« Dans ses relations avec les autres pays, l'administration Trump suit un agenda visant clairement à saper les valeurs libérales, à fomenter la discorde et à retirer un soutien financier essentiel. L'une de ses premières mesures a été de réduire drastiquement le financement de l'Agence américaine pour le développement international (USAID), puis de fermer complètement l’agence. Des estimations indépendantes suggèrent que ces coupes budgétaires ont déjà causé des centaines de milliers de morts, dont beaucoup d'enfants, et qu'elles entraîneront des millions d'autres morts dans les années à venir. L’administration Trump tente de fermer Voice of America, une agence de presse financée par le gouvernement fédéral et fondée pour combattre les nazis et promouvoir les valeurs démocratiques à travers le monde. L'administration a soutenu ouvertement des partis d'extrême droite comme l'AfD en Allemagne. Elle a retiré les États-Unis de l'Accord de Paris sur l'environnement et de l'Organisation mondiale de la santé. Elle a fortement réduit l'aide à l'Ukraine, une démocratie qui lutte pour survivre à la conquête menée par la Russie de Vladimir Poutine.
Il a donc pu sembler étrange que Scott Bessent, le secrétaire au Trésor, annonce soudainement lundi que les États-Unis sont prêts à offrir un soutien financier illimité à l’Argentine […]. Mais même si dans ce cas précis l’Amérique propose de l’aide plutôt qu’elle ne la retire, notre nouvelle politique à l’égard de l’Argentine s’inscrit dans le même agenda trumpien.
Il est vrai que le plan d'aide à l'Argentine ressemble beaucoup au sauvetage du Mexique par Bill Clinton lors de la crise financière que celui-ci a connue en 1994-1995. Mais nous avions un intérêt impérieux à aider le Mexique, qui est notre voisin et l'un de nos principaux partenaires commerciaux. Nous venions de signer un accord de libre-échange avec le Mexique et nous tentions également de soutenir la transition du Mexique d'un régime à parti unique vers une véritable démocratie.
L'Argentine, par contraste, n'a pas d'importance systémique pour les États-Unis. Elle est un acteur minuscule en termes d'intérêts américains. Les États-Unis ne représentent qu'environ un huitième des importations de l’Argentine, soit moins que ses importations en provenance de l'Union européenne et bien moins que ses importations en provenance de Chine.
C'est définitivement bien moins important, à la fois stratégiquement et économiquement, que le Brésil, dont l'économie est trois fois plus grosse que celle de l'Argentine. Pourtant, Trump a complètement aliéné le Brésil, imposant des droits de douane de 50 % à ce pays pour avoir osé faire condamner un ancien président qui avait tenté de garder le pouvoir malgré sa défaite électorale. Toujours prêt à céder à ses rancunes personnelles, Trump a imposé des sanctions au juge qui a supervisé le procès de Jair Bolsonaro – et à son épouse ! Il est évident que le fait que les droits de douane contre le Brésil et les sanctions personnelles soient sûrement illégaux lui importe peu. Le comportement de Trump a eu un effet dévastateur sur les intérêts américains, poussant le Brésil dans les bras de la Chine.
Mais n'oubliez pas que, dans le monde de Trump, les intérêts de l'Amérique ne comptent pas. Seuls ses intérêts comptent. Et Javier Milei, le président de l’Argentine, a été l’enfant-vedette de l’économie de droite. Le succès initial (ou l’apparent succès) de ses politiques a été largement salué comme une grande victoire. En février, Milei et Elon Musk ont partagé la scène, maniant une tronçonneuse, lors de la Conférence d'action politique conservatrice (CPAC). Et Milei a habilement joué le rôle de l'acolyte de Trump, vantant les droits de douane et les expulsions imposés par Trump à l'ONU, tout en s'attaquant à "l'infiltration de la gauche" dans les institutions américaines.
Mais les célébrations de la victoire étaient prématurées : la Mileinomics est désormais en grande difficulté. Bessent propose donc une aide massive, non pas pour défendre les intérêts américains, mais pour tenter de sauver la réputation de l'idéologie et du culte de la loyauté qu’aime tant Trump.
Lorsque Milei est arrivé au pouvoir en décembre 2023, il a imposé un régime de thérapie de choc économique, en particulier de sévères coupes budgétaires. Il a également instauré une politique de peso fort, soutenant le taux de change (le taux auquel le peso s'échange contre d'autres devises comme le dollar et l'euro), en espérant que la hausse du taux de change permettrait de faire baisser l'inflation.
Pendant un temps, ces politiques ont semblé être un succès triomphal. Le PIB réel a augmenté de près de 6 % au premier trimestre 2025 par rapport à l'année précédente, tandis que l'inflation a fortement diminué. Comme je l'ai dit, Milei est rapidement devenu l’enfant-vedette pour l'économie de droite.
Mais ces derniers mois, les choses se sont dégradées. Le chômage a augmenté pour atteindre son plus haut niveau en quatre ans, tandis que les investisseurs financiers perdaient confiance en l'Argentine, si bien que les capitaux ont fui le pays. L'Argentine a tenté de défendre le peso, mais elle épuise rapidement ses réserves de change et pourrait bientôt s’en retrouver à court.
Qu'est-ce qui a mal tourné ? Les coupes budgétaires de Milei infligent beaucoup de souffrances aux Argentins et il n'a jamais réussi à susciter un soutien politique solide à ses politiques, tout en jouant avec la droite internationale. Sans surprise, il a subi une lourde défaite aux élections législatives à Buenos Aires et il a essuyé une série de défaites au Parlement national. Les craintes d'un échec politique de son projet ont déclenché la course actuelle sur le peso.
Mais ses problèmes ne sont pas seulement politiques.
J'ai fait beaucoup de travaux au fil des ans sur les crises de change, des épisodes "au cours desquels les investisseurs fuient une monnaie parce qu'ils s'attendent à ce qu'elle soit dévaluée, et une grande partie (mais généralement pas la totalité) des pressions sur la monnaie viennent précisément de ce manque de confiance des investisseurs".
Et ma réaction immédiate lorsque j’ai entendu parler pour la première fois du plan d’inflation de Milei a été de me dire : "cela ressemble beaucoup à une tablita argentine 2.0.".
Quoi ? À la fin des années 1970, l'Argentine et le Chili ont tenté de contrôler l'inflation avec ce que les économistes appellent une "tablita" : un plan de stabilisation basé sur le taux de change qui ralentit le rythme auquel une monnaie se déprécie dans l'espoir que cela réduira l'inflation domestique. Dans les deux cas, ce ralentissement de la dépréciation a temporairement réduit l'inflation et les taux d'intérêt, parce que les investisseurs financiers sont devenus plus enclins à détenir des actifs libellés en pesos, ce qui a provoqué un boom économique.
Mais ces booms furent de courte durée, car même si l'inflation a effectivement ralenti, elle n’a pas assez ralenti pour éviter de sérieux problèmes. Les prix dans ces pays augmentant plus vite que leurs monnaies ne se dépréciaient vis-à-vis de leurs partenaires commerciaux, les deux pays virent leurs "taux de change réels" (les taux de change ajustés aux différences dans les niveaux des prix observées entre les pays) augmenter. Cela a rendu les produits de leurs industries domestiques beaucoup moins compétitifs sur les marchés mondiaux.
A cause de cette surévaluation croissante, les deux tablitas des années 1970 ont mal fini. Le Chili a connu une crise économique extrêmement sévère en 1982, qui a entraîné une baisse de 14 % du PIB réel. La junte au pouvoir en Argentine à l'époque a tenté de détourner l'attention de ses échecs économiques en envahissant les îles Malouines, ce qui ne s’est pas fini bien.
Effectivement, l'Argentine sous Milei a suivi le même scénario tragique. Comme le montre le graphique ci-dessous, Milei a commencé avec une forte dévaluation du peso (la ligne bleue), suivie d'un ralentissement de la dépréciation afin de freiner l'inflation. Mais l'inflation est restée suffisamment élevée pour que le taux de change réel de l'Argentine (la ligne verte en pointillés) remonte rapidement après une chute initiale, rendant l'Argentine de moins en moins compétitive.
Et ainsi l’inévitable crise est arrivée. L'Argentine est en train de connaître une crise de change classique, avec des capitaux fuyant le pays parce que les investisseurs financiers craignent un effondrement du peso et cette fuite des capitaux poussant le peso encore plus près de l'effondrement.
L'augmentation actuelle des aides de la part de l'administration Trump a temporairement réduit les pressions sur le peso et donnera plus de temps à Milei. Mais du temps pour faire quoi ? À ma connaissance, la théorie politique sous-jacente à la stratégie économique de Milei était qu'il pourrait réaliser un miracle économique avant que le contrecoup de ses politiques n'ait le temps de se consolider. Je ne prétends pas avoir une intuition précise de la politique argentine, mais pour un observateur extérieur, il semble que ce plan ait déjà échoué.
Pour être honnête, je n'ai pas de bonne stratégie à proposer en alternative. La politique économique argentine a été entravée par des conflits politiques internes pendant toute ma vie d'adulte (la thèse de ma femme Robin Wells portait sur la crise de la dette de l’Argentine des années 1980 !), et je ne vois absolument pas comment elle pourrait échapper à ce piège.
Ce que je peux dire, c'est que je ne vois aucune raison légitime pour que le gouvernement américain risque des milliards de dollars des contribuables américains dans une tentative de sauvetage de Milei presque certainement vouée à l'échec. Au-delà des considérations économiques, il est scandaleux que nous agissions ainsi tout en condamnant des enfants africains à mourir pour économiser une somme similaire. Mais dans la vision du monde mesquine de Trump, l'humanité et la raison […] ne comptent pas. »
Paul Krugman, « Why is Trump bailing out Argentina? », Krugman Wonks Out (blog), 25 septembre 2025. Traduit par Martin Anota
Aller plus loin…
« Quels sont les effets d'une dépréciation du taux de change sur l'activité économique ? »
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