jeudi 9 janvier 2025

Comment l’orthodoxie a abandonné les principes économiques universels

« Mon récent Substack sur l’élection de Donald Trump et son accession au pouvoir présidentiel a suscité beaucoup d’attention tout comme de critiques de la part de personnes qui ont interprété à tort l’article comme un hymne en faveur de Donald Trump. Je suis très heureux que le billet ait attiré l’attention de Martin Wolf du Financial Times, l’un des analystes les plus respectés des politiques économiques domestiques et internationales. Vous pouvez trouver sa critique et ma très courte réponse (dans la section des commentaires) au bas de l’article originel ici. Mon propos dans la réponse était de dire que les principes fondamentaux de la mondialisation néolibérale ont été abandonnés par les économistes orthodoxes bien avant le 20 janvier. Cette date n’est qu’un événement symbolique : ce jour-là prendra fin l’ère de la mondialisation néolibérale qui avait commencé (dans cet épisode de mondialisation) avec la chute du mur de Berlin. Pourtant, la plupart de ses éléments ont été démantelés bien avant et par des personnes qui n’ont jamais reconnu ouvertement l’avoir fait.

Je sais que de nombreux économistes néolibéraux mainstream aiment considérer l’arrivée de Donald Trump comme un acte de Dieu. Ils le considèrent comme un séisme ou une tempête soudaine dont personne ne peut comprendre l’origine. On a néanmoins affirmé (et je pense que c’est évident) que les graines de son ascension ont en fait été semées par des politiques néolibérales qui ont progressivement perdu le soutien populaire. Ce n’est pas un hasard si 77 millions de personnes ont voté pour Trump, ni si des mouvements similaires se produisent actuellement dans de grands pays occidentaux comme l’Allemagne et la France et les déstabilisent politiquement. Cet aspect interne et le rôle du néolibéralisme dans l’accroissement des inégalités, la réduction de la mobilité sociale, l’augmentation de la morbidité et de la mortalité parmi les classes moyennes aux États-Unis, la dissociation entre les intérêts des riches et ceux du reste de la société, ont été largement documentés dans la littérature en science économique et en science politique. Ce n'est pas sur ce point que je veux m'étendre.

Je voudrais, au contraire, me focaliser sur l’abandon des principes néolibéraux sur la scène internationale. C’est un sujet particulièrement pertinent pour le Financial Times, qui est considéré par la communauté du développement international comme le journal de référence. Le Financial Times a une perspective internationale qui fait défaut au Wall Street Journal par exemple. Mais le Financial Times a trompé ses lecteurs en leur faisant croire, ou en ne les faisant pas remarquer, que la plupart des dirigeants néolibéraux ont en fait abandonné les principes de la mondialisation qu’ils ont eux-mêmes défendu depuis une vingtaine d’années ou plus. Le Financial Times, à mon avis, a échoué à le faire en raison de sa politique anti-chinoise virulente et de son obsession pour le succès de la Chine. Or, cette obsession pour le succès de la Chine, ou plutôt cette aversion pour son succès (ou le souhait de son échec), n’a de sens que si l’on considère la Chine sous un angle strictement politique ou stratégique. La Chine peut alors être un grand concurrent, un rival ou même un ennemi de l’Occident. Mais cela n'a aucun sens si l'on considère le succès de la Chine d'un point de vue internationaliste ou cosmopolite, ce qui est en principe ce que les économistes du développement sont censés faire. De ce point de vue particulier, le succès de tout pays en développement, qu'il s'agisse de la Chine, du Nigeria, de l'Indonésie, du Tchad, du Paraguay ou du Mali, devrait être salué. Donc, c'est là la première incohérence.

Il y a aussi l’incohérence suivante : que le succès chinois soit en partie attribué au vol de technologies occidentales. Je peux en témoigner, après avoir travaillé pendant plus de vingt ans à la Banque mondiale, que la plainte permanente que j’ai entendue était que les pays pauvres sont "malheureusement" incapables d’utiliser avec succès la technologie des nations plus développées en raison de leur corruption ou de leur manque d’éducation. Non celle que l’Occident ne soit pas désireux de la partager avec eux. Ainsi, lorsqu’un pays comme la Chine a finalement montré qu’il était effectivement capable de copier la technologie occidentale, d’utiliser sa taille comme moyen de négociation et d’améliorer les technologies étrangères, du point de vue cosmopolite que le Financial Times prétend avoir, ce succès aurait dû être salué et bienvenu. Au contraire, il a été tourné en dérision et présenté comme du vol. Les organisations internationales devraient, en fait, conseiller l’Éthiopie et la Tanzanie sur la manière de répliquer la copie chinoise des technologies occidentales plutôt que de traiter cela comme un acte illégal. C’est la deuxième incohérence.

La troisième incohérence, qui est en quelque sorte multiple, est que les aspects internationaux de la mondialisation néolibérale ont été abandonnés par ceux qui la défendaient. Je vais les examiner un par un.

Les droits de douane. Depuis la création du système de Bretton Woods et les principes fondamentaux de la mondialisation, les droits de douane sont parfois considérés comme un mal nécessaire, mais en principe comme un instrument dont l’usage doit être découragé et le plus limité possible. Cela a été la politique régulièrement poursuivie par les pays développés et en développement depuis le début des années 1980. Les récentes augmentations des taux de droits de douane aux États-Unis et en Europe marquent ainsi une rupture avec l’un des principes fondamentaux de la mondialisation. L’augmentation des droits de douane sur les importations chinoises a commencé sous la première administration de Donald Trump, mais a très vite été reprise par Joe Biden et son administration. Cette dernière a en outre étendu la politique de protection tarifaire contre les produits chinois et a même menacé dans certains cas d’interdire complètement les importations de certains produits comme les véhicules électriques.

Les blocs commerciaux. Cela a été une approche régulièrement adoptée par les mondialistes de s’opposer aux blocs commerciaux. Il n’est pas nécessaire de remonter à La Route de la servitude de Hayek pour découvrir que les blocs commerciaux sont généralement associés à des régimes militaristes ou autarciques qui tentent de créer des zones d’influence économique. Mais plus récemment, cette politique particulière a trouvé la faveur de l’establishment néolibéral, notamment de la rédactrice en chef du Financial Times, Rana Faroohar, qui a publié un livre influent et largement commenté, basé sur un certain nombre de ses écrits et discours antérieurs. Dans ce livre, elle plaide en faveur du retour aux États-Unis des emplois apparemment perdus au profit de la Chine et en faveur de l’"amicalisation" (friend-shoring) (voir mon opinion à son propos ici). Le "friend-shoring" n’est qu’un mot différent pour désigner la création de blocs commerciaux à motivation politique. C’est une politique qui, en réalité, n’ose pas dire son vrai nom car c’est la même politique que celles suivies dans les années 1930 par le Royaume-Uni avec les préférences du Commonwealth, l’Allemagne nazie avec la zone d’Europe centrale de la Grossdeutschland ou le Japon avec la zone de Co-Prospérité. Ils sont l’antithèse de toute idée normale de ce que la mondialisation devrait signifier.

Les politiques industrielles, comme les droits de douane, ne sont considérées comme acceptables que dans des circonstances extrêmes. Elles ne sont jamais applaudies par les partisans de la mondialisation car elles conduisent à des subventions injustes de la production domestique et biaiseles incitations par rapport à ce qu’elles auraient été dans un monde concurrentiel. Mais cette politique a également récemment trouvé grâce auprès des économistes néolibéraux orthodoxes et même du Financial Times. Le débat se centre désormais sur la manière dont une telle politique devrait être menée et il semble y avoir un consensus général sur le fait que Biden a fait un grand pas en avant en l’institutionnalisant avec l’Anti-Inflation Act. Le problème, de nouveau, avec cette politique est qu’elle est incompatible avec l’idée de mondialisation et de dépolitisation de la prise de décision économique. Comme je le mentionnerai dans la partie conclusive, elle laisse la communauté du développement dans le désarroi parce que si la politique industrielle est bonne pour les États-Unis ou pour l’Europe, la question est de savoir pourquoi une telle politique devrait contre-indiquée en Égypte ou au Nigéria.

La coercition économique n’est pas non plus acceptée par les économistes libéraux. Pourtant, elle a été de plus en plus utilisée aux États-Unis et en Europe. Trump y a eu largement recours et il a multiplié les sanctions contre des régimes politiques qu’il n’aimait pas, comme Cuba et le Venezuela. Ces régimes de sanctions ont perduré sous Biden : les États-Unis ont actuellement 38 régimes de sanctions différents qui affectent d’une façon ou d’une autre plus de cinquante pays. Ils ont été considérablement renforcés avec les guerres en Ukraine et en Palestine, avec la saisie des actifs russes et, chose assez incompréhensible, avec la punition infligée aux oligarques russes pour ne pas avoir été suffisamment puissants politiquement pour arrêter la guerre de Poutine. En tout cas, l’usage de la coercition économique est également contraire à l’idée de mondialisation néolibérale.

La libre circulation des travailleurs est en principe un objectif de la mondialisation. Elle n’a jamais été atteinte pour des raisons politiques, mais elle est au moins restée à l’ordre du jour et elle a été un objectif ambitieux. D’un point de vue purement mondial, il n’y a pas raison pour que le marché du travail ne soit pas internationalisé et n’embrasse pas l’entièreté du globe de la même façon que le marché du capital le fait. Mais je suis conscient que des raisons politiques dictent que les choses soient autrement. Pourtant, plus récemment, même l’objectif ambitieux de la libre circulation des travailleurs a été abandonné. Ce n’est pas seulement Trump qui a commencé à construire un mur contre le Mexique. Le mur a continué à être construit sous Biden. De même, les expulsions d’immigrés sans papiers ont continué sous Biden, comme elles ont d’ailleurs été pratiquées sous Obama. Ce n’est pas quelque chose que Trump a inventé : la politique anti-immigration aux États-Unis s’est progressivement durcie au cours des 10 voire  15 dernières années. Il en va de même, et de façon encore plus spectaculaire, dans l’Union européenne. Celle-ci plaide théoriquement pour le multiculturalisme et la multiethnicité, alors qu'elle érige en même temps des frontières physiques dans les régions limitrophes et multiplie les patrouilles anti-migrants en Méditerranée. Il est dans son propre intérêt que le nombre de morts provoquées par ces barrières et patrouilles ne soit jamais révélé et ne puisse être qu’estimé. Or, il s'élève à plusieurs milliers par an.

Alors, que pouvons-nous penser lorsque nous cherchons à nous faire une image d’ensemble ? Nous concluons que tous les ingrédients essentiels de la mondialisation néolibérale ont été abandonnés par les économistes traditionnels et par l’administration démocrate aux États-Unis, comme ils le seront encore plus par Trump. C’est en ce sens que l’arrivée au pouvoir de Trump le 20 janvier représente une date symbolique du rejet final de ces principes. Les objectifs ne sont plus la libre circulation des biens parce que les droits de douane les bloquent ; la circulation des technologies est limitée en raison de prétendues préoccupations de sécurité ; la circulation des capitaux est réduite parce que les Chinois (et plus récemment les Japonais comme dans le cas de US Steel) ne sont souvent pas autorisés à acheter des entreprises américaines ; la mobilité du travail a été sévèrement restreinte. Mais alors, quels sont les ingrédients essentiels de la mondialisation néolibérale qui ont été laissés intacts ?

Mon propos ici n’est pas de discuter de la question de savoir si l’abandon de ces principes est bon pour les États-Unis, l’Europe, la Chine ou le monde ou non. Il s’agit simplement de montrer que Trump n’est pas le seul agent du changement, mais que ces principes sont en suspens depuis au moins une décennie, voire une décennie et demie. Le Financial Times a induit ses lecteurs en erreur en n’indiquant pas clairement que sa promotion des blocs commerciaux et la révision d’autres principes clés signifient en réalité l’abandon de la mondialisation néolibérale en tant que projet. Cela se produit à cause (i) de la concurrence géostratégique avec la Chine et parce que (ii) de telles politiques néolibérales ont été domestiquement néfastes pour les classes moyennes occidentales.

Un problème important qui est rarement noté (et que le Financial Times aurait dû noter) est que l’abandon de ces principes laisse le système de Bretton Woods en désordre. Comme je l’ai mentionné dans un de mes précédents billets, il y a eut deux caractéristiques essentielles structurant le système international : en 1944 puis ensuite (bien que moins formellement qu’en 1944), au début des années 1980 avec l’introduction du Consensus de Washington à l’échelle mondiale dans les pays anciennement communistes ainsi qu’en Inde, en Afrique et en Amérique latine. Mais si le consensus de Washington a été, et peut être légitimement, critiqué, il avait au moins une certaine cohérence. L’abandon actuel des principes de la mondialisation néolibérale laisse le domaine du développement international dans le chaos, parce qu’il n’est pas du tout clair quels types de politiques devraient être suggérés ou imposés au reste du monde. On ne peut pas imaginer comment une mission de la Banque mondiale en Egypte pourrait plaider en faveur d’une réduction des tarifs douaniers ou des subventions alors que dans le même temps, le pays le plus important, pas seulement sur le plan économique mais aussi en termes d’idéologie économique suggérée ou imposée, en l’occurrence les Etats-Unis, augmente ses tarifs douaniers et ses subventions. Toute l’idéologie qui sous-tend les relations économiques internationales doit être repensée. Peut-être que nous devons créer un nouveau système qui permettrait des blocs commerciaux et des tarifs douaniers, pas de migration de main-d’œuvre et pas de transfert de technologies, mais cela devrait être codifié et expliqué au reste du monde. Pourtant, personne n’a jusqu’à présent mentionné que nous (le monde) devons créer un tel nouveau système. C’est pourquoi nous nous trouvons actuellement dans une situation où les règles n’existent plus. Elles sont traitées de manière totalement ad hoc : un certain ensemble de règles est utilisé dans un pays ou dans un groupe de pays et d’autres règles sont utilisées dans un autre groupe de pays. Tout cela est justifié sur la base d’intérêts nationaux. Ce n’est pas une position illégitime, mais il faut être clair sur ce qu’elle implique. Elle implique un retour à des politiques mercantilistes où les intérêts des pays individuels sont primordiaux. Cela signifie également l’abandon de toute perspective cosmopolite et internationaliste où les règles sont, du moins en principe, universelles. Nous n’avons plus de règles universelles et le principal responsable de cette absence de règles universelles n’est pas Trump, mais la vision du monde où les intérêts politiques domestiques et les prétendues préoccupations de sécurité sont au-dessus de tout le reste. Nous ne vivons pas dans un monde de mondialisation, mais de régionalismes morcelés et même de nationalisme. »

Branko Milanovic, « How the mainstream abandoned universal economic principles (but forgot to mention it) », Global Inequality and More 3.0, 8 janvier 2025. Traduit par Martin Anota


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