« Edmund Phelps est sans nul doute l'une des plus importantes figures de l'histoire de la macroéconomie des dernières décennies du vingtième siècle, recevant le prix Nobel pour ses travaux en 2006. On peut affirmer qu'il a été la figure la plus influente en relation avec la théorie macroéconomique universitaire. La raison en est son plaidoyer constant […] en faveur de la nécessité de fonder la théorie macroéconomique sur des fondements microéconomiques. My Journeys in Economic Theory fournit un compte rendu très lisible de la façon par laquelle sa théorie a évolué depuis ses premières années, lorsqu’il travaillait sur des problèmes logistiques à la RAND, en passant par ses années à Yale (à la Commission Cowles) et à l'Université de Pennsylvanie, avec d'importantes nominations de professeur invité au MIT, à l'Université de Cambridge et à la London School of Economics, jusqu'à Columbia, où il a passé l'essentiel de sa carrière universitaire.
Pour beaucoup, il sera surtout connu pour son rôle dans la création de la fameuse "courbe de Phillips augmentée des anticipations de Phelps-Friedman", mais pour ceux qui ont étudié la croissance économique, il était déjà célèbre pour son article sur le taux de croissance optimal et la proportion de revenu qu’il faut épargner pour maximiser la consommation par habitant dans le modèle de croissance de Solow, un résultat qui a été obtenu simultanément par Joan Robinson. À Yale, il a continué de travailler sur la croissance et il s'est attaqué au problème de la dette publique. Cependant, ce n'est pas à Yale qu'il a commencé son analyse des anticipations et du chômage, mais à la London School of Economics, au cours de la période de sept mois qui a séparé son départ de Yale et son entrée en fonction à l'Université de Pennsylvanie, où il a commencé à réfléchir au rôle des anticipations dans la fixation des salaires. Sa théorie a souvent été comparée à celle présentée par Milton Friedman dans son discours présidentiel à l'American Economic Association, mais Phelps a clairement distingué leurs objectifs respectifs. Alors que Friedman prônait une règle monétaire pour stabiliser l'inflation, Phelps recherchait une politique optimale qui prenait en compte ses implications à l fois pour l'inflation et pour le chômage ; les larges fluctuations de l'inflation et du chômage lui apparaissaient toutes deux problématiques. Il affirme que même si dans son livre, Inflation Policy and Unemployment Theory [1972], il "n’a pas fourni de manuel pratique pour la conduite de la politique monétaire" et qu’il s’est "davantage rapproché de ce qu’est une politique monétaire optimale que ne le fit Milton Friedman lorsqu’il a préconisé une politique monétaire passive et une dépendance au marché" [p. 66].
Il est courant d’analyser la macroéconomie qui a émergé lorsque les théoriciens de l’économie ont répondu à l'appel de Phelps en faveur des microfondations en termes de débat entre les écoles de pensée des "nouveaux classiques" et celle des "nouveaux keynésiens". Phelps, qui n'a jamais accepté les propositions clés de la macroéconomie des nouveaux classiques, est généralement classé dans cette dernière. Cependant, cet ouvrage montre clairement qu'une telle approche est problématique. Phelps n'était manifestement pas un économiste nouveau classique, car il n'a jamais été attiré par la notion d'anticipations rationnelles. Il attribue cela à sa lecture des écrits de Frank Knight, de John Maynard Keynes et de Friedrich Hayek (trois économistes qui ne sont pas souvent mis dans le même panier), qui soulignaient l'importance de l'incertitude dans la vie économique. Ici, il avait à l'esprit l'incertitude radicale présente dans le livre Risk, Uncertainty and Profit de Knight et dans le Traité des probabilités de Keynes, une incertitude qui ne peut être réduite à des probabilités numériques : les gens ne savent tout simplement pas.
Et pourtant, n'était pas non plus un franc keynésien, malgré son admiration pour certaines idées de Keynes, car il accordait plus d'importance que Keynes à l'offre. Ici, sa collaboration avec Robert Mundell a été cruciale. Ces travaux ont culminé avec l'ouvrage Structural Slumps, dans lequel il a davantage différencié sa pensée de celle de Friedman en affirmant que les modèles de politique de stabilisation devaient incorporer les évolutions du taux de chômage naturel. Ces travaux prenaient en compte non seulement le fonctionnement du marché du travail dans des conditions d'incertitude, mais aussi les conséquences de l'évolution de la dette publique sur les taux d'intérêt. Dans ce livre, il décrit sa déception face à la résistance rencontrée par ces idées (sans toutefois aller jusqu'à une franche opposition) et au fait que les décideurs politiques n'aient pas pris en compte l'importance des forces structurelles influençant la trajectoire du chômage.
Phelps est surtout connu pour son utilisation de la théorie microéconomique comme fondement de la macroéconomie, mais, comme il le souligne, un autre aspect de son travail est tout aussi important, voire plus important, selon lui : ses travaux sur l’altruisme et la justice. En 1972, il organisa avec le philosophe Thomas Nagel une conférence sur l’altruisme, réunissant un groupe interdisciplinaire important et très éminent. Elle montra que l’altruisme pouvait être utile [Phelps, 1975]. Malgré le fait que les recensions du livre qui en résultat furent bien minces (une seule recension par Peter Howitt en 1976), ces idées attirèrent l’attention des économistes de Chicago et furent vivement contestées par George Stigler, Gary Becker et Richard Posner. Cependant, le principal moteur de ces travaux vint de sa rencontre avec Amartya Sen et le philosophe John Rawls, qu’il rencontra pour la première fois lors d’un séjour au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences. Il a analysé les implications des idées de Rawls sur l'équité et la justice en matière de fiscalité, remettant en question l'idée d'un revenu universel de base comme moyen pour améliorer la condition des plus démunis. L'une de ses idées clés était que le travail était, pour la plupart des gens, plus qu'une simple source de revenus, et cette idée a été développée, prolongeant en quelque sorte les travaux de Rawls, dans Rewarding Work [1997] et Mass Flourishing [2003].
La créativité est un thème récurrent dans le livre. Il peut paraître un peu arrogant de se focaliser autant sur sa propre créativité et de célébrer sa réussite, mais l'un de ses thèmes, outre l'importance de l'incertitude, est sa conviction que la créativité peut se trouver partout. Par exemple, il s'oppose à la théorie de l'innovation de Schumpeter en arguant que ce n'est pas un petit groupe d'entrepreneurs qui innove, mais que la créativité et la capacité d'innover sont répandues bien plus largement parmi la population.
Au dos de la couverture, Lawrence Summers décrit Phelps comme « un intellectuel de la Renaissance parmi les économistes ». De toute évidence, l'autobiographie d’une personne, inévitablement écrite du point de vue de son sujet, ne peut être le dernier mot sur ses réalisations, mais ce livre, qui démontre comment Phelps, à l'instar de son ami Amartya Sen, a contribué à combler le fossé entre économistes et philosophes, en tentant d'orienter la théorie économique vers de nouvelles directions, justifie largement cette affirmation. Phelps est bien connu, mais il est probable que la plupart des lecteurs découvriront à son sujet des choses qu'ils ignoraient jusqu’alors. Outre une présentation des idées qu'il considérait comme les plus importantes, le livre offre d’importants éclairages sur certains des réseaux et des connexions qui lui étaient importants. C'est une lecture agréable et riche qui devrait intéresser les historiens de l'économie moderne. »
Roger E. Backhouse, « Edmund Phelps, My Journeys in Economic Theory », in Œconomia, vol. 15-1, mars 2025. Traduit par Martin Anota
Références
HOWITT, Peter (1976), « Review of E.S. Phelps (eds.) Altruism, Morality and Economic Theory », in Canadian Journal of Economics, vol. 9, n° 4.
PHELPS, Edmund S. (1972), Inflation Policy and Unemployment Theory: The Cost-Benefit Approach to Monetary Planning, Norton.
PHELPS, Edmund S. (dir.) (1975), Altruism, Morality and Economic Theory, Russel Sage Foundation.
PHELPS, Edmund S. (1997), Rewarding Work: How to Restore Participation and Self-Support to Free Enterprise, Harvard University Press.
PHELPS, Edmund S. (2013), Mass Flourishing. How Grassroots Innovation Created Jobs, Challenge, and Change, Princeton University Press.
Aller plus loin…
« Comment la recherche macroéconomique a évolué ces quarante dernières années »
« La stagflation et la lutte des méthodologies en macroéconomie »
« Les anticipations d’inflation importent-elles vraiment pour l’inflation ? »
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