lundi 22 septembre 2025

L'érosion de l'indépendance des banques centrales

« La tendance au cours des 40 dernières années a été celle vers une plus grande indépendance juridique des banques centrales. Il y a un accord quasi unanime des économistes pour dire que c’est une évolution bénéfique, car cette indépendance protège la banque centrale des pressions visant à stimuler l'économie à des fins politiques, ce qui tend à accroître en définitive l'inflation. Ce point de vue est corroboré par les données, dans la mesure où les banques centrales bénéficiant d'un degré d'indépendance plus élevé connaissent généralement une inflation plus faible. La voie vers une plus grande autonomie n'est cependant pas à sens unique. Des modifications apportées aux lois ou aux mandats des banques centrales ont parfois empiété sur leur autonomie. Et dans certains cas, l'autonomie de banques centrales juridiquement indépendantes a été réduite par des excès du pouvoir exécutif, notamment lorsque des gouverneurs de banque centrale ont été démis de leurs fonctions ou contraints de démissionner pour avoir refusé d'adhérer aux politiques gouvernementales. L'indépendance juridique d'une banque centrale est-elle suffisante pour garantir une faible inflation ? Quelles conditions conduisent à une érosion de son autonomie ? Et comment la perte d'autonomie de facto affecte-t-elle les survenues économiques ?

Les faits

Il y a de nombreuses dimensions juridiques à l’indépendance des banques centrales. L'un de ses aspects clés est l'indépendance de l’objectif : qui fixe les objectifs de la politique monétaire ? La banque centrale elle-même ou le gouvernement élu ? Un élément connexe est la nature du mandat légal de la banque centrale, établi soit par la loi relative à la banque centrale, soit par un accord distinct. Plus précisément, la question est de savoir si ce mandat se limite à la stabilité des prix, à l'exclusion d'autres objectifs, tels que le plein emploi ou la stabilisation du taux de change. Des travaux universitaires suggèrent que les banques centrales qui ont exclusivement pour mandat de stabiliser les prix sont les mieux protégées des pressions politiques et présentent donc le plus haut degré d'indépendance des objectifs [Cukierman et alii, 1992]

Aux États-Unis, la Réserve fédérale jouit d'une indépendance substantielle, mais non complète, quant à la définition de ses objectifs. Le Congrès, par le biais du Federal Reserve act et de ses amendements ultérieurs, lui assigne de multiples objectifs : "l'emploi maximal, des prix stables et des taux d'intérêt à long terme modérés". La Fed est toutefois libre de déterminer comment ces objectifs généraux se traduisent en cibles spécifiques. Elle a interprété l'objectif de "prix stable" comme correspondant à un taux d'inflation de 2 % et considère les "taux d'intérêt à long terme modérés" équivalents à la stabilité des prix. La Banque d'Angleterre jouit d'une indépendance moindre que la Fed, car son objectif d'inflation de 2 % est fixé par le gouvernement, et non par elle-même.

En de rares occasions, des pays restreignent l'indépendance de la banque centrale par le biais de processus démocratiques. Par exemple, sous le Parti travailliste, le Reserve Bank of New Zealand Act a été modifié en 2018 pour y ajouter l'objectif d'"emploi maximal durable". Trois ans plus tard, en 2021, le mandat de la banque centrale néozélandaise a été modifié pour exiger qu'elle "évalue l'effet de ses décisions de politique monétaire sur la politique gouvernementale pour soutenir des prix immobiliers plus soutenables". Cette référence à la politique gouvernementale a notamment suscité des inquiétudes quant à une érosion de l'indépendance de la banque centrale. L'historique de l'inflation en Nouvelle-Zélande après ces changements est relativement court (la banque centrale est revenue à un mandat axé uniquement sur l'inflation en 2023), il est donc difficile d'évaluer l'impact de ces changements sur l'inflation. Il convient néanmoins de noter que la hausse du taux d'inflation en Nouvelle-Zélande dans le sillage de la pandémie de Covid-19 n'a pas été plus importante que dans d'autres pays, comme le Royaume-Uni, dont la banque centrale avait un mandat comportant uniquement la lutte contre l'inflation. 

La sécurité de l'emploi des décideurs politiques est un autre aspect essentiel de l'indépendance des banques centrales. Dans les pays dont le cadre juridique confère un degré élevé d'indépendance, les membres du comité ayant le pouvoir de définir la politique monétaire (en particulier le gouverneur ou son président) ne peuvent, du moins en théorie, être révoqués que pour un motif valable, tel que la corruption ou l'incapacité à accomplir les tâches de la fonction. (Par exemple, le gouverneur de la Banque de Finlande a été démis de ses fonctions en 1983 en raison de son alcoolisme chronique.) Interdire la révocation discrétionnaire sans motif des gouverneurs de banque permet aux banques centrales de poursuivre leur(s) objectif(s) mandaté(s) sans risque d'ingérence ou de représailles.

Il est difficile de trouver un seul exemple où la sécurité de l'emploi statutaire ait été limitée par la législation. Cependant, des présidents ont, à l'occasion, exercé leur pouvoir exécutif pour révoquer un gouverneur de banque centrale ou le contraindre à démissionner. La Turquie en est un exemple classique. Exerçant le pouvoir que lui conférait la nouvelle Constitution turque, le président Tayyip Erdoğan a publié un décret en 2018 supprimant la clause de la loi sur la banque centrale qui établissait un mandat de cinq ans pour le gouverneur. Cet amendement a permis à Erdoğan de révoquer le gouverneur Murat Çetinkaya en 2019 pour avoir refusé de satisfaire ses demandes de baisse des taux d'intérêt. Erdoğan a ensuite limogé deux autres gouverneurs pour des désaccords sur la politique monétaire : Murat Uysal en 2020 et Naci Agbal en 2021 . L'inflation, qui s'élevait en moyenne à 14 % en 2017 et 2018 (les deux années précédant le départ de Çetinkaya), a fortement augmenté, pour atteindre 63 % en 2022 et 2023.

L'expérience de l'Argentine en 2010 est un autre exemple de pression présidentielle exercée pour influencer la politique de la banque centrale. Selon la loi sur la banque centrale de ce pays, la révocation du gouverneur n'est autorisée qu'en cas de mauvaise conduite ou de manquement aux devoirs d'un fonctionnaire et elle requiert le consentement d'une commission chargée de prendre une telle décision. La présidente Cristina Fernández de Kirchner a néanmoins limogé unilatéralement le gouverneur, Martín Redrado, le 7 janvier pour avoir refusé de détourner les réserves de la banque centrale pour assurer le service de la dette extérieure du pays. Redrado a contesté la révocation devant les tribunaux, mais il a finalement démissionné le 29 janvier. L'inflation, qui avait déjà dépassé 20 %, a continué d'augmenter et a dépassé les 50 % à la fin de la décennie.

Les banques centrales de Turquie et d'Argentine ont obtenu des scores élevés en matière d'indépendance statutaire au cours des périodes concernées. En fait, sur la base de mesures dérivées uniquement du statut juridique, les banques centrales des deux pays sont classées considérablement mieux que celle de la Nouvelle-Zélande. Cependant, les institutions gouvernementales de la Nouvelle-Zélande étaient bien plus solides que celles de la Turquie et de l'Argentine. La Nouvelle-Zélande se classait au 93ème percentile sur l'indicateur "efficacité du gouvernement" de la Banque mondiale en 2018. (Les États-Unis étaient au 88ème percentile en 2023.) Le score de la Turquie était proche de la médiane en 2019, après avoir chuté du 68e percentile après l'élection d'Erdoğan en 2014. Le score de l'Argentine était proche de la médiane en 2010 lorsque Redrado a été limogé. Le fait que la Turquie et l'Argentine aient souffert d'une inflation élevée malgré leurs notes élevées en matière d'indépendance statutaire suggère un lien entre l'autonomie monétaire et la solidité institutionnelle plus généralement.

La solidité institutionnelle importe pour l'inflation, même en tenant compte de l'indépendance statutaire. Cette conclusion émerge d'une analyse de la relation entre l'inflation et une mesure de la qualité du gouvernement (l'indicateur d'efficacité gouvernementale de la Banque mondiale) pour 150 pays sur la période allant de 2000 à 2023. J'ai transformé les taux d'inflation afin d'atténuer les valeurs très élevées et contrôlé l'indépendance statutaire de la banque centrale (voir ici pour voir les détails). J’ai trouvé une relation inverse claire, comme l'illustre le graphique : les pays avec des institutions solides ont tendance à connaître une faible inflation, tandis que les institutions faibles sont généralement associées à une inflation plus élevée, même après prise en compte du degré d'indépendance légale de la banque centrale.

Ce que cela signifie

L'indépendance statutaire d'une banque centrale ne garantit pas à elle seule une faible inflation. Sur le papier, une banque centrale peut sembler jouir d'un grand degré d’autonomie, mais même celles bénéficiant d'une grande indépendance juridique peuvent succomber aux pressions politiques, ce qui se traduit par une forte inflation. Cette menace est probablement plus grande dans les pays aux institutions fragiles : pour ceux dont le gouvernement est dysfonctionnel, le simple fait d'accorder une indépendance à la banque centrale est souvent sans effet [Acemoglu et alii, 2008]. (Un exemple : la banque centrale du Zimbabwe a bénéficié d'une indépendance accrue en 1995, juste avant le début de l'hyperinflation.) L'autonomie statutaire de la Réserve fédérale l'a largement préservée des pressions politiques jusqu'à présent, mais l'expérience d'autres pays suggère que son indépendance de facto ne peut être tenue pour acquise. »

Kenneth Kuttner, « The erosion of central bank independence », EconoFact, 21 septembre 2025. Traduit par Martin Anota


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