À quoi devez-vous vous attendre quand vous vous attendez à des droits de douane ?
« Bon, je vais faire une pause dans mes réflexions sur la mort de la démocratie pour parler des mauvaises politiques économiques. Attention : il y aura beaucoup de chiffres. Il y en aura parfois.
Donc, si vous voulez mon avis, ce qui se passe actuellement sur les marchés financiers (qui se comportent comme si le danger d’une guerre commerciale trumpienne avait diminué) ressemble à une prophétie autodestructrice.
Certes, Donald Trump n’a pas imposé de droits de douane le premier jour. Mais il a dit, plus ou moins sans ambiguïté, qu’il projetait d’imposer des droits de douane de 25 % au Canada et au Mexique le 1er février, à moins que ces deux pays ne mettent un terme aux flux massifs de migrants et de drogue à leurs frontières. Ce sera une demande difficile à satisfaire, car dans une large mesure ces flux massifs n’existent que dans l’imagination de Trump. Le Canada en particulier aura du mal à "mettre un terme" aux violations massives des frontières, car elles n’ont pas lieu : les passages illégaux et le trafic de drogue via notre frontière au nord sont en fait insignifiants.
Pourtant, jusqu’à présent, les marchés financiers ont ignoré la menace tarifaire de Trump, apparemment persuadés qu’il ne la mettra pas à exécution. Mais pourquoi pas ? Les économistes lui diraient, s’il le leur demandait, que des droits de douane élevés sur les pays voisins étroitement intégrés aux États-Unis provoqueraient des dommages majeurs ; les hommes d’affaires diraient la même chose. Mais si Trump veut votre avis, il vous dira ce qu’il veut qu’il soit.
Je crois que la seule chose qui pourrait le dissuader d’entreprendre des politiques destructrices serait une réaction extrêmement défavorable des marchés financiers, ce qui signifie que l’absence d’une telle réaction, basée sur la croyance qu’il ne le fera pas réellement, augmente considérablement la probabilité qu’il le fasse réellement.
Et que se passera-t-il s’il le fait ? J’ai quatre remarques à propos des tarifs douaniers.
1. Des droits de douane de 25 % seraient vraiment, vraiment très élevés et destructeurs ;
2. Les consommateurs paieraient un prix élevé ;
3. Les tarifs douaniers généreraient bien moins de recettes que Trump ne l’imagine ;
4. Si certains secteurs pourraient en tirer profit, des tarifs douaniers d’un tel niveau détruiraient de nombreux emplois.
Sur le premier point, les chiffres dont Trump parle sont bien plus élevés que les chiffres que la plupart des gens ont utilisés pour estimer les effets de sa politique commerciale. Par exemple, le mois dernier, le Congressional Budget Office a proposé une estimation des effets de "politiques illustratives" qui augmenteraient les droits de douane ; leur version de la Trumponomics ne prévoyait qu’une taxe de 10 % sur les pays autres que la Chine.
Faut-il alors multiplier les chiffres du CBO par 2,5 ? Non, c'est bien pire. Les dommages provoqués par les tarifs douaniers ne sont pas proportionnels à ces derniers : 20 %, c’est quelque chose comme 4 fois plus grave que 10 %, 25 % environ 6 fois plus grave.
Pourquoi ? Je ferai une explication plus longue à un moment donné, mais ce qui soit aidera peut-être les lecteurs à se faire une idée. Un droit de douane pousse les consommateurs à délaisser les produits importés pour se tourner vers des substituts produits localement, des substituts qui sont plus chers, de qualité inférieure ou qui ne correspondent pas tout à fait à ce qu’ils veulent. Mais avec un faible droit de douane, les produits domestiques ne seront que légèrement pires que les importations qu'ils remplacent ; avec un droit de douane élevé, de nombreux produits domestiques achetés par les consommateurs seront bien pires que les importations qu'ils remplacent. (Certains lecteurs savent peut-être que je suis en train de parler des triangles de Harberger, mais peu importe.)
Ouf ! Le deuxième point est plus simple. Les importations de biens représentent environ 11 % du PIB. Certes vous pouvez raconter des histoires dans lesquelles les prix à l’importation n’augmenteraient pas du montant total des droits de douane, mais elles sont faibles et peu soutenues par les analyses empiriques. Ainsi, une première estimation serait que les importants droits de douane que Trump menace d’instaurer correspondraient à une taxe sur les vente de 25 % sur les biens qui représentent 11 % des dépenses des consommateurs, augmentant le coût de la vie de près de 3 %, bien plus de 3 % si, comme il a dit vouloir le faire, il impose des droits de douane beaucoup plus élevés sur les importations en provenance de Chine.
Puisque le revenu médian des ménages est supérieur à 80.000 dollars, cela représente environ 2.500 dollars par an pour un ménage moyen. Les personnes qui ont voté pour Trump parce qu'elles pensaient qu'il ferait baisser les prix vont avoir un choc rude.
Combien de recettes ces taxes sur les ventes (car c’est bien de cela dont il s’agit) pourraient-elles rapporter ? Les importations représentent environ 3.000 milliards de dollars par an, donc on pourrait penser qu’un droit de douane de 25 % rapporterait 25 % de ces 3.000 milliards, soit 750 milliards de dollars. Mais cela ne tient pas compte du fait qu’un droit de douane réduirait les importations (ce qui est tout l’enjeu, dans l’esprit de Trump), si bien que les recettes générées seraient bien moindres. Lorsque j’intègre les estimations de l’effet des prix à l’importation sur la demande, je trouve que les tarifs douaniers de Trump réduiraient les importations d’environ un tiers, ce qui ne rapporterait qu’environ 500 milliards de dollars.
C'est bien moins que le trillion de dollars de recettes de droits de douane supplémentaires que Trump a annoncé aux sénateurs républicains, et seulement environ 10 % des recettes fédérales totales. Le fantasme de Trump de remplacer l'impôt sur le revenu par des droits de douane est, comme mon titre l'a suggéré, la version de l'économie vaudou pour la politique commerciale.
Oui, à l’époque de William McKinley, le gouvernement fédéral était financé presque entièrement par les droits de douane, mais le gouvernement était alors bien plus petit :
Dépenses publiques aux Etats-Unis (en % du PIB)
Finalement, à propos de l’emploi : si et quand Trump mettra à exécution son projet de droits de douane élevés, il prétendra sûrement que ces tarifs douaniers créeront des millions d’emplois. Ce ne sera pas le cas. En fait, ils ne le peuvent pas, parce que nous sommes actuellement plus ou moins au plein emploi. Ce que les tarifs douaniers vont faire, c’est perturber l’économie, provoquant des créations d’emplois dans certains endroits, mais de lourdes destructions d’emplois dans d’autres. Et comme je l’ai dit dans mon billet sur l’excédent commercial de la Chine, les perturbations elles-mêmes sont un coût, certes inévitable dans une économie changeant perpétuellement, mais ces perturbations seraient "gratuites" (gratuitous), provoquées uniquement par l’obsession tarifaire de Trump.
Qu'est-ce qui serait perturbé ? Les tarifs douaniers américains conduiraient à un dollar plus fort, ce qui nuirait aux exportateurs (y compris aux agriculteurs), sauf dans la mesure où d'autres pays riposteraient, ce qui nuirait également aux exportateurs d'une autre manière.
La menace de représailles est bien réelle. Goldman Sachs a récemment examiné les effets des représailles étrangères aux tarifs douaniers beaucoup plus limités imposés par Trump au cours de son premier mandat :
"Les représailles étrangères ont entraîné une forte baisse des exportations américaines des produits ciblés vers la Chine et une baisse d'environ 20 % des exportations ciblées vers d'autres pays ayant adopté des représailles l'année suivante… Les droits de douane adoptés en représailles ont particulièrement touché les exportations de biens homogènes comme les produits agricoles et les ressources naturelles… D'autres travaux économiques ont conclu que les représailles étrangères ont entraîné une baisse des prix des exportations américaines ainsi que des volumes, une baisse de l'emploi dans le secteur manufacturier et une diminution des emplois offerts."
Ce n’est pas tout. De nos jours, l’industrie manufacturière américaine est étroitement intégrée à celle du Canada et du Mexique. La production automobile, en particulier, implique généralement l’expédition de nombreux composants automobiles des deux côtés des frontières nord et sud, parfois plusieurs fois. Les tarifs douaniers proposés par Trump jetteraient beaucoup de sable dans les rouages de ce système, accroissant les coûts et réduisant l’emploi.
La conclusion est que ce Trump a envisagé de faire ferait beaucoup de mal aux familles et aux producteurs américains, sans apporter les bénéfices qu'il espère en obtenir. Mais il ne le sait pas. Et la complaisance des marchés financiers fait qu'il va probablement mettre en place ses tarifs douaniers et n'en découvrir les conséquences que lorsqu'il sera trop tard. »
Paul Krugman, « Voodoo trade policy comes to America », Krugman Wonks Out (blog), 22 janvier 2025. Traduit par Martin Anota
Aller plus loin…
« Quelles ont été les conséquences de la guerre commerciale de Trump pour les Etats-Unis ? »
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