« Juste avant noël 2024, un colosse est mort.
Richard ("Dick") Easterlin était mon ami. Je l'aimais pour sa chaleur, sa sagesse, sa générosité d'esprit constante, son brio et son humanité. J'avais espéré être présent à la fête de son centième anniversaire. Beaucoup, beaucoup de mes amis et du réseau de collègues de Dick à travers le monde l'aimaient aussi. J'imagine qu'ils écriront leurs propres histoires sur ce géant universitaire.
Je suis conscient que les nécrologies intellectuelles et les articles commémoratifs ne sont pas censés commencer de cette façon, c’est-à-dire en parlant de sentiments.
Mais ici, cela semble tout à fait approprié : Dick Easterlin a passé la majeure partie de sa vie professionnelle à examiner des données sur les sentiments humains et à discuter de leur importance. Je pense donc qu’un hommage à sa personne peut et peut-être devrait commencer de cette manière. Il aurait reconnu l’importance des sentiments chez ceux qui restent pour écrire et lire des mémoriaux.
Pour comprendre le professeur Easterlin, si vous ne l'avez jamais rencontré, la principale chose à savoir est qu’il était un iconoclaste intellectuel. Il était peut-être même l'iconoclaste des iconoclastes, car ses idées étaient conceptuellement rebelles dans des domaines d'études qui dans certains cas étaient eux-mêmes analytiquement rebelles. Ces domaines comprenaient l'économie du bonheur et l'étude statistique des décisions des individus en matière de fécondité.
L’un des objectifs principaux des universités est de promouvoir et de débattre des idées révolutionnaires. C’est pourquoi elles cherchent à employer les rares hommes et femmes qui sont des iconoclastes extrémistes.
L’idée la plus célèbre de Richard Easterlin bouleverse une grande partie de la théorie économique standard (et reste contestée par un grand nombre de penseurs conventionnels). C’est l’idée, désormais connue sous le nom de "paradoxe d’Easterlin", selon laquelle à mesure que les populations s’enrichissent elles ne deviennent pas plus heureuses.
C’est soit faux, soit l’une des idées les plus profondes jamais avancées par un chercheur, quel que soit le domaine universitaire. Dans tous les cas, cette proposition déconcertante et les preuves empiriques associées doivent en principe être prises en compte par chaque Premier ministre, ministre des Finances et président de notre planète. Je pense qu’au cours des cent prochaines années, ils devront un jour ou l’autre y faire face, et nous assisterons donc à une telle confrontation conceptuelle. Le changement climatique pourrait accélérer cette inconfortable prise de conscience.
Il n’y avait rien de délibérément obstiné ou volontaire dans le choix easterlinien de dire des choses que d’autres n’avaient jamais dites. Il voyait simplement le monde différemment (plus intelligemment, plus humainement, plus charitablement). Je ne sais pas pourquoi il était comme ça. Peut-être que les racines de telles choses résident dans l’enfance et l’éducation ; peut-être sont-elles provoquées par une personnalité innée. Un coup d’œil à son CV montre que cette précieuse capacité existait des décennies avant que je le rencontre pour la première fois ; c’était lors d’une conférence sur "la science économique et la recherche du bonheur" au Nuffield College d’Oxford, les 11 et 12 février 2000.
Dick Easterlin s’est opposé si violemment au troupeau intellectuel qu’il a fallu des décennies pour que ses idées les plus fondamentales s’imposent. Le célèbre article de 1974, qu’il m’a dit avoir trouvé impossible de publier dans une revue économique à comité de lecture, se termine par les phrases suivantes : "Si le point de vue suggéré ici est valable, la croissance économique ne pousse pas une société vers un état ultime d’abondance. Au contraire, le processus de croissance lui-même engendre des besoins toujours plus importants qui le repousse toujours."
À mon avis, cela sonne vrai. Depuis que ces mots ont été écrits, je pense qu’il est juste de dire que de tels jugements, exprimés de diverses manières et souvent sans preuve statistique formelle, sont devenus relativement communs.
Depuis début 1974, les richesses matérielles ont été distribuées, en particulier à une minorité d’élites fortunée, mais en partie à la majorité des citoyens aussi, du moins dans les pays industrialisés modernes. Mais voyons-nous une joie et un contentement généralisé de manière cohérente ? Les préoccupations à propos de la santé mentale et la surcharge de travail sont désormais partout dans les médias et dans les discussions informelles lors des repas dans les pays prospères. Ce n’était pas une caractéristique de la vie en 1974, ni même, je pense, au début des années 2000.
Les études formelles sur les scores de santé mentale au fil du temps ne sont pas non plus encourageantes. Richard Easterlin dirait, et je pense avec raison, que les humains trouvent presque impossible de se sentir plus heureux en s’enrichissant s’ils voient tous ceux qui les entourent devenir plus riches. Bien qu’ils ne le fassent pas exprès, les gens sont intrinsèquement relativistes dans la façon dont ils sentent et font leurs comparaisons sociales.
Aujourd’hui (et ici, les équations de régression ne sont plus nécessaires) nous vivons une expérience de laboratoire visible et continue. Elle est familière à tous les lecteurs.
Les BMW sont plus rapides, plus grandes (malgré la diminution de la taille des familles), plus glamour. Des journaux comme le Financial Times et The Economist publient des publicités avec des montres pour hommes sophistiquées, vendues à des prix qui permettraient d'acheter un appartement dans la plupart des villes dans le monde, et achetées par des particuliers qui ont tous des téléphones portables qui donnent l'heure. La grande vague de progrès économique dans les pays favorisés conduit-elle de toute évidence à des citoyens de plus en plus joyeux, insouciants et souriants ?
Le deuxième concept majeur pour lequel Dick Easterlin est connu est sa contribution à la démographie. C’est ce qu’on appelle souvent l’"hypothèse d’Easterlin" ou l’"effet Easterlin". Selon lui, une cohorte nombreuse conduit à une situation plus défavorable pour les citoyens nés dans ces cohortes. Un statut relatif faible (en termes de prospérité économique pour les individus, en particulier lorsqu’on le compare psychologiquement avec celui de leurs parents) altère alors le comportement de ces individus. Ils ont moins d’enfants, se marient plus tard et montrent des signes d’isolement. Les fluctuations des taux de natalité jouent ainsi un rôle fondamental, des années plus tard, dans le bon fonctionnement d’une société.
Il est captivant de lire l’article de 1974 aujourd’hui. Je crois, sans pouvoir en être certain, l’avoir lu pour la première fois à la fin des années 1970, alors que j’étais étudiant, debout dans un coin faiblement éclairé de la bibliothèque rattachée à l’Institut d’économie et de statistique sur Manor Road à Oxford. À l’époque, je réfléchissais à la théorie de la frustration relative et les arguments d’Easterlin me semblaient logiques. Mais je me concentrais principalement sur les modèles mathématiques, je ne suis donc pas sûr de ce que j’ai retenu. Il a fallu attendre 15 ans supplémentaires, en travaillant avec Andrew Clark et David Blanchflower, pour que je m’intéresse aux travaux formels sur les données relatives au bonheur (happiness).
Le tableau 2 d’Easterlin [1974], qui utilise des données de l’année 1970 aux États-Unis, dépeint la relation de gradient fortement positive, désormais bien connue, entre le revenu d’une personne et le bonheur déclaré de cette personne. Les individus les plus riches donnent des scores de bonheur plus élevés. Parmi les personnes appartenant à la catégorie des revenus les plus élevés rapportées par Easterlin, 56 % d’entre elles ont déclaré être "très heureuses" (very happy). Le tableau montre ensuite, puissamment, comment il y a un déclin monotone après cela : à mesure que les revenus des groupes deviennent régulièrement plus faibles (il s’agit d’une coupe transversale), le pourcentage de citoyens "très heureux" chute à son tour… pour finalement atteindre seulement 29 % parmi les hommes et les femmes à faible revenu.
Bien que ce schéma ne soit pas corrigé (au sens économétrique du terme) pour un grand nombre de variables potentiellement confondantes, telles que le mariage, la santé, l'éducation et l'âge, on pourrait penser que les économistes de tous bords seraient satisfaits de ce schéma monotone. On enseigne à tous les étudiants de première année que le niveau d'utilité d'une personne augmente avec le niveau de son revenu.
Étonnamment, la conclusion qu’Easterlin a rendue célèbre (son paradoxe) n’apparaît que marginalement dans l’article de 1974 qui l’a rendu célèbre. Je ne vais pas rapporter l’ensemble du tableau clé (qui est le tableau 8 de l’article d’Easterlin [1974], mais il donne les pourcentages de la population américaine qui rapportent différents niveaux de bonheur.
Les données vont de 1946 à 1970. En 1946, 39 % des Américains se déclaraient "très heureux". En 1970, dernière année de l'échantillon d'Easterlin, ils étaient 43 % à faire une telle déclaration. De même, en 1946, 10 % des Américains ont donné la réponse la plus basse possible, à avoir celle de "pas très heureux" (not very happy). En 1970, ce pourcentage était tombé à 6 %.
Je ne sais pas combien de chercheurs ont lu aujourd’hui le fameux article de 1974. Il n’est pas certain que le paradoxe d’Easterlin ressorte de l’article originel de la façon qu’on a supposée.
Néanmoins, les données récentes ont suggéré un soutien considérable au paradoxe d’Easterlin (même si tous les chercheurs ne sont pas d’accord et qu’il existe certainement des fluctuations dans le niveau moyen de bonheur déclaré dans une nation, en particulier en réponse aux mouvements du taux de chômage agrégé, si bien qu’il est nécessaire d’élucider la tendance sous-jacente). Un exemple frappant est le cas de la Chine à travers le temps, qui est décrit par Easterlin et al. [2012]. La question de savoir si le paradoxe d’Easterlin est exactement vrai, ou simplement approximativement vrai et donc utile en raison d’interrogations sur la société moderne qu’il met en avant, reste débattue.
J’en suis venu à réaliser que les penseurs incroyables pressentent souvent les bonnes conclusions (Easterlin et O’Connor [2022] me semble un autre exemple) très tôt sans avoir accès à des données empiriques claires et sans équivoque. C’est un signe de génie, au sens propre du terme.
Peu d’entre nous sont capables d’avoir plusieurs décennies d’avance sur notre temps. Dick Easterlin l’était. Il me manque. Il nous manque à tous.
Quel homme, quel penseur. (...) »
Andrew Oswald, « In memoriam: Richard Easterlin, 1926-2024 », 10 janvier 2025. Traduit par Martin Anota
Certains des articles les importants de Richard Easterlin dans un ordre chronologique :
Easterlin, R A (1961), « The American baby boom in historical perspective », American Economic Review, vol. 51.
Easterlin, R A (1966), « Relation of economic factors to recent and projected fertility changes », Demography, vol. 3.
Easterlin, R A (1973), « Does money buy happiness? », Public Interest, vol. 30.
Easterlin, R A (1974), « Does economic growth improve the human lot? Some empirical evidence », in P A David and M W Reder (dir.), Nations and Households in Economic Growth: Essays in Honor of Moses Abramovitz, Academic Press.
Easterlin, R A (1978), « What will 1984 be like? Socioeconomic implications of recent twists in age structure », Demography 15: 397-432.
Easterlin, R A (1995), « Will raising the incomes of all increase the happiness of all? », Journal of Economic Behavior and Organization 27: 35-47.
Easterlin, R A, R Morgan, M Switek and F Wang (2012), « China's life satisfaction, 1990-2010 », Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA 109: 9775-80.
Easterlin, R A and K J O’Connor (2022), « Explaining happiness trends in Europe », Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA 119: e2210639119.
Certains articles et livres sur le paradoxe d’Easterlin :
Blanchflower, D G and A J Oswald (2004), « Well-being over time in Britain and the USA », Journal of Public Economics, vol. 88.
R Clark, A E, P Frijters and M A Shields (2008), « Relative income, happiness, and utility: An explanation for the Easterlin paradox and other puzzles », Journal of Economic Literature, vol. 46.
Di Tella, R and R MacCulloch (2008), « Gross national happiness as an answer to the Easterlin paradox? », Journal of Development Economics, vol. 86.
Stevenson, B and J Wolfers (2008), « Economic growth and subjective well-being: Reassessing the Easterlin paradox », Brookings Papers on Economic Activity, vol. 2008-1.
Oishi, S and S Kesebir (2015), « Income inequality explains why economic growth does not always translate to an increase in happiness », Psychological Science, vol. 26.
Mikucka, M, F Sarracino and J K Dubrow (2017), « When does economic growth improve life satisfaction? Multilevel analysis of the roles of social trust and income inequality in 46 countries, 1981-2012 », World Development, vol. 93.
Layard, R and J E De Neve (2023), Wellbeing: Science and Policy, Cambridge University Press.
Aller plus loin…
« Le paradoxe d’Easterlin est-il (toujours) valide ? »
« Relation entre bonheur et revenu : y a-t-il un point de satiété ? »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire