jeudi 4 septembre 2025

Jouer avec la crédibilité de la Réserve fédérale

« Après la fermeture des marchés mercredi, les sites d'information financière parlaient d’une "débâcle obligataire mondiale" […]: les taux d'intérêt de long terme étaient en hausse, mais pas tant que cela. Bref, ce n’était pas encore l'apocalypse. Et au moment où j'écris ces lignes, les taux d’intérêt ont de nouveau reculé suite à la publication d'un rapport sur l'emploi qui suggère un affaiblissement du marché du travail.

Pourtant, les fluctuations du marché depuis que Donald Trump a annoncé qu'il limogeait (probablement illégalement) Lisa Cook du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale offrent un aperçu de ce à quoi il faut s'attendre si les tribunaux permettent à Trump de détruire l'indépendance de la Fed. Spoiler : pas de bonnes choses.

Trump a lancé sa campagne pour remplacer Cook le vendredi 25 août, après la clôture des marchés. Le graphique ci-dessous illustre la probabilité de succès de Trump, telle qu’elle est estimée par les marchés financiers. Après une forte hausse le 25 août, cette probabilité est retombée à environ 30 %, reflétant la croyance que Trump échouera probablement. Il est toutefois important de noter qu'une probabilité de 30 % n'est pas négligeable.

Si Trump parvient à limoger Cook, ce sera un pas sur la route vers une politique monétaire entièrement trumpifiée.

Que se passerait-il si Trump obtenait le contrôle de la Fed ?

Il serait en mesure de faire fortement baisser le taux des fonds fédéraux, le taux d'intérêt de court terme sur les prêts au jour le jour que les banques s'accordent entre elles. Et je dis bien "fortement" : il parle de 300 points de base. Nous avons déjà connu par le passé des baisses de taux aussi importantes, mais seulement lors de sévères récessions. Trump, cependant, insiste sur le fait que l'économie américaine est en plein boom, et qu'une baisse aussi importante en l'absence de récession (et avec une inflation à la fois supérieure à la cible et susceptible d’augmenter en raison des droits de douane, des expulsions et de la flambée des prix de l'électricité) serait sans précédent.

L’économie standard suggère qu’une importante baisse des taux des fonds fédéraux, en l'absence de grave récession, serait inflationniste. Elle porterait également atteinte à la crédibilité de la Fed, c'est-à-dire à la confiance des investisseurs financiers dans sa capacité à faire le nécessaire pour lutter contre l'inflation dans le futur. Cependant, à terme, l'inflation forcerait même une Fed trumpifiée à relever ses taux.

À quoi devrait-on nous attendre de voir sur les marchés obligataires si les investisseurs financiers tablaient sur une forte probabilité de trumpification de la Réserve fédérale ? Vous devriez voir les taux d'intérêt de court terme (qui reflètent principalement les anticipations en ce qui concerne la politique de la Fed au cours des un à deux prochains mois) baisser. Mais les taux d’intérêt de très long terme (qui reflètent principalement les anticipations en ce qui concerne l'inflation à plus long terme) devraient augmenter. Qu'avons-nous donc observé entre le 25 août et le 2 septembre ? Les taux d’intérêt à deux ans ont baissé de 7 points de base, tandis que les rendements à 30 ans ont augmenté du même montant.

Certes, ce ne furent pas d’amples mouvements, reflétant la croyance des marchés financiers que Trump serait incapable de limoger Cook. Pourtant, il s'agissait d'une brève apparition de Vil Coyote. La divergence entre les taux d’intérêt de court terme et ceux de long terme rappelait que la tentative de Trump de saper l'indépendance de la Réserve fédérale est une vraie menace portée à la crédibilité de la Fed. Et c'est important.

Lors de la récente conférence de la Réserve fédérale à Jackson Hole (sa nouba annuelle à Grand Teton), Emi Nakamura, Venance Riblier et Jón Steinsson ont présenté un article sur les effets de la crédibilité de la banque centrale, comme l'indique la capacité de la Fed et de ses consœurs à "regarder à travers" (look through) l'inflation post-Covid, permettant à la poussée d'inflation temporaire provoquée par les perturbations des chaînes d'approvisionnement de se résorber sans nécessiter d'imposer un chômage élevé.

Plus précisément, ils ont examiné la capacité des banques centrales à s'écarter temporairement de la règle de Taylor, une base pour la politique de taux d'intérêt initialement suggérée par l'économiste John Taylor dans un article de 1993. Taylor estimait que lorsqu'elle répond à l’arbitrage entre l'inflation et le chômage, la Fed ne devrait pas improviser ; elle devrait s'engager à l'avance sur une règle spécifique liant les taux d'intérêt au taux d'inflation et au taux de chômage ou à une autre mesure du mou économique.

La Fed n'a jamais explicitement adopté de règle de Taylor ; je dis bien "une" règle car il y a plusieurs variantes de la suggestion originelle de Taylor, similaires dans leur principe, mais différentes dans leurs détails. La Fed d'Atlanta dispose d'un "outil de règle de Taylor" (Taylor Rule Utility) qui incorpore plusieurs versions populaires : choisissez votre règle et elle vous indiquera quel sera le taux des fonds fédéraux.

Néanmoins, les différentes règles tendent à donner des orientations similaires. Et la règle de Taylor s'est révélée très influente en tant que référence ou norme : la Fed ne souhaite pas trop dévier de la règle sans une bonne raison de le faire.

En 2021-2022, la Fed pensait en fait avoir une bonne raison de ne pas suivre la règle de Taylor. L'inflation était très élevée et une règle de Taylor aurait suggéré d’adopter des taux d'intérêt très élevés pour y faire face. Mais la Fed a estimé que la poussée d'inflation était temporaire, due aux perturbations post-Covid des chaînes d'approvisionnement, et elle a donc retardé le relèvement de ses taux d’intérêt. Voici ce que disait une règle de Taylor (appelée FOMCTaylor99UR, si vous voulez tout savoir) et ce que la Fed a en fait choisi :

La Fed a été sévèrement critiquée par plusieurs économistes pour avoir attendu avant de relever le taux des fonds fédéraux et il y a de nombreux avertissements alarmants selon lesquels la Fed devrait faire connaître l’économie des années de chômage élevé pour ramener l’inflation sous contrôle.

Attention, autopromotion : je n'ai pas rejoint ce chœur. Au contraire, j'ai affirmé que la réduction de l'inflation ne nécessiterait pas de récession prolongée.

Et elle n’en a effectivement pas nécessité. Le troisième graphique, tiré de mon premier billet sur la stagflation, montre que la désinflation de 2022-2024 n'a rien à voir avec la douloureuse désinflation qui a suivi les années 1970, dans la mesure où elle n’a entraîné quasiment aucun coût en termes de chômage plus élevé.

Ce que Nakamura et ses coauteurs ont montré, c’est que la Fed a été capable de maîtriser l’inflation sans faire basculer l’économie dans la récession (en d’autres termes, de "regarder à travers" l’inflation de la chaîne d’approvisionnement) grâce à la crédibilité qu’elle avait acquise au fil de plusieurs décennies d’indépendance monétaire.

Et Trump essaie de détruire tout cela.

Autre chose. Regardez de nouveau le deuxième graphique. Là encore, ce graphique compare le taux réel des fonds fédéraux au taux recommandé par une règle qui s'est révélée utile par le passé. Or, actuellement, les taux réel et recommandé sont à peu près similaires. Alors pourquoi Trump exige-t-il une forte baisse des taux d'intérêt ?

Personne ne le sait vraiment. Il pense peut-être que des taux d'intérêt plus bas le rendront plus populaire. Il peut considérer ces faibles taux d’intérêt comme une récompense pour de bonnes performances – et, dans son esprit, l'économie se porte bien, il pourrait vouloir réduire le déficit budgétaire en diminuant les coûts d'emprunt fédéraux.

Quoi qu'il pense, s'il parvient à saccager l'indépendance de la Fed, il n'en aimera pas les conséquences. Il pourrait réussir à faire baisser les taux d’intérêt de court terme pendant un certain temps. Mais les taux d'intérêt qui importent vraiment pour la vie des gens sont les taux de long terme, comme les taux sur les emprunts hypothécaires. Et trumpifier la Fed, en détruisant sa crédibilité, enverra les taux d’intérêt de long terme à un niveau plus élevé, peut-être bien plus élevé.

MAGA ! »

Paul Krugman, « Cooking the Federal Reserve’s credibility », 4 septembre 2025. Traduit par Martin Anota

 

Aller plus loin…

« La Fed peut-elle réduire l’inflation sans provoquer de récession ? »

« Une désinflation sans récession ? »

« Pourquoi la Fed ne parvient-elle pas toujours à réduire l’inflation ? »

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