« […] Ce que je vais faire dans cette conférence, c’est tout d'abord présenter quelques résultats de la World Inequality Database, un programme de recherche collectif auquel participent plus de 200 chercheurs, qui ont apporté des séries de données sur les inégalités de revenu, de richesse, de genre, environnementales, etc., pour leur pays ou un ensemble de pays. Si vous allez sur Internet, vous trouverez beaucoup plus de données. Je soulignerai ensuite quelques résultats de mon livre Une brève histoire de l'égalité. Je recommande ce livre, d'abord parce qu'il est très court, mais aussi parce qu'il a une dimension optimiste : il s'agit d'une brève histoire de l'égalité plutôt que des inégalités, car, à long terme, on observe une évolution vers une plus grande égalité dans différentes dimensions. Mais nous y reviendrons.
Commençons avec une carte des inégalités tirée de la World Inequality Database. Ce graphique présente un indicateur très simple, en l’occurrence la part du revenu national allant aux 10 % les plus riches. Pour bien comprendre les ordres de grandeur, en cas d'égalité totale, ce groupe gagnerait 10 % du revenu total. En cas d'inégalité totale, ce groupe capterait 100 % du revenu national. En pratique, le chiffre se situe donc toujours entre 10 et 100 % :
La première chose que je tiens à souligner, c'est que cette part varie considérablement à travers le monde. On ne passe pas tout à fait de 10 % à 100 %, mais on passe de 20 à 25 % en Europe du Nord à 70 % en Afrique du Sud, la raison évidente étant l'héritage d'inégalités extrêmes. Il y a donc de grandes variations. C'est peut-être encore plus frappant lorsque l'on regarde l'autre côté de la distribution, soit la part du revenu national des 50 % les plus pauvres :
Ce groupe représente par définition 50 % de la population. Si nous avions une égalité complète, ce groupe percevrait la moitié du revenu total. En cas d'inégalité totale, il percevrait un pourcentage nul. Le chiffre ici est donc toujours compris entre 0 et 50 %. En pratique, il varie d'environ 5-10 % à 30-35 % après impôts. (Il prend en compte les transferts monétaires ; il ne prend pas en compte les transferts en nature. Il varierait davantage si l'on considérait les données après impôts et tous les transferts en nature.)
En Afrique du Sud, ce chiffre s’élève à 5 %, contre 20 à 25 % en Europe du Nord. Il est utile de faire quelques calculs ici : vous représentez 50 % de la population, donc si vous avez 25 % du revenu total, cela signifie que votre revenu est inférieur à la moyenne, mais pas tellement inférieur à la moyenne : votre revenu moyen (parmi ces 50 % les plus pauvres) représente la moitié du revenu moyen du pays. En revanche, si vous ne disposez que de 5 % du revenu total, votre revenu moyen ne représente qu’un dixième du revenu moyen de votre pays. L’écart entre les 50 % les plus pauvres et la moyenne en Afrique du Sud est donc énorme. Et ce n’est pas seulement une question d’argent ; c’est aussi une question de dignité et d’accès aux biens de base.
Alors, quelles conclusions retenir de cette carte du monde ? Tout d’abord, que les inégalités varient considérablement. Ceux qui observent seulement le PIB par tête passent à côté de beaucoup de choses, car, pour un même niveau de PIB par tête, selon que la part des 50 % les plus pauvres représente 5 % ou 25 % du revenu total, le revenu moyen de ces 50 % va varier d'un facteur de un à cinq. Ainsi, pour les plus pauvres, ce sera crucial pour l'accès concret à toute sorte de choses. Vous devez donc vous soucier de la répartition.
Et la seconde chose à retenir est que les pays riches sont globalement plus égalitaires que les pays pauvres. Et il est intéressant de noter que cela n'a pas toujours été le cas. Comme nous allons le voir, ils sont devenus plus égalitaires au fil du temps, en particulier au cours du vingtième siècle, grâce à la construction de l'État-providence, des services publics et de la fiscalité progressive. Et cela a été un succès, car ce mouvement vers plus d'égalité a également permis à ces pays de s'enrichir. Alors adoptions une perspective temporelle…
Les tendances historiques des inégalités depuis 1800
Il s'agit d'un graphique pour la France qui provient d'Une brève histoire de l'égalité et qui est assez représentatif de nombreux pays européens (et en Europe du Nord, c'est encore plus frappant) :
Ce que vous pouvez voir ici dans le cas de la France, c'est que les 50 % les plus pauvres gagnaient 10 % du revenu total au dix-neuvième siècle. Ce n'était donc pas tout à fait comme l'Afrique du Sud aujourd'hui, mais plutôt comme l'Amérique latine, par exemple. Et nous sommes aujourd'hui en 2025, avec la répartition que vous voyez sur le graphique. Les chiffres sont avant impôt sur le revenu et ils ne tiennent pas compte des transferts en nature. Si l'on considère la situation après impôt sur le revenu et transferts en nature, la part des 50 % les plus pauvres serait même légèrement supérieure à celle des 10 % les plus riches, ou presque.
Bien sûr, les 50 % les plus pauvres sont cinq fois plus nombreux que les 10 % les plus riches. Ainsi, même s’ils ont la même part, cela ne signifie pas qu’il y a égalité. Cela signifie que l'échelle des revenus est de 1:5. Mais au dix-neuvième siècle, l'échelle était de 1:20 ou 1:30. Cela correspond donc à une énorme compression à long terme de l'échelle des revenus, un point sur lequel je reviendrai.
Si l'on examine maintenant les inégalités de richesse, on observe également une compression à long terme, mais beaucoup plus limitée. Ce graphique présente exactement les mêmes indicateurs que précédemment, mais pour le patrimoine :
Jusqu'à la Première Guerre mondiale, les 10 % les plus riches possédaient 85 % du patrimoine national. Aujourd'hui, cette part est comprise entre 50 et 60 %. Elle a donc considérablement diminué, mais elle reste incroyablement élevée et le déclin s'est principalement produit au bénéfice de ce que j'appelle la "classe moyenne patrimoniale" dans mes travaux : ce groupe qui représente 40 % de la population et qui se situe entre les 10 % les plus riches et les 50 % les plus pauvres. Il ne s'agit donc pas vraiment de la "moyenne", mais plutôt de la "moyenne supérieure", par construction. Mais ce sont ces personnes dont la part du patrimoine national a augmenté.
Encore une fois, pour donner des ordres de grandeur, si ces 40 % de la population détiennent environ 40 % de la richesse nationale (comme sur le graphique), cela signifie que ces individus ont à peu près la richesse moyenne de leur pays. Aujourd'hui, la richesse moyenne dans un pays comme la France correspond à 5 à 6 années de PIB par tête. C’est peut-être environ 200 000 euros par habitant. Ce sont donc des personnes dont la richesse se situe entre 100 000 ou 200 000 euros et 500 000 euros par habitant. Ce ne sont pas des millionnaires ; et du point de vue des milliardaires, ils paraissent très pauvres, presque comme zéro. Mais en réalité, c'est très différent de zéro lorsque vous avez quelques centaines de milliers d'euros. Généralement, on peut être propriétaire, créer une entreprise et avoir une bien plus grande sécurité économique.
Et c'est bien plus qu'une question d'argent. Vous avez également un plus grand pouvoir de négociation vis-à-vis de votre propre existence : vous n’avez pas à gagner un salaire pour payer votre loyer chaque mois, vous pouvez faire des choix professionnels différents, etc. J'aimerais vivre dans une société où les 50 % les plus pauvres auraient aussi ce genre de richesse, mais ce n'est pas celui que nous voyons.
En résumé, il y a eu quelques progrès en termes de répartition des richesses à long terme, mais les progrès ont été très limités en ce qui concerne les 50 % les plus pauvres.
Comment progressez-vous sur le front du patrimoine ? C'est compliqué, parce que si vous vous contentez d'attendre que la croissance économique et les forces du marché assurent une diffusion des richesses, comme le voudrait la vue traditionnelle, vous devriez avoir de la croissance pendant deux siècles et vous ne verriez guère d'amélioration pour les 50 % les plus pauvres.
Je pense donc que nous avons besoin de quelque chose de plus radical, à savoir la redistribution de l'héritage, que j’ai évoquée dans mon livre Une brève histoire de l'égalité. Voici une simulation d'une proposition où chaque personne de 25 ans recevrait 60 % de la richesse moyenne. Je ne dis pas que cela se produira la semaine prochaine, mais je pense que si nous ne faisons rien de tel, nous continuerons probablement pendant longtemps de connaître une répartition aussi extrême.
La tendance à long terme vers une plus grande égalité des revenus
Maintenant, pour le reste de la discussion, je vais me focaliser non pas tant sur la richesse, mais sur la compression de l'échelle des revenus, parce que je veux me concentrer sur cette dimension plus optimiste où il y a définitivement eu plus de progrès jusqu'à présent.
Voici un indicateur très simple des inégalités : le rapport entre le revenu moyen des 10 % les plus riches et le revenu moyen des 50 % les plus pauvres, et ce après impôts et tous les transferts en nature.
Aujourd’hui, en Europe, le ratio est d’environ 5, ce qui correspond à une situation où les 50 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches détiennent chacun à peu près la même part (environ 25 à 30 %) du revenu total.
Mais vous pouvez voir que jusqu'à la Première Guerre mondiale, ce ratio se situait entre 20 et 40 selon les régions. Il y a donc eu une réduction considérable, particulièrement forte en Europe, mais aussi (dans une moindre mesure) en Amérique du Nord et au Japon. De manière générale, les pays riches ont connu une forte réduction de l'égalité historique, que l’on n’a pas observée en Amérique latine, en Afrique subsaharienne, ni dans d'autres régions du monde pour lesquelles nous disposons de données.
Si l'on observe plus spécifiquement les pays européens, il est frappant de constater qu'au Danemark et en Suède, par exemple, le ratio entre les 10 % les plus riches et les 50 % les plus pauvres peut atteindre 1:2,5. Cette compression des inégalités a été considérable. Bien sûr, nous ne sommes certainement pas les premiers à dire que les pays nordiques sont plus égaux que la moyenne. Mais l'ampleur de la compression, si on l'inscrit dans une perspective de long terme et comparative, est encore plus frappante que ce que j'imaginais auparavant.
Et c'est également vrai si l'on considère le rapport entre la taille du 99e centile et celle du 10e centile : il est passé de 1 à 50 à environ 1 à 5 aujourd'hui. Il a été divisé par 10, si l'on considère les revenus après impôts. Si on avait dit il y a cent ans en Europe "on va diviser l'échelle des revenus par 10 !", les gens auraient été choqués et auraient dit "c’est le communisme, le monde va s'écrouler, le ciel va nous tomber sur la tête, tout va disparaître !". En fait, cela a fonctionné.
Et je voudrais également souligner que le rebond des inégalités que nous connaissons depuis les années 1980, n’est pas si important que cela, relativement à l’énorme compression historique, du moins pour les pays européens.
Évolution à long terme de la productivité
Cette augmentation des inégalités s’accompagne d’une hausse impressionnante de la productivité. Ce graphique est issu de nouvelles séries historiques sur les heures de travail et le PIB. Comme vous pouvez le voir, l'Europe et l'Amérique du Nord affichent aujourd'hui un PIB par heure de travail (plus précisément, le produit intérieur net par heure de travail) quasiment identique. Il se situe autour de 50-60 euros, tandis que la moyenne mondiale est de 15 euros et de 4 euros pour l'Afrique subsaharienne.
Et si vous décomposez les pays d’Europe, voici ce que vous obtenez :
Au sommet se trouvent des pays comme le Danemark et la Suède. Si l'on inclut la Norvège, le chiffre serait encore plus élevé. On pourrait dire que la Norvège possède beaucoup de pétrole et de gaz, mais n'oublions pas que les États-Unis en possèdent également. Si l'on exclut le secteur pétrolier et gazier américain, le chiffre des Etats-Unis serait en réalité significativement inférieur à celui de l'Europe.
C'est important parce qu’aujourd’hui on entend beaucoup d'affirmations absurdes à propos du "fossé" entre les États-Unis et l'Europe, qui oublient complètement de prendre en compte la parité de pouvoir d'achat (PPA). Le graphique ci-dessus utilise le dernier programme de comparaison internationale de 2023, mené par la Banque mondiale, le FMI et Eurostat, pour comparer le niveau des prix entre les pays. Si l'on prend le taux de change du marché, les prix aux États-Unis sont actuellement 40 % plus élevés que dans la zone euro. Ainsi, si l’on ne tient pas en compte de la correction de la PPA, c'est comme si vous compariez l'évolution des salaires sans tenir compte de l'inflation. Cela ne fait aucun sens et les gens s’inquiètent beaucoup de l'inflation aux États-Unis, donc il vaut mieux en ternir compte.
L'autre chose que l’on oublie souvent lorsque l’on compare les États-Unis avec l'Europe, c'est de diviser par le nombre d'heures travaillées, qui est très important, car travailler soixante heures par semaine permet évidemment d'obtenir plus facilement des revenus plus élevés. Mais si l'on fait les bons calculs, ces pays d'Europe, et notamment d'Europe nordique (mais aussi, dans une large mesure, l'Allemagne, la France ou la Grande-Bretagne), affichent en réalité une productivité supérieure ou égale à celle des États-Unis.
Il s’agit donc clairement d’un signe que cette énorme réduction des inégalités qui a eu lieu à long terme n’a pas nui à la croissance, en particulier si elle s’est accompagnée d’investissements massifs dans l’éducation, la santé, les services publics et toutes sortes d’institutions qui favorisent le développement.
Dans la deuxième partie, je partirai de cette base historique et réfléchirai à la façon de se projeter dans l’avenir. »
Thomas Piketty, « Global inequality in historical and comparative perspective: Part 1 », conférence à la LSE, 19 septembre 2025. Traduit par Martin Anota
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