jeudi 27 novembre 2025

Le paradoxe de la mondialisation de la Chine

Comment la Chine peut-elle dominer à l'étranger tout en devenant moins dépendante des exportations ?

 

« La Chine est la seule superpuissance manufacturière au monde, comme je l'ai explicitement souligné il y a quelque temps [Baldwin, 2024] et comme d'autres l'ont confirmé [Garcia-Herrero, 2025 ; Ritchie, 2025]. Ce pays produit plus d'un tiers de la production manufacturière mondiale. Sa production dépasse celle des huit producteurs suivants réunis. Tout le monde n'est pas conscient de la domination de la Chine en matière de production. Mais presque tout le monde sait à quel point elle domine en matière d’exportations.

Saviez-vous que, selon les indicateurs d'ouverture standards, la Chine est devenue une économie davantage fermée depuis le milieu des années 2000 ? Saviez-vous que le secteur manufacturier chinois n'est pas particulièrement dépendant des exportations ? 

Voilà le paradoxe chinois : Comment peut-elle dominer l'étranger tout en devenant moins dépendante des exportations ? Comment la Chine peut-elle être à la fois l'usine du monde et moins dépendante des exportations que la plupart des pays industrialisés ? […]

Les faits

Commençons par examiner la domination de la Chine dans l’industrie mondiale, comme le montre le graphique ci-dessous. Aujourd'hui, la Chine produit largement plus d'un tiers de tous les biens manufacturés. C'est plus que les huit producteurs suivants réunis. Ces données proviennent de l'OCDE [2023] ; voir également ONUDI [2024].

En comparaison, les États-Unis, le Japon et l'Allemagne sont des puissances moyennes face à la superpuissance chinoise. La part de marché mondiale des États-Unis représente environ un tiers de celle de la Chine. Celle du Japon et de l'Allemagne est moitié moindre.

Cela n'apparaît pas sur le graphique, mais la réalité est que plus de la moitié de la production manufacturière chinoise est constituée d’intrants industriels. Si vous démontez presque n'importe quel produit acheté dans presque n'importe quel pays du monde, il contiendra très probablement des pièces chinoises, même s'il n'est pas fabriqué en Chine.

La Chine est aussi le premier exportateur

La Chine est également le premier exportateur mondial de biens, devant l'UE et les États-Unis. Sa part dans les exportations mondiales est considérable.

Mais il est important de noter un point essentiel sur ce graphique : la domination de la Chine dans les exportations est en réalité moindre que sa domination dans la production. Autrement dit, les usines chinoises pèsent encore plus lourd dans la production mondiale que dans le commerce international. La Chine est l'usine du monde, mais toute sa production n'est pas tournée vers les marchés étrangers. C'est là un premier indice permettant d’expliquer ce paradoxe.

Le ratio exportations/production de la Chine a augmenté, puis a diminué depuis 2005

Les graphiques représentant les indicateurs d'ouverture le confirment. La part de la production manufacturière chinoise exportée et la part de la valeur ajoutée manufacturière vendue à l'étranger ont toutes deux fortement augmenté jusqu'au milieu des années 2000, avant de commencer à diminuer.

Aujourd'hui, ces ratios se rapprochent beaucoup plus des niveaux américains (la ligne noire dans le panneau de gauche) que de l'image d'une plateforme d'exportation ultra-ouverte.

Comparée à d'autres grands producteurs, la Chine ressemble davantage à une grande économie continentale (comme les États-Unis) qui vend beaucoup sur son marché intérieur et beaucoup à l'étranger, plutôt qu'à une économie fortement dépendante des exportations comme l'Allemagne ou la Corée du Sud.

Le paradoxe résolu

Pour résoudre ce paradoxe, il faut cesser de regarder uniquement les niveaux d'exportation et se concentrer sur la course entre les exportations et la production.

Dans les premiers temps de la mondialisation fulgurante de la Chine, les exportations ont progressé plus rapidement que la production industrielle. Chaque année, une part croissante de la production des usines chinoises était exportée, si bien que les indicateurs d'ouverture augmentaient. C'est cette image de la Chine que la plupart des observateurs à Washington gardent en tête : une économie tirée par l'exportation, dont les usines sont majoritairement tournées vers les marchés étrangers.

Depuis le milieu des années 2000, la course a changé. La production manufacturière (en particulier celle destinée au marché intérieur) a progressé plus vite que les exportations. Ces dernières ont continué d'augmenter en valeur absolue et la part de la Chine dans les exportations mondiales n'a pas cessé de croître, mais les ventes domestiques et les chaînes d'approvisionnement internes ont connu une croissance encore plus rapide. Lorsque la production augmente plus vite que les exportations, la part exportée diminue mécaniquement. C'est là toute la signification de ce "repli" : non pas un retrait du monde, mais le signe que le marché intérieur chinois est devenu si vaste et dynamique qu'il absorbe une part croissante de la production de ses usines.

Résumé et remarques finales

Le paradoxe de la mondialisation en Chine est simple à énoncer. D'un côté, elle est devenue la seule superpuissance manufacturière mondiale et le premier exportateur de produits manufacturés. D’un autre côté, les indicateurs d'ouverture standards montrent qu'elle exporte une part plus faible de sa production qu'au milieu des années 2000 et qu'elle dépend moins des exportations que ses pairs.

La résolution est encore plus simple à énoncer. Si les exportations chinoises de produits manufacturés se sont propagées comme un feu de forêt, sa production manufacturière, elle, s’est propagée à la vitesse d’une tempête de feu. La Chine, en effet, est son meilleur client pour sa production manufacturière.

Les exportations chinoises progressent rapidement – et c'est ce que notent la plupart des observateurs du monde. Ils voient des performances d'exportation exceptionnelles. En matière d’exportations, la Chine remporte la médaille d’or. Mais ce que les gens remarquent moins, c'est que les performances de la Chine en matière de production depuis le milieu des années 2000 sont encore plus impressionnantes. S'il existait une médaille supérieure à l'or, la production chinoise l'aurait remportée chaque année depuis des décennies.

Cela ne peut signifier qu'une chose : une part croissante de la production chinoise est désormais vendue sur le marché domestique plutôt qu'à l'étranger.

Remarques finales

Ces réalités simples ont d’importantes implications.

Ces faits devraient vous amener à reconsidérer votre vision de l'expérience de la mondialisation de la Chine et de son exposition au système commercial mondial en général, et aux importations américaines en particulier.

La Chine demeure profondément intégrée au commerce mondial, mais elle constitue aussi un vaste marché domestique capable d'absorber une grande partie de ce que produisent ses usines. En ce sens, nous devons considérer la Chine davantage comme les États-Unis : une énorme économie continentale qui commerce massivement avec le reste du monde, mais qui est avant tout son meilleur client. La Chine du début des années 2000, désespérément dépendante des exportations, n'existe plus.

Bien sûr, bloquer les exportations chinoises torpillerait l'économie chinoise, mais cela torpillerait aussi l'économie mondiale, y compris celle des États-Unis. Les chaînes d'approvisionnement sont, après tout, des menottes dorées.

Cela a d’importantes implications pour la politique tarifaire. Les droits de douane sur les produits chinois nuisent certes à certaines entreprises, certains secteurs et certaines chaînes d'approvisionnement, mais ils n’affectent pas une économie fragile et dépendante des exportations comme beaucoup à Washington semblent l'imaginer. Une Chine qui vend une part importante et croissante de sa production sur son marché intérieur est moins vulnérable aux mesures aux frontières et est plus à même de réorienter sa production vers son propre marché ou vers des partenaires non américains.

Les guerriers du commerce qui continuent de combattre l'ancienne Chine tirée par les exportations risquent de mal évaluer l'influence économique qu'ils ont aujourd’hui sur la Chine d'aujourd'hui. »

Richard Baldwin, « China’s globalisation paradox. How can China dominate abroad while becoming less export-dependent? », 27 novembre 2025. Traduit par Martin Anota

 

Références

Baldwin, R. (2024,), « China is the world’s sole manufacturing superpower: A line sketch of the rise », VoxEU, 17 janvier.

Garcia-Herrero, A. et al. (2025), « The Chinese economy: stimulus without rebalancing », Bruegel.

OECD (2023), Guide to OECD Trade in value added (TiVA) indicators, 2023 edition. https://www.oecd.org/en/topics/sub-issues/trade-in-value-added.html

Ritchie, H. (2025), « Trade plays a much smaller role in China’s economy than it did a few decades ago », Our World in Data, Data Insights.

UNIDO (2024), World Manufacturing Production, Quarterly Industrial Production (QIIP) report, 2024 Q3.

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