mardi 9 septembre 2025

Le Capital au XXIe siècle, dix ans après

« Dans cet article, je propose quelques remarques et réflexions personnelles à l'occasion du dixième anniversaire de la publication du Capital au XXIe siècle (2014) et du cinquième anniversaire de la publication de Capital et Idéologie (2020). Je reviens aussi sur l'évolution de mes travaux jusqu'à Une brève histoire de l'égalité (2022) et Une histoire du conflit politique [2025], avec Julia Cagé. Je dresse également des perspectives sur la transformation en cours des dynamiques des inégalités mondiales.

Le Capital au XXIe siècle est paru en anglais (2014) il y a un peu plus de dix ans. J'ai publié un autre livre volumineux en 2020 sur l'histoire mondiale des régimes d'inégalités (Capital et Idéologie), puis un ouvrage beaucoup plus court en 2022 (Une brève histoire de l'égalité), que je considère aujourd'hui comme l'expression la plus claire de mes réflexions sur les inégalités. Pris ensemble, ces trois livres reflètent l'évolution de ma recherche et de mes réflexions dans le contexte d'une expérience personnelle inhabituelle dans le débat public et mes interactions avec des milliers de lecteurs et de citoyens à travers le monde au cours des dix dernières années. […]

Vers une nouvelle synthèse entre histoire socio-économique et économie politique institutionnaliste historique

[…] Je reconnais que mes travaux sont avant tout menés par les données et sont d’un esprit institutionnaliste. Dès le début de ma trajectoire intellectuelle, j'ai été fortement influencé par l'école des Annales française en histoire socio-économique (de Labrousse à Braudel) et par la tradition anglo-saxonne en comptabilité nationale historique et en mesure des inégalités (de Kuznets à Atkinson). En effet, mes travaux se situent à la jonction entre l’histoire socio-économique et l’économie politique historico-institutionnaliste. Je pars des sources de données historiques disponibles. Je cherche ensuite à développer des méthodes et des concepts qui me permettent d'établir des comparaisons pertinentes entre les pays et entre les périodes. À partir de là, j’essaye de tirer des conclusions à propos de l'ensemble des institutions qui peuvent expliquer ces différences, mais aussi à propos de l'ensemble d'institutions alternatif qui aurait pu conduire à des survenues différentes (et/ou pourraient le faire à l'avenir). Dans le chapitre introductif de ma Une brève histoire de l'égalité, je tente de clarifier ces influences et d’expliciter davantage la manière par laquelle mon travail rentre dans l'histoire des sciences sociales et appartient à un processus de recherche large, collectif et cumulatif.

Par définition, une telle stratégie de recherche historico-institutionnaliste pragmatique est vouée à être imparfaite, provisoire et évolutive. Elle sera toujours sujette à des critiques, des discussions et des améliorations continues, à mesure que de nouvelles sources empiriques deviennent disponibles et que de nouvelles tentatives sont faites pour interpréter les différences observées entre les pays et au fil du temps. La Base de données sur les inégalités mondiales (WID.world) rassemble aujourd'hui plus de 200 chercheurs venant de dizaines de pays à travers le monde. Nous publions des séries actualisées et étendues sur les inégalités pour des pays spécifiques presque chaque semaine, ce qui nous permet d'affiner nos interprétations des changements observés et d'en tirer des implications pour l'avenir. Collectivement, nous en savons aujourd'hui beaucoup plus sur l'histoire des inégalités qu'il y a 20 ou 30 ans. Pourtant, nous en savons encore très peu. En tant que chercheurs en sciences sociales, nos travaux peuvent contribuer à alimenter le débat démocratique et à réorienter le conflit politique à propos de l'égalité et des inégalités dans la direction la plus productive. Mais ils n'offriront jamais de solutions ou de doctrines toutes prêtes. Elles ne mettront jamais un terme à la délibération démocratique et au conflit politique, et c'est une très bonne chose.

Du Capital au XXIe siècle (2014) à Une brève histoire de l'égalité (2022)

Il y a plusieurs raisons qui expliquent pourquoi je considère Une brève histoire de l'égalité comme l'expression la plus claire de ma réflexion sur le sujet et pourquoi je crois qu'il s'agit, à bien des égards, d’un meilleur ouvrage que Le Capital au XXIe siècle et Capital et Idéologie.

Tout d'abord, il est beaucoup plus court : un peu plus de 250 pages pour Une brève histoire de l'égalité, contre près de 2 000 pages pour Le Capital au XXIe siècle et le Capital et Idéologie pris ensemble. Par construction, cela signifie qu'Une brève histoire de l'égalité se concentre sur les conclusions les plus importantes de mes précédents travaux. Il m'a fallu beaucoup de temps (et beaucoup de discussions collectives) pour clarifier et affiner les principales conclusions des ouvrages plus volumineux. En définitive, Une brève histoire de l'égalité est non seulement plus courte, mais je crois aussi beaucoup plus claire que mes deux précédents livres. Elle offre une histoire comparative accessible et synthétique des inégalités entre classes sociales dans les sociétés humaines et elle ne nécessite pas l'énorme investissement en temps que les deux ouvrages précédents imposaient aux lecteurs. Il offre un cadre narratif et explicatif plus clair.

En comparaison avec Le Capital au XXIe siècleUne brève histoire de l'égalité adopte aussi une perspective beaucoup plus large sur les inégalités. En particulier, j'examine un plus grand nombre de pays et accorde une plus grande place aux relations Nord-Sud (alors que Le Capital au XXIe siècle se limitait au monde riche). J'aborde davantage de dimensions des inégalités, en particulier les inégalités de pouvoir et de statut (alors que Le Capital au XXIe siècle se concentrait sur les inégalités monétaires). Une brève histoire de l'égalité s'appuie largement sur Capital et Idéologie (en particulier en ce qui concerne la large couverture comparative et historique), mais elle inclut aussi des éléments supplémentaires, ainsi qu'un format beaucoup plus condensé.

Enfin, et c'est peut-être le plus important, Une brève histoire de l'égalité adopte une perspective plus optimiste et prospective que les deux autres livres. En effet, c’est une brève histoire de l'égalité, plutôt qu’une brève histoire de l'inégalité, car le principal message de cet ouvrage est précisément qu'il y a eu un mouvement de long terme vers plus d'égalité sociale, économique et politique au cours de l'histoire. Il ne s'agit pas, bien sûr, d'une histoire pacifique et encore moins linéaire. Révoltes et révolutions, luttes sociales et crises de toute sorte jouent un rôle central dans l'histoire de l'égalité retracée dans ce livre. Cette histoire est aussi ponctuée de multiples phases de régression et d'introversion identitaire, aussi bien que de puissants mécanismes inégalisateurs (tels que r>g et la capture par les élites), qui ne peuvent être vaincus que par des institutions compensatrices tout aussi puissantes, comme je l’avais clairement montré dans mes deux livres précédents.

Néanmoins, depuis au moins la fin du dix-huitième siècle, il y a eu un mouvement historique vers l'égalité. En l’occurrence, les forces égalisatrices ont été plus fortes que les forces inégalisatrices. Le monde des années 2020, aussi injuste qu'il puisse paraître, est plus égalitaire que celui de 1950 ou de 1900, qui étaient eux-mêmes à bien des égards plus égalitaires que ceux de 1850 ou de 1780. Les développements précis varient selon les périodes et selon que l'on étudie les inégalités entre classes sociales définies par le statut juridique, la propriété des moyens de production, le revenu, le niveau d’éducation, l'origine nationale ou ethnoraciale, diverses dimensions analysées dans l'ouvrage.

Mais sur le long terme, qu’importe le critère que nous employons, nous arrivons à la même conclusion. Entre 1780 et 2025, nous observons des développements tendant vers une plus grande égalité de statut, de propriété, de revenu, de genres et de races dans la plupart des régions et sociétés de la planète et dans une certaine mesure lorsque nous comparons ces sociétés à l'échelle mondiale. Si nous adoptons une perspective globale et multidimensionnelle des inégalités, nous pouvons voir que, à plusieurs égards, cette avancée vers l'égalité s'est également poursuivie durant la période allant de 1980 à 2025, qui est plus complexe et contrastée qu'on ne le pense souvent.

Depuis la fin du dix-huitième siècle, il y a eu une tendance réelle de long terme vers l'égalité, mais elle est néanmoins limitée dans son ampleur. Je montre que différentes inégalités ont persisté à des niveaux considérables et injustifiés sur toutes ces dimensions (statut, propriété, pouvoir, revenu, genre, origine, etc.) et, en outre, que les individus sont font souvent face à une combinaison d'inégalités. Affirmer qu’il y a une tendance vers l'égalité, ce n’est pas se vanter d'un succès. C'est plutôt appeler à poursuivre le combat sur des bases solides, historiques. En examinant la manière par laquelle le mouvement vers l'égalité s'est opéré, nous pouvons tirer de précieux enseignements pour notre avenir et mieux comprendre les luttes et les mobilisations qui ont rendu possible ce mouvement, ainsi que les structures institutionnelles et les systèmes juridiques, sociaux, fiscaux, éducatifs et électoraux qui ont permis à l'égalité de devenir une réalité durable. Malheureusement, ce processus d'apprentissage collectif à propos des institutions équitables est souvent affaibli par l'amnésie historique, le nationalisme intellectuel et le cloisonnement des savoirs. Pour poursuivre la progression vers l'égalité, nous devons revenir aux leçons de l'histoire et transcender les frontières nationales et disciplinaires. Une brève histoire de l'égalité (qui relève des domaines de l'histoire et des sciences sociales et qui est à la fois optimiste et progressiste) cherche à aller dans cette direction.

Soyons clair. Ce livre n'aurait jamais pu être écrit sans les nombreuses études internationales qui ont profondément renouvelé la recherche en histoire économique et sociale ces dernières décennies. En particulier, je fonde mon analyse sur les multiples travaux qui nous ont fourni une perspective véritablement mondiale sur l'histoire du capitalisme et de la Révolution industrielle. Je pense par exemple à l'étude de Ken Pomeranz, publiée en 2000, sur la "grande divergence" entre l'Europe et la Chine aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, probablement l'ouvrage le plus important et le plus influent sur l'histoire de l'économie-monde depuis la publication de Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme de Fernand Braudel en 1979 et les travaux d'Immanuel Wallerstein sur "l'analyse des systèmes-mondes".

Plus généralement, les historiens des empires coloniaux et de l'esclavage, ainsi que ceux qui étudient l'histoire mondiale, connectée, ont accompli d'immenses progrès au cours des vingt à trente dernières années et je m'appuie beaucoup sur leurs travaux. Une brève histoire de l'égalité s'inspire également du renouveau de la recherche sur l'histoire des peuples et l'histoire des luttes populaires.

De plus, Une brève histoire de l'égalité n'aurait pu être écrite sans les progrès réalisés dans la compréhension de la répartition historique de la richesse entre les classes sociales. Ce domaine de recherche a lui-même une longue histoire, remontant à Platon, Rousseau, Marx, Labrousse, Kuznets et Atkinson. S'appuyant sur toutes ces études antérieures, un nouveau programme de recherche historique sur le revenu et le patrimoine a été mis en place au début des années 2000, un programme auquel j'ai eu la chance de participer avec le soutien décisif de nombreux collègues.

Se révolter contre les injustices, apprendre des institutions équitables

Quels sont les principaux enseignements qui peuvent être tirés de cette nouvelle histoire économique et sociale ? Le plus évident est sans doute le suivant : les inégalités sont avant tout une construction sociale, historique et politique. Autrement dit, pour le même niveau de développement économique ou technologique, il y a toujours différentes façons d'organiser un système de propriété ou un système frontalier, un système social et politique ou un système fiscal et éducatif. Ces options sont par nature politiques. Elles dépendent de l'état des rapports de force entre les divers groupes sociaux et des visions du monde en jeu et elles mènent à des niveaux et des structures d’inégalités extrêmement variables selon les sociétés et les époques. Toutes les créations de richesse au cours de l'histoire sont issues d'un processus collectif : elles dépendent de la division internationale du travail, de l'utilisation des ressources naturelles mondiales et de l'accumulation de connaissances depuis les origines de l'humanité. Les sociétés humaines inventent constamment des règles et des institutions pour se structurer et se répartir les richesses et le pouvoir, mais toujours sur la base de choix politiques réversibles.

La deuxième leçon est que, depuis la fin du dix-huitième siècle, il y a eu à long terme un mouvement vers l'égalité. Il est la conséquence de conflits et de révoltes contre l'injustice qui ont permis de transformer les relations de pouvoir et de renverser les institutions supportées par les classes dominantes (qui cherchent à structurer les inégalités sociales à leur profit) et de les remplacer par de nouvelles institutions et de nouvelles règles sociales, économiques et politiques, plus équitables et émancipatrices pour la majorité. D'une manière générale, les transformations les plus fondamentales observées dans l'histoire des régimes inégalitaires impliquent des conflits sociaux et des crises politiques de grande ampleur.

Ce sont les révoltes paysannes de 1788-1789 et les événements de la Révolution française qui ont conduit à l'abolition des privilèges de la noblesse. De même, ce ne sont pas les discussions feutrées dans les salons parisiens, mais la révolte des esclaves de Saint-Domingue en 1791 qui ont marqué le début de la fin du système esclavagiste atlantique. Au cours du vingtième siècle, les mobilisations sociales et syndicales ont joué un rôle majeur dans l'établissement de nouveaux rapports de force entre capital et travail et dans la réduction des inégalités. Les deux guerres mondiales peuvent également être analysées comme la conséquence des tensions et contradictions sociales liées aux inégalités intolérables qui prévalaient avant 1914, tant au niveau domestique qu'au niveau international. Aux États-Unis, il a fallu une guerre civile dévastatrice pour mettre un terme au système esclavagiste en 1865. Un siècle plus tard, en 1965, le mouvement des droits civiques a réussi à abolir le système de discrimination raciale légale (sans toutefois mettre un terme à une discrimination illégale mais néanmoins toujours bien réelle). Les exemples sont nombreux : dans les années 1950 et 1960, les guerres d'indépendance ont joué un rôle central dans la fin du colonialisme européen ; il a fallu des décennies d'émeutes et de mobilisations pour éliminer l'apartheid sud-africain en 1994, etc.

En plus des révolutions, des guerres et des révoltes, les crises économiques et financières ont souvent constitué des points tournants où les conflits sociaux se cristallisent et où les rapports de force se redéfinissent. La crise des années 1930 a joué un rôle central dans la délégitimation durable du libéralisme économique et la justification de nouvelles formes d'intervention étatique. Plus récemment, la crise financière de 2008 et la pandémie mondiale de Covid-19 de 2020-2021 ont déjà commencé à bouleverser diverses certitudes qui, un peu avant qu’elles n’éclatent, étaient considérées comme irréfutables, concernant par exemple le niveau acceptable de la dette publique ou le rôle des banques centrales. À une échelle plus locale mais néanmoins significative, la révolte des gilets jaunes en France en 2018 s'est soldée par l'abandon par le gouvernement de son projet d'augmentation de la taxe carbone, qui était particulièrement inégalitaire. Au début des années 2020, les mouvements Black Lives Matter, #MeToo et Fridays for Future ont fait preuve d'une impressionnante capacité à mobiliser les populations autour des inégalités raciales, de genre et climatiques, par-delà les frontières nationales et les générations. En prenant en compte les contradictions sociales et environnementales du système économique actuel, il est probable que ces révoltes, conflits et crises continueront de jouer un rôle central à l'avenir, dans des circonstances qu’il est impossible de prédire avec précision. La fin de l'histoire n'est pas pour demain. Le mouvement vers l'égalité a encore un long chemin à parcourir, surtout dans un monde où les plus pauvres, et particulièrement ceux des pays les plus pauvres, se préparent à subir, avec une violence croissante, les dommages climatiques et environnementaux causés par le mode de vie des plus riches.

Il est également important de souligner un autre enseignement tiré de l'histoire, à savoir que les luttes et les rapports de force ne suffisent pas. Ils constituent une condition nécessaire pour renverser les institutions inégalitaires et les pouvoirs établis, mais malheureusement elles ne garantissent en rien que les nouvelles institutions et les nouveaux pouvoirs qui les remplaceront seront toujours aussi égalitaires et émancipateurs que nous l'aurions espéré.

La raison en est simple. Bien qu’il soit facile de dénoncer la nature inégalitaire ou oppressive des institutions et des gouvernements établis, il est beaucoup plus difficile de s'accorder sur des institutions alternatives qui permettront de réaliser de réels progrès vers l'égalité sociale, économique et politique, tout en respectant les droits individuels, notamment le droit à la différence. La tâche n'est pas du tout impossible, mais elle exige de nous que nous acceptions la délibération, la confrontation de points de vue différents, les compromis et l'expérimentation. Surtout, elle exige de nous que nous acceptions le fait que nous pouvons apprendre des trajectoires et des expériences historiques des autres, et en particulier que le contenu exact des institutions justes n'est pas connu a priori et qu’il mérite d'être débattu.

Concrètement, nous verrons que depuis la fin du dix-huitième siècle, la marche vers l'égalité s'est appuyée sur le développement d'un certain nombre d'arrangements institutionnels spécifiques qui doivent être étudiés comme tels : l'égalité devant la loi ; le suffrage universel et la démocratie parlementaire ; l'éducation gratuite et obligatoire ; l'assurance maladie universelle ; l'impôt progressif sur le revenu, les successions et la propriété ; la cogestion et le droit du travail ; la liberté de la presse ; le droit international ; etc.

Cependant, chacun de ces arrangements, loin d'avoir atteint une forme complète et consensuelle, est lié à un compromis précaire, instable et temporaire, en perpétuelle redéfinition et émergeant de mobilisations et conflits sociaux spécifiques, de bifurcations interrompues et de moments historiques particuliers. Ils souffrent tous de multiples insuffisances et doivent être constamment repensés, complétés et remplacés par d'autres. Telle qu'elle existe actuellement presque partout, l'égalité formelle devant la loi n'exclut pas de profondes discriminations fondées sur l'origine ou le genre ; la démocratie représentative n'est qu'une des formes imparfaites de la participation à la vie politique ; les inégalités d’accès à l’éducation et aux soins de santé restent extrêmement tenaces ; les impôts progressifs et la redistribution des richesses doivent être entièrement repensés aux échelles domestique et internationale ; le partage du pouvoir dans les entreprises est encore à ses balbutiements ; le contrôle de presque tous les médias par quelques oligarques peut difficilement être considéré comme la forme la plus achevée d’une presse libre ; le système juridique international, fondé sur la circulation incontrôlée du capital sans aucun objectif social ou climatique, est habituellement associé à une sorte de néocolonialisme qui profite aux plus riches, et ainsi de suite.

Pour continuer à bouleverser et redéfinir les institutions établies, des crises et des relations de pouvoir sont nécessaires, comme ce fut le cas par le passé, mais nous aurons également besoin de processus d'apprentissage et d'engagement collectif, aussi bien que de mobilisation autour de nouveaux programmes politiques et de propositions pour de nouvelles institutions. Cela requiert de multiples cadres de discussion, d'élaboration et de diffusion du savoir et des expériences : partis politiques et syndicats, écoles et livres, voyages et rencontres, journaux et médias électroniques. Les sciences sociales ont naturellement un rôle à jouer dans tout cela, un rôle important, mais qui ne doit pas être exagéré : les processus d'adaptation sociale sont les plus importants. Surtout, cette adaptation implique aussi des organisations collectives, dont les formes elles-mêmes restent à réinventer.

Les relations de pouvoir et leurs limites

En somme, deux écueils symétriques doivent être évités : l'un consiste à négliger le rôle des luttes et des relations de pouvoir dans l'histoire de l'égalité. L'autre consiste, au contraire, à sacraliser et à négliger l'importance des survenues politiques et institutionnelles, ainsi que le rôle des idées et des idéologies dans leur élaboration. La résistance des élites est aujourd'hui une réalité incontournable, dans un monde où les milliardaires transnationaux sont plus riches que les États, comme à l'époque de la Révolution française. Une telle résistance ne peut être surmontée que par de puissantes mobilisations collectives lors de période de crise et de tension. Néanmoins, l'idée qu'il y ait un consensus spontané en ce qui concerne les institutions équitables et émancipatrices, et que briser la résistance des élites suffirait pour les mettre en place, est une dangereuse illusion. Les questions relatives à l'organisation de l'État-providence, à la refonte de l'impôt progressif sur le revenu et des traités internationaux, aux réparations postcoloniales ou à la lutte contre les discriminations sont à la fois complexes et techniques et ne peuvent être surmontées que par le recours à l'histoire, la diffusion du savoir, la délibération et la confrontation de points de vue différents. La classe sociale, aussi importante soit-elle, ne suffit pas pour forger une théorie de la société juste, une théorie de la propriété, une théorie des frontières, de la fiscalité, de l'éducation, des salaires ou de la démocratie. Pour toute expérience sociale particulière, il y aura toujours une forme d'indétermination idéologique, d'une part parce que la classe est elle-même plurielle et multidimensionnelle (le statut, la propriété, le revenu, le diplôme, le genre, l’origine, etc.), et d'autre part parce que la complexité des questions posées ne nous permet pas de supposer que des antagonismes purement matériels puissent aboutir à une conclusion unique concernant des institutions équitables.

L'expérience du communisme soviétique (1917-1991), un événement majeur qui traverse et dans une certaine mesure définit le vingtième siècle, illustre parfaitement ces deux écueils. D'une part, ce sont précisément les relations de pouvoir et les luttes sociales intenses qui ont permis aux révolutionnaires bolcheviques de remplacer le régime tsariste par le premier "État prolétarien" de l'histoire, un État qui a initialement réalisé des avancées considérables dans les domaines de l'éducation, de la santé publique et de l'industrie, tout en contribuant de manière majeure à la victoire sur le nazisme. Sans la pression de l'Union soviétique et du mouvement communiste international, il n'est pas du tout certain que les classes possédantes occidentales auraient accepté la sécurité sociale et les impôts progressifs sur le revenu, la décolonisation et les droits civiques. D’un autre côté, la sacralisation des relations de pouvoir et la certitude des bolcheviks qu’ils connaissaient la vérité ultime concernant les institutions équitables ont conduit au désastre totalitaire auquel nous avons assisté. Les arrangements institutionnels mis en place (un parti politique unique, une centralisation bureaucratique, une propriété publique hégémonique et le rejet de la propriété coopérative, des élections, des syndicats, etc.) se prétendaient plus émancipateurs que les institutions bourgeoises ou social-démocrates. Ils ont conduit à des niveaux d'oppression et d'emprisonnement qui ont complètement discrédité ce régime et finalement provoqué sa chute, tout en contribuant à l'émergence d'une nouvelle forme d'hypercapitalisme. C'est ainsi qu'après avoir été au vingtième siècle le pays ayant totalement aboli la propriété privée, la Russie est devenue au début du vingt-et-unième siècle la capitale mondiale des oligarques, de l'opacité financière et des paradis fiscaux. Pour toutes ces raisons, nous devons examiner soigneusement la genèse de ces différents arrangements institutionnels, tout comme nous devons étudier les institutions mises en place par le communisme chinois, qui pourraient se révéler plus durables, mais non moins oppressives.

J'ai cherché, dans Une brève histoire de l'égalité, à éviter ces deux écueils : les rapports de force ne doivent être ni ignorés, ni sacralisés. Les luttes jouent un rôle central dans l'histoire de l'égalité, mais nous devons aussi prendre au sérieux la question des institutions équitables et de la délibération égalitaire les concernant. Il n'est pas toujours facile de trouver un équilibre entre ces deux points : si nous surestimons les rapports de force et les luttes, nous pouvons être accusés de céder au manichéisme et de négliger la question des idées et des contenus ; inversement, en focalisant l'attention sur les faiblesses idéologiques et programmatiques de la coalition égalitaire, nous pouvons être soupçonnés de l'affaiblir davantage et de sous-estimer la capacité de résistance des classes dominantes et leur égoïsme à courte vue (qui est pourtant souvent patent). J'ai fait de mon mieux pour échapper à ces deux écueils, mais je ne suis pas sûr d'y être toujours parvenu et j'implore par avance l'indulgence de mes lecteurs. Surtout, j'espère que les données historiques et comparatives présentées dans cet ouvrage contribueront à clarifier la nature d'une société juste et des institutions qui la composent. 

Égalité au vingt-et-unième siècle : Justice climatique et essor du Sud global

Doit-on s'attendre à ce que le mouvement de fond en faveur de l'égalité se poursuive au vingt-et-unième siècle ? Cela dépendra entièrement de la capacité des luttes sociales et de la mobilisation collective à construire un pouvoir de négociation efficace et à fournir des plateformes adéquates de transformation institutionnelle. À long terme, l'inextinguible soif humaine d'égalité et de dignité s'est révélée être une force très puissante, suffisamment puissante pour défaire les tendances nationalistes et identitaires. Je suis tenté de croire que cela peut et va se reproduire, mais bien sûr il y a beaucoup d’incertitude quant aux trajectoires exactes qui seront suivies.

Je voudrais conclure en soulignant deux raisons spécifiques d'être optimiste. Premièrement, l'augmentation des défis environnementaux et la demande croissante de justice socio-économique et climatique (en particulier dans le Sud global) sont susceptibles de pousser de manière décisive vers une plus grande égalité à l'avenir. Ensuite, les perspectives pour reconstruire des coalitions démocratiques redistributives efficaces sont peut-être moins négatives qu'on ne le suggère souvent, en particulier si l'on se souvient des leçons importantes tirées des expériences passées.

Commençons par le premier point. En 2014, lorsque j'ai proposé dans Le Capital au XXIe siècle la création d'un impôt mondial sur la fortune, la plupart des commentateurs politiques et des économistes orthodoxes étaient sceptiques. Mais dix ans plus tard, en 2024, la possible création d'un impôt mondial sur la fortune (sous la forme d'un impôt minimal sur les milliardaires mondiaux) a été officiellement proposée et discutée lors du sommet du G20, à l'initiative du Brésil. Bien que la proposition n'ait finalement pas été adoptée, elle fait désormais partie des conversations générales et il y a de fortes chances qu'elle soit adoptée d'une manière ou d'une autre par une coalition de pays à l'avenir. Ce qui est intéressant à propos de cette expérience, c'est qu'elle illustre que les batailles politiques et intellectuelles ne sont jamais gravées dans le marbre et que l'équilibre des pouvoirs peut changer relativement vite. Il y a un peu plus d'un siècle, au début du vingtième siècle, la plupart des commentateurs politiques et des économistes orthodoxes étaient aussi profondément sceptiques quant à la création de l'impôt progressif sur le revenu et à son importance à l'avenir. Cela n'a pas empêché que cet impôt soit adopté au lendemain de la Première Guerre mondiale et qu’il soit fortement progressif, avec des taux maxima atteignant 80-90 % pendant la majeure partie du vingtième siècle dans les plus grandes économies au monde (à commencer par les États-Unis). Les données disponibles suggèrent que cette innovation a eu globalement un impact très positif (elle a contribué à une forte réduction des inégalités et à des taux de croissance de la productivité exceptionnellement élevés) et qu'elle devrait être réintroduite.

L'autre aspect intéressant à propos des discussions du G20 sur l'impôt sur la fortune qui ont eu lieu en 2024 est qu'elles ont eu lieu à l'initiative du Brésil. Cela illustre le fait que les pays du Sud global sont susceptibles de jouer un rôle crucial dans les discussions mondiales sur la justice économique et environnementale au cours des décennies à venir. Le débat public mondial sur les réparations climatiques et la transformation de l'ordre économique mondial ne fait que commencer. Il prendra la forme de propositions sur la taxation mondiale des milliardaires, mais il impliquera aussi des discussions sur la réforme du système monétaire et financier international, qui a historiquement favorisé les pays riches au détriment des pays en développement et émergents, en particulier à cause des taux de rendement différentiels des actifs et passifs étrangers.

Dans le cas des discussions du G20 de 2024, il est frappant de voir que les pays européens ont adopté une position relativement ambiguë. Ils n'ont pas pleinement soutenu la proposition brésilienne, mais ne s'y sont pas non plus totalement opposés (contrairement au gouvernement américain, qui y était très hostile, notamment parce qu'il voyait dans l'impôt mondial sur la fortune le risque qu’il aille vite dans la direction d’un partage des recettes fiscales mondiales et d’un fonds de financement des réparations climatiques, quelque chose qui pourrait être très coûteux pour les États-Unis). La position européenne typique (par exemple celle du gouvernement français) était que l'impôt mondial sur la fortune était en principe une excellente proposition, à condition qu'elle soit adoptée par un nombre suffisamment important de pays. L'une des principales difficultés résidait dans le fait que la proposition brésilienne n'a pas reçu le soutien escompté au sein du Sud global. Le gouvernement pro-entreprises de l’Inde en particulier n'y était pas très favorable. Toutefois, la situation pourrait bien changer à l'avenir, par exemple avec un gouvernement indien plus à gauche. Avec un soutien fort du Sud, il serait très difficile pour les pays européens de s'opposer longtemps à de telles propositions. Dans un avenir proche, il est probable que le gouvernement américain demeurera assez hostile à de telles propositions. Cependant, le fait est que la part des États-Unis dans le PIB mondial va continuer de diminuer pour atteindre 10 à 15 % au cours des prochaines décennies, tandis que celle des BRICS devrait dépasser les 50 %. À un moment donné, il deviendra très difficile de résister à la pression exercée par le Sud global pour transformer l'ordre économique mondial.

Indépendamment de cette réalité géopolitique, il convient également de souligner que les défis environnementaux deviendront de plus en plus difficiles à relever sans une forte réduction des inégalités, tant au niveau domestique qu'au niveau international. Pour faire face au changement climatique, toutes les classes sociales devront adapter leurs styles de vie : cela ne peut pas être le fait des seuls très riches. Mais si ces derniers, qui portent une part disproportionnée de responsabilité dans les émissions de carbone passées et actuelles, ne procèdent pas à un ajustement beaucoup plus important, il est alors clair que les classes populaires et moyennes, tant au Nord qu'au Sud, n'accepteront jamais de contribuer. […] »

Thomas Piketty, « Capital in the 21st Century, ten years later », World Inequality Lab, working paper, n° 2025/21, août 2025. Traduit par Martin Anota


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