces droits de douane sont constamment modifiés, et ce de manière imprévisible. Cette incertitude est clairement mauvaise pour les entreprises et elle pèse sur l'économie. D’un autre côté, il y a simultanément un boom des investissements liés à l'IA, qui stimule l'économie.
Comme beaucoup l'ont déjà remarqué, le boom de l'IA ressemble de manière frappante au boom technologique de la fin des années 1990, un boom qui s'est révélé être une énorme bulle spéculative. Le Nasdaq n'a retrouvé qu'en 2014 son pic de l'an 2000. La question de savoir si les investissements dans l'IA constituent eux aussi une bulle fait l'objet d'un intense débat, que je résumerais par la joute verbale suivante : "Mais non !" "Mais si !" "Mais non !" "Mais si !"
Bien que je sois convaincu que l'IA est effectivement au cœur d'une bulle, je ne consacrerai pas ce billet à ce débat. Je souhaite plutôt aborder un élément particulièrement frappant que l’on a récemment observé dans le comportement du marché et qui rappelle fortement la bulle technologique d'il y a une génération. En effet, les actions liées à l'IA, comme les actions du secteur technologique de l'époque, réagissent très fortement aux perceptions concernant la politique de taux directeurs de la Fed.
Aujourd'hui comme hier, ces fortes réactions n’ont pas de sens.
Pour l’illustrer, prenons l'exemple des récentes variations des cours boursiers étroitement liés à l'IA. Ce graphique illustre l'évolution, au cours du dernier mois, de l'indice boursier des "7 magnifiques" (magnificent 7) de Bloomberg :
Pendant la majeure partie du mois, le cours de ces actions a chuté, à mesure que montaient les craintes d'une bulle spéculative autour de l'IA. Mais lundi, l'indice Mag7 a bondi, effaçant une large partie des pertes. Pourquoi ? Les spéculations des analystes sur les causes supposées des fluctuations du marché boursier doivent toujours être prises avec une grande réserve. Mais il est clair que cette hausse a été catalysée par des déclarations de responsables de la Fed, que le marché a interprétées comme renforçant la probabilité d’une baisse du taux directeur le mois prochain.
Certains d'entre nous ont déjà vu ce film. Pour ceux qui ne l'ont pas vu, l'idée répandue est que l'éclatement de la bulle technologique des années 1990 s'est produit en un coup, un moment à la Vil Coyote où les investisseurs regardent en bas et prennent soudainement conscience que rien ne justifiait ces valorisations élevées et où le marché s'effondra. En réalité, il s'agissait d'un long processus, ponctué de quelques rebonds significatifs. Voici l'évolution du Nasdaq 100 sur la période en question (la barre grise représente la récession de 2001) :
Comparées à l'ampleur impressionnante du krach boursier des actions technologiques, les brèves remontées observées en cours de route semblent insignifiantes. Pourtant, elles étaient en réalité considérables par rapport aux fluctuations boursières habituelles. Examinons cela de plus près :
Qu’est-ce qui a provoqué ces épisodes temporaires d’optimisme ? À l’époque, l’opinion générale était qu’ils résultaient des baisses de taux d’intérêt de la Fed et de la perspective de nouvelles baisses. En fait, de nombreux observateurs affirmaient que le marché boursier était soutenu par le "garantie Greenspan" (Greenspan put) : pas de panique en cas de krach, oncle Alan viendra à la rescousse !
Et après la flambée des cours boursiers de lundi, il est clair que la croyance en un "Fed put" a fait un modeste retour.
En effet, le graphique ci-dessous illustre les nombreuses baisses de taux d’intérêt effectuées par la Fed durant l'éclatement de la bulle technologique :
Mais si ces baisses de taux ont bien engendré de brèves périodes d'exubérance irrationnelle, elles n'ont absolument pas empêché la bulle technologique de continuer de se dégonfler.
Pourquoi Greenspan n'a-t-il pas réussi à sauver les actions du secteur technologique ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre l'importance des taux d'intérêt pour les prix d’actifs : des taux d'intérêt plus bas réduisent le taux auquel les investisseurs actualisent les rendements futurs attendus. Un dollar qui vous sera versé dans X années a une "valeur actuelle" plus élevée si les taux d'intérêt sont de 1 % plutôt que de 6 %. L'ampleur de cette augmentation dépend de X, le nombre d'années avant que vous ne le receviez. Par exemple, une maison peut durer de nombreuses générations et elle offre une valeur à son propriétaire sous la forme d’un lieu à habiter de nombreuses années. Ce flux de consommation de logement au fil des ans a plus de valeur (une valeur actuelle plus élevée) lorsque le taux d'intérêt est de 1 % plutôt que de 6 %. Autrement dit, si vous pouvez obtenir 6 % d'intérêts sur votre dépôt bancaire, il vaut peut-être mieux louer qu'acheter. C'est pourquoi la demande de logements est fortement influencée par les taux des crédits immobiliers.
Les taux d'intérêt ont une importance bien plus grande pour la valeur des actifs qui continueront à générer des rendements dans dix ou vingt ans que pour celle des actifs qui ne généreront des rendements que pendant quelques années.
Autrement dit, la valeur des actifs qui ont une brève durée de vie économique est beaucoup moins sensible aux taux d'intérêt. Sans surprise, les économistes ont toujours eu beaucoup de mal à trouver des preuves d'un quelconque effet des taux d'intérêt sur l'investissement des entreprises.
De plus, les investissements dans les technologies numériques ont tendance à avoir une durée de vie particulièrement courte, précisément parce que les avancées technologiques rapides rendent vite obsolètes les équipements et les logiciels. Quelle sera la valeur dans cinq ans des centres de données qui sont actuellement en construction ? Auront-ils encore une quelconque valeur dans dix ans ? Une réponse réaliste à ces questions implique certainement que la politique de taux d'intérêt de la Fed aura peu ou pas d'impact sur les valorisations boursières des Mag 7, ni sur la soutenabilité du boom technologique.
Comme nous l'avons constaté lundi, cependant, la politique de la Fed et les spéculations concernant sa politique future peuvent parfois influencer à court terme les cours boursiers des entreprises d'IA. Mais du point de vue de la science économique, ces fluctuations relèvent davantage de la psychologie des marchés que d'une évaluation objective des rendements futurs.
Alors que les doutes concernant l'IA s'installent, j'entends de plus en plus dire que la Fed peut et devrait sauver le secteur. Mais la dernière grande bulle technologique nous a appris que ce n’est pas possible. En réalité, je doute même que la Fed puisse empêcher une récession plus généralisée si le boom technologique s'effondre, mais ce sera un sujet pour un prochain billet.
Pour l'instant, ma conclusion est la suivante : si vous craignez une bulle spéculative autour de l'IA, n'attendez pas de Jerome Powell, ni de son successeur désigné par Trump (les rumeurs ne sont guère encourageantes), qu'ils viennent à la rescousse. Ils en sont incapables. »
Paul Krugman, « Warning: The Fed can’t rescue AI. Lessons from the dotcom crash », 26 novembre 2025. Traduit par Martin Anota
Aller plus loin…
« Quel sera l’impact de l’IA sur la croissance économique ? »
« Quelles sont les répercussions des bulles sur l'investissement ? »




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