mercredi 17 septembre 2025

Pourquoi il est insensé de tirer sur le messager statistique

« Erika McEntarfer peut se consoler à l’idée que les choses auraient pu être pires. Quand l'agence qu'elle dirigeait, le Bureau of Labor Statistics (BLS), a publié des chiffres de l'emploi décevants, Donald Trump a donné pour instruction de la virer. Lorsque le statisticien Olimpiy Kvitkin publia des chiffres décevants lors du recensement de l'Union soviétique de 1937, Joseph Staline donna pour instruction de l’exécuter.

Alors, oui, cela aurait pu être pire. Mais le parallèle n'est pas entièrement encourageant. Il n’y a aucun doute que les successeurs de Kvitkin ont saisi le message, et même si le licenciement de McEntarfer ne modifiera pas les estimations du mois dernier, il affectera certainement les réflexions de tous ceux qui travailleront sur les chiffres la prochaine fois.

Le président Trump accuse McEntarfer d'avoir manipulé les données pour le présenter comme mauvais. Il n’y a pas de preuve qu'elle l'ait fait et, compte tenu de la probabilité qu'un complot soit révélé par un comptable indigné, il y a de bonnes raisons de penser qu’elle ne l’a pas fait.

La décision de Trump (honteuse, même selon ses critères) est une mauvaise nouvelle pour au moins quatre raisons. Premièrement, comme beaucoup de ce que Trump fait, elle sert de diversion.

Deuxièmement, le comportement de Trump signale à ses partisans que les statistiques américaines ne sont pas le résultat d’un processus impartial et professionnel, qu’elles sont inventées pour des raisons politiques et que seul un imbécile les prendrait au sérieux.

Trump s’attaque depuis longtemps aux statisticiens. En 2018, il tweetait que "la criminalité en Allemagne est en forte hausse" en raison de la "grave erreur" de l'Allemagne d’accueillir autant d'immigrants. En réalité, la criminalité en Allemagne était à son plus bas niveau depuis un quart de siècle, mais Trump a affirmé que "les autorités ne veulent pas signaler ces crimes". Il n'est pas étonnant que les partisans de Trump aient peu confiance dans les statistiques publiques.

Mais alors que les partisans de Trump applaudissent le sort de McEntarfer en le considérant comme une punition appropriée pour avoir falsifié les chiffres, ses adversaires y verront une porte ouverte à de futures falsifications. C'est la troisième mauvaise nouvelle : il y en avait beaucoup qui faisaient confiance aux chiffres du BLS, mais qui ne le font plus.

Le quatrième problème est que certaines de ces personnes investissent dans des actifs financiers tels que les titres indexés sur l'inflation (TIPS), qui sont directement liés aux estimations d'inflation du BLS, ainsi que dans d'autres actifs qui dépendent de la crédibilité des statistiques officielles américaines. McEntarfer n'est peut-être pas un nom connu du grand public, mais l'indice des prix à la consommation l'est. C'est l'un des chiffres les plus importants calculés par le gouvernement américain, et les investisseurs en obligations indexées sur l’indice des prix à la consommation ne manqueront pas de noter qu'il est désormais entaché par l'ingérence de Trump dans le BLS.

Personne ne prétendrait que les agences statistiques aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni sont parfaites. Elles connaissent des difficultés dans les deux pays. Le financement du BLS diminue en termes réels depuis plus de dix ans, et cette réduction va s’intensifier ; le bureau s'est dispersé et des erreurs embarrassantes sont apparues. Au Royaume-Uni, l'Office for National Statistics (ONS) a connu les mêmes difficultés. Son enquête sur la population active a été largement critiquée pour son manque de fiabilité, et le président du conseil d'administration de l'ONS, Sir Robert Chote, et le directeur de l'ONS lui-même, Sir Ian Diamond, ont récemment démissionné.

Devrions-nous donc nous soucier de l'ingérence politique dans les statistiques officielles, si les institutions sont tout à fait capables de s'effondrer sans elle ? Certains diraient que nous n'avons absolument pas besoin de statistiques économiques. Sir John Cowperthwaite, le secrétaire aux Finances de Hong Kong pendant toute la période florissante des années 1960, partisan du laisser-faire, refusa de collecter les données les plus élémentaires sur l'économie hongkongaise, en affirmant à l'économiste Milton Friedman, tout aussi partisan du laisser-faire, que de telles données ne feraient qu'encourager les bureaucrates londoniens à interférer.

La position de Cowperthwaite est curieuse, mais peu pratique. Il y a peu de libertariens dans l'élaboration des politiques aujourd'hui : la plupart des politiciens, et même la plupart des électeurs, attendent du gouvernement qu'il intervienne rapidement et souvent. Si les bonnes données sont rares, cela a rarement été un obstacle. 

La philosophie de Cowperthwaite recèle toutefois une certaine sagesse : il est imprudent d’attendre des statistiques officielles qu’elles soutiennent un fardeau qu’elles ne peuvent supporter. Il nous suffit de regarder la situation au Royaume-Uni. La chancelière de l’Échiquier s’est elle-même placée dans une position où chaque révision des perspectives économiques exige une réaction viscérale pour respecter ses propres règles budgétaires. Si l’Office for Budget Responsibility, organisme indépendant de prévision du gouvernement, était omniscient, cela aurait peut-être plus de sens. Mais personne ne pense que l’OBR est omniscient, encore moins l’OBR lui-même. 

Il vaut mieux être réaliste alors. Le mieux que nous puissions espérer est que les données économiques soient recueillies honnêtement et qu'elles convergeront vers la vérité au fil du temps. Les décideurs politiques devraient se considérer comme marchant dans la brume, armés d'une carte numérique qui est parcourue constamment par des parasites. Ce n'est pas idéal, mais c'est mieux que rien. La solution trumpienne (exiger une carte de Narnia, puis ensuite fermer les yeux) ne sert à rien, si ce n'est donner au président une personne qu'il pourra tenir comme responsable en cas de problème.

Trump et Staline ne sont pas les seuls politiciens à avoir tiré sur le messager. (Dans le cas de Staline, la métaphore est terriblement peu métaphorique.) Graciela Bevacqua, responsable des statistiques d'inflation en Argentine en 2006, a refusé de manipuler les chiffres et a été intimidée par l'administration du président Néstor Kirchner, suspendue puis poursuivie en justice.

Andreas Georgiou, qui est devenu directeur de l'agence statistique grecque dans le sillage de la crise financière de 2008, a été accusé d'avoir porté atteinte à l'État grec en ne cherchant pas l'approbation politique des chiffres qu'il publiait (effectivement, une forme de trahison statistique). Dans les années qui ont suivi, il a été poursuivi sans relâche devant les tribunaux grecs. La plupart des observateurs indépendants croient qu’il est totalement innocent. Toute personne qui envisage un emploi dans les statistiques grecques aura sans doute ces poursuites en tête.

La dernière fois que j'ai vérifié, MAGA ne signifiait pas "Make America Greece Again", et Trump n'est ni Kirchner, ni Staline. Mais il a clairement indiqué la direction qu’il désirait. Des statistiques indépendantes, professionnelles et fiables sont la base de toute élaboration de politiques un tant soit peu éclairée. L'Amérique s'éloigne du terrain sûr et s'enfonce dans des sables mouvants statistiques. »

Tim Harford, « Why shooting the statistical messenger doesn’t add up », 11 septembre 2025. Traduit par Martin Anota 

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