« Il y a eu récemment dans divers médias un tollé provoqué par un tweet de l'économiste Ben Golub, qui s'étonnait que les économistes n'aient pas "étudié" (worked through) Smith et Marx. Le professeur d'anglais Alex Moskowitz a ajouté que la science économique ne pouvait pas être une véritable discipline parce que les économistes ne connaissent pas l'histoire de leur propre discipline.
Cette affirmation est exagérée en ce qui concerne Smith. Tous les étudiants en économie connaissent l'exemple de la manufacture d’épingles des économies d'échelle, ainsi que la citation classique sur le boucher, le boulanger et la main invisible. Et tout économiste un peu plus aguerri sait que la Théorie des sentiments moraux réfute la théorie de l'intérêt égoïste des personnes qui portent des cravates avec l’effigie d’Adam Smith. Il y a bien d'autres choses intéressantes sur l'innovation économisant la main-d'œuvre, les attitudes face au risque et d'autres sujets qui sont encore citées.
Quant aux écrits de Smith en faveur du libre-échange, ils ne sont pas beaucoup lus, mais pas parce que les économistes enseignent aujourd'hui des modèles mathématiques sophistiqués. Ricardo l'a remplacé, peu de temps après, avec l'avantage comparatif, et son exemple du Portugal, de l'Angleterre, du tissu et du vin est toujours une illustration standard.
Ensuite, il y a des choses qui sont tout simplement fausses, comme la distinction entre travail productif et travail improductif. Les économistes du dix-neuvième siècle, de Smith à Marx, ont perdu beaucoup de temps sur ce sujet, mais il ne sert à rien de relire ces réflexions, sauf pour le genre d’histoire de la pensée économique décrite assez brutalement comme "les idées fausses des hommes morts" (the wrong ideas of dead men).
Donc, il est vrai que pratiquement personne, à l’exception des historiens de la pensée économique, "n’étudie" La Richesse des nations, et encore moins l’ensemble de l’œuvre de Smith. Comme les lecteurs de nombreux genres littéraires, les économistes qui lisent Smith vont directement aux bons passages.
Contrairement à Smith, il n’y a plus beaucoup d’économistes qui lisent Marx, ou du moins Le Capital, car peu d’économistes pratiquent encore l’économie marxiste/marxienne. Marx a écrit beaucoup de choses qui sont toujours pertinentes, notamment le Manifeste communiste, que toute personne instruite, et certainement tout économiste, devrait connaître. Le récit de l’essor du capitalisme, de la lutte des classes et du potentiel du capitalisme à connaître des crises était sans égal à l’époque où il a été écrit et il retient toujours notre attention. Mais ce n’est pas quelque chose qui doit être "étudié" pour faire de l’économie.
L’analyse économique dans Le Capital ne fait pas partie de l’histoire intellectuelle de l’économie orthodoxe (néoclassique/keynésienne). L’approche microéconomique issue de la révolution marginaliste des années 1870 ne doit rien à Marx et elle a été développée par des économistes qui ne l’avaient probablement jamais lu (la première critique publiée d’un point de vue marginaliste fut celle de Wicksteed dans les années 1880). La macroéconomie keynésienne partage avec Marx la reconnaissance de la tendance intrinsèque du capitalisme à connaître des crises, mais elle ne s’appuie pas beaucoup sur son cadre théorique. Henry George, lui aussi peu lu aujourd’hui, est probablement plus pertinent. Ses idées sur la taxation des rentes foncières ont été détournées par les partisans de l’impôt unique, mais elles restent valides et pertinentes pour les politiques publiques.
Pendant longtemps, l’économie marxiste a été pertinente en tant que rivale du programme néoclassique/keynésien dominant, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y avait encore une littérature relativement active sur le "problème de la transformation" il y a 50 ans, mais elle semble être morte, ou (selon Andrew Kliman) avoir été résolue. La plupart des critiques à gauche de l’orthodoxie s’appuient désormais davantage sur Keynes et Minsky que sur Le Capital.
Étant donné que la pensée marxiste est toujours influente dans de nombreuses sphères, le déclin de l'économie marxiste pourrait bien être un problème. Mais, si c’est le cas, la réponse pour les marxistes consiste à faire plus d’économie, une meilleure économie.
Pour en revenir à l'économie orthodoxe, le manque de conscience historique est un vrai problème. Mais le problème n'est pas le manque d'appréciation des classiques du long dix-neuvième siècle. C’est le fait que la profession des économistes accorde bien trop peu d'attention à son histoire relativement récente, des années 1930 à aujourd’hui.
Plus surprenant, comme Paul Krugman le souligne assez régulièrement, les tentatives visant à expliquer le succès des politiques macroéconomiques keynésiennes dans les décennies qui ont suivi 1945 ont été très superficielles. Le modèle du NAIRU pour la politique macroéconomique à court terme, suivi par toutes les banques centrales, repose presque entièrement sur l’expérience de la stagflation de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Et les tours et détours théoriques qui ont produit le modèle d’équilibre général stochastique dynamique (DSGE) qui domine aujourd’hui (la critique de Lucas, la macroéconomie des nouveaux classiques, les différentes versions du "nouveau keynésianisme") ont été largement oubliés. Le résultat est qu’un cadre théorique centré sur le ciblage de l’inflation est présenté comme une vérité éternelle, alors qu’il n’a qu’une trentaine d’années et qu’il n’a eu qu’un succès très limité en tant que théorie explicative/prédictive ou en tant que guide pour la politique économique.
La situation n’est pas aussi mauvaise en dehors de la macroéconomie. Mais, dans la mesure où les théories macroéconomiques sont erronées, les résultats de la plupart des analyses microéconomiques ne peuvent être considérés que comme partiels et provisoires. Et une conscience de l’histoire intellectuelle nous conduirait à une vision beaucoup plus prudente de nos théories et outils actuels, notamment en ce qui concerne la théorie des jeux. »
John Quiggin, « Should economists know their own history », 19 janvier 2025. Traduit par Martin Anota
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