Que fera Trump quand son obsession favorite tournera mal ?
« […] A un certain moment à la fin de l’automne 1982, je suis entré dans le bureau de Martin Feldstein, le président du Council of Economic Advisers de Ronald Reagan, et je lui ai demandé s’il se rendait compte que le déficit commercial américain était sur le point d’exploser à des niveaux sans précédent.Pour ceux qui ne le savent pas, oui, j'ai travaillé dans l'administration Reagan. C'était un poste non politique et technocratique ; Marty, un républicain modéré à l'ancienne, voulait que certains de ses jeunes génies favoris travaillent pour lui et il ne se souciait pas du fait que la plupart d'entre nous étions démocrates. […]
Ce fut une expérience révélatrice. Mon année au gouvernement m’a certainement appris à ne jamais supposer que les hauts fonctionnaires avaient la moindre idée de ce dont ils parlaient. Pourtant, au vue des critères trumpiens, l’administration Reagan était un modèle de retenue et de discipline. Par exemple, j’ai assisté à des réunions où un représentant du bureau du représentant américain au commerce faisait remarquer qu’une politique proposée violerait nos accords internationaux – et c’était tout.
En tout cas, la raison pour laquelle je me sentais en sécurité en prédisant une hausse massive du déficit commercial était qu’un dollar fort avait déjà rendu le secteur manufacturier américain non compétitif sur les marchés mondiaux. L’effet sur la balance commerciale fut temporairement masqué par la récession sévère de 1981-1982, qui a déprimé la demande d’importations. Mais il était évident que le commerce allait aller profondément dans le rouge une fois la reprise amorcée, ce qui fut effectivement le cas :
Solde extérieur des Etats-Unis : exportations nettes de biens et services (en % du PIB)
Les gens oublient souvent cet aspect de l’économie de Reagan ; la légende soigneusement entretenue de Morning in America tend soit à passer sous silence les gros déficits commerciaux, soit à donner l’impression que ces déficits étaient de longue date. En fait, le commerce américain avait eu tendance à être à peu près équilibré jusqu’en 1980 ; c’est Reagan qui a introduit notre ère moderne de déficits budgétaires et commerciaux larges et persistants.
Les déficits commerciaux des années 1980 ont sans doute aussi marqué le début du déclin de l’industrie manufacturière américaine. Pour être honnête, il est difficile de trouver une rupture dans cette tendance lorsqu’on examine les données sur l’emploi, mais il y a eu une rupture très nette dans les perceptions : selon Google Ngrams, l’ère Reagan a été celle où les gens ont commencé à désigner le Midwest industriel comme la Rust Belt.
Donc, si vous êtes nostalgique, comme Trump et beaucoup de ses partisans, de l’époque où l’économie américaine était dominée par l’industrie lourde, vous devriez savoir que c’est Reagan, et non un groupe d’écologistes woke, qui a mis fin à cette ère.
Qu’est-ce qui a provoqué la soudaine augmentation des déficits commerciaux sous Reagan ? Ce récit macroéconomique est particulièrement clair. (J’adorais traiter de ce sujet lorsque j’enseignais la macroéconomie en premier cycle). En réduisant les impôts tout en augmentant les dépenses militaires, Reagan a poussé le budget américain dans le déficit. Ces dépenses déficitaires auraient été, toutes choses égales par ailleurs, inflationnistes, mais la Réserve fédérale a contenu cette pression inflationniste en maintenant des taux d’intérêt élevés. Ces taux d’intérêt élevés ont, à leur tour, attiré des flux de capitaux étrangers, ce qui fit monter la valeur du dollar.
Taux de change du dollar (en indices, base 100 = janvier 2006)
Vous pouvez voir la montée en flèche du dollar dans le graphique […]. Et le dollar fort a rendu la production américaine non compétitive, ce qui a conduit à d'importants déficits commerciaux. En fait, pendant un certain temps, le dollar était presque ridiculement fort par rapport aux autres devises des pays avancés ; en 1985, Harrods, le grand magasin londonien, a fait la promotion de ses soldes de janvier aux États-Unis, suggérant aux Américains de se rendre à Londres pour s'approvisionner en laine écossaise bon marché, en manteaux en cachemire, etc. Beaucoup d'entre eux l'ont fait.
Mais le dollar a chuté juste après. On ne sait pas encore dans quelle mesure cette chute a été causée par l'Accord du Plaza , un accord conclu par les principales économies pour tenter de faire baisser le taux de change du dollar. Quoi qu'il en soit, le dollar et le déficit commercial ont considérablement diminué à la fin des années 1980.
Les deux ont ensuite connu une nouvelle envolée sous Clinton. Mais l'histoire était alors tout à fait différente. Les déficits budgétaires étaient en baisse, et non en hausse. Le moteur des déficits commerciaux de l'ère Clinton était un boom massif de l'investissement privé, en grande partie lié aux technologies de l'information (même si pendant les années Bush, l'attention s'est portée sur l'immobilier).
Pourquoi est-ce que je reviens sur cette vieille histoire ? Parce qu'il y a de bonnes raisons de croire que nous sommes sur le point d'assister à une répétition de la hausse du déficit commercial sous l'ère Reagan.
Trump, après tout, souhaite clairement rendre permanentes ses réductions d’impôts de 2017, dont une grande partie était sur le point d’expirer. Il a également lancé de nombreuses promesses d’autres réductions d’impôts durant la campagne présidentielle et il pourrait essayer d’honorer au moins certaines d’entre elles.
Mais, mais, Muskaswamy dit qu'ils peuvent réduire considérablement le déficit en éliminant le gaspillage, la fraude et les abus. Il est toutefois étrange que presque aucun économiste indépendant ne les croit. […]
Il est moins clair qu'il y aura un renforcement militaire équivalent à celui de Reagan. Je suppose que cela dépendra en partie de la décision de Trump d'envahir le Groenland, le Panama et le Canada. On ne sait pas non plus dans quelle mesure il mettra à exécution ses projets de déportation massive ; s'il les met en œuvre, ils coûteront très cher.
Nous ne sommes peut-être pas face à un choc budgétaire aussi important que celui de Reagan, mais il sera probablement suffisant pour inciter la Fed à maintenir les taux d'intérêt à un niveau bien plus élevé que ce que la plupart des gens attendaient il y a quelques mois, ce qui se traduira par un dollar plus fort et un déficit commercial plus important. Le dollar se renforcera également […]. Et regardez les graphiques ci-dessus : nous partons d'un niveau du dollar et d'un déficit commercial comparables à leurs pics sous Reagan.
Mais Trump a annoncé qu'il allait imposer des droits de douane élevés pour tous les pays et des droits de douane punisseurs pour la Chine. Cela ne réduira-t-il pas le déficit commercial ? Probablement pas.
D’une part, je ne sais pas vraiment dans quelle mesure les taxes sur les importations vont réellement augmenter. Il semble tout à fait possible que les prochaines taxes douanières de Trump tiennent davantage à la corruption qu’au protectionnisme et que de nombreuses entreprises, domestiques et étrangères, puissent en fait s’acheter des exemptions.
Et dans la mesure où les tarifs douaniers sont effectivement appliqués et qu’ils ne sont pas compensés par des représailles étrangères, ils auront tendance à (devinez quoi !) augmenter la valeur du dollar, annulant tout effet sur le déficit commercial.
Donc Trump, qui estime que le déficit commercial des États-Unis constitue une subvention aux autres pays (non, cela n’a aucun sens, mais qu’importe ?), risque de se retrouver à la tête d’un déficit commercial en hausse, et non en baisse. Comment va-t-il réagir ?
Je pense que je crains, comme beaucoup d'autres économistes, qu'il fasse pression sur la Fed pour qu'elle affaiblisse le dollar en réduisant les taux d'intérêt, oubliant le risque d'inflation. Et s'il emprunte cette voie, Trump pourrait bien devenir, entre autres choses, le président qui aura rendu sa grandeur à la stagflation. »
Paul Krugman, « The dollar and the trade deficit », Krugman Wonks Out (blog), 2 janvier 2025. Traduit par Martin Anota
Aller plus loin…
« Les conséquences économiques du second mandat de Trump »
« Pourquoi il ne faut pas être obnubilé par le déficit commercial »
« Petite macroéconomie des droits de douane »
« Quelles ont été les conséquences de la guerre commerciale de Trump pour les Etats-Unis ? »
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