vendredi 31 janvier 2025

Trump, l'ALENA et le Mexique, ou comment endommager l'industrie américaine

« Un jour seulement après son investiture, Donald Trump a suggéré qu’il avait l’intention d’imposer des droits de douane de 25 % au Canada et au Mexique d’ici le 1er février, c’est-à-dire d’ici le prochain week-end.

J’ai le sentiment que les marchés financiers n’ont pas tenu compte de cette déclaration, précisément parce que ces droits de douane seraient une mesure manifestement autodestructrice. Certes, les investisseurs ont probablement pensé que Trump trouverait sûrement une excuse pour annuler les droits de douane. Par exemple, le Mexique et le Canada pourraient faire des déclarations creuses à propos de la lutte contre la drogue et les migrants et Trump crierait victoire. Ou peut-être que les droits de douane seraient maintenus pendant quelques jours, puis annulés en échange de quelques concessions symboliques.

Mais comme je le dis depuis un certain temps, vous ne devriez pas supposer qu’une personne comprenant le fonctionnement des droits de douane ait l'oreille de Trump ou, du moins, soit prête à lui dire tout ce qu'il ne veut pas entendre. Et lundi le Wall Street Journal a rapporté que les conseillers de Trump veulent tout d'abord imposer des droits de douane et ne négocier qu’après des concessions.

Ainsi, il semble assez probable que Trump imposera effectivement des droits de douane élevés à nos voisins dans quelques jours. Je ne sais pas si cela se produira ni, même s'il le fait, s’il pourrait trouver une raison pour annuler les droits de douane quelques jours plus tard. Mais je ne pense pas que les gens prennent pleinement conscience à quel point des droits de douane même temporaires sur le Canada et le Mexique seraient dommageables.

D’une part, l’Accord de libre-échange nord-américain (que Trump a rebaptisé l’Accord États-Unis-Mexique-Canada après quelques changements essentiellement cosmétiques) est en fait un contrat que tout le monde supposait contraignant. L’ALENA n’était pas une déclaration de principes ou d’intentions ; c’était un pacte formel éliminant de façon permanente la plupart des droits de douane et d’autres barrières commerciales à nos frontières au nord et au sud.

Maintenant, un président américain menace d'ignorer ce pacte et d'imposer unilatéralement des droits de douane élevés. Dans ce cas, vous devez vous demander à quoi sert-il de négocier avec les États-Unis ? À quoi sert un accord si un président américain peut décider de l'ignorer quand cela lui chante ?

Bien sûr, la perte de crédibilité des États-Unis s’étend à des domaines qui vont bien au-delà de l’économie : à l’avenir, quel pays sensé fera confiance aux garanties américaines lorsqu’il s’agira de protéger la sécurité de sa nation ?

Mais revenons à l’économie : la chose cruciale à comprendre à propos de l'ALENA est qu'il ne s'agissait pas vraiment d'un accord de libre-échange proprement dit. Les droits de douane étaient déjà bas avant que l’accord n’entre en vigueur. Ce que l'ALENA a fait (ou ce que tout le monde pensait qu'il ferait) était de garantir que les droits de douane resteraient bas, ce qui a permis aux entreprises de faire des investissements sur cette base.

Afin d’expliquer ce qu'a fait l'ALENA, permettez-moi de donner quelques graphiques tirés d'une analyse très utile du Congressional Budget Office publiée en 2003 à l'occasion du dixième anniversaire de l'accord.

Premièrement, les droits de douane américains sur les produits mexicains étaient très faibles (d’environ 3 %) bien avant que l’ALENA ne soit promulgué et qu’il n’entre en vigueur :

Taux de droits de douane américain moyen sur les importations de biens en provenance du Mexique (en %)

Le Mexique, d’un autre côté, avait des droits de douane très élevés. Comme de nombreux pays en développement, il a passé plusieurs décennies après la Seconde Guerre mondiale à suivre une stratégie d’"industrialisation par substitution aux importations". Cela consistait à essayer de construire une base industrielle pour approvisionner le marché domestique, avec des droits de douane et des quotas d’importation protégeant l’industrie domestique de la concurrence étrangère. Dans les années 1980, cependant, de nombreux économistes et décideurs politiques ont abandonné cette stratégie et se sont penchés sur le succès de la Corée du Sud et d’autres économies asiatiques qui ont poursuivi des stratégies "extraverties", en exportant des biens manufacturés vers le marché mondial.

Ce changement de la pensée économique a eu d’importantes conséquences dans le monde réel. Le Mexique, en particulier, a radicalement changé ses politiques économiques, en réduisant drastiquement les droits de douane :

Taux de droits de douane moyen du Mexique (en %)

Il convient néanmoins de souligner que l’essentiel de cette réduction des droits de douane a eu lieu avant l’ALENA, essentiellement entre 1985 et 1988.

Je pense que je dois souligner que, même si le Mexique a bien réussi à devenir un exportateur de biens manufacturés, il a beaucoup moins réussi à transformer cette réussite en une croissance rapide du revenu par habitant et des niveaux de vie. Mais l'énigme de la croissance décevante du Mexique est un sujet pour un autre jour.

Ce que je veux dire, c’est que les États-Unis et le Mexique avaient des relations commerciales assez libres l’un avec l’autre, avec de faibles barrières douanières, avant que l’ALENA n’entre en vigueur au début de l’année 1994. Donc, vous auriez pu vous attendre à ce que l’accord n’ait pas beaucoup d’effets. En fait, l’ALENA a été suivi d’une croissance rapide des échanges transfrontaliers :

Echanges commerciaux entre les Etats-Unis et le Mexique (en % du PIB américain)

Pourquoi cela s'est-il produit ? Il n'y a pas de grand secret derrière. Une grande partie du commerce international est le résultat d'une planification à long terme. Pour créer quelque chose comme l'industrie automobile nord-américaine moderne, un système profondément intégré dans lequel divers composants d'une voiture finie peuvent être fabriqués dans les trois pays, avec des pièces traversant parfois la frontière sept ou huit fois, les entreprises ont dû faire de nombreux investissements transfrontaliers et restructurer soigneusement la géographie de leur production.

Ils étaient prêts à faire ces investissements et à s'engager dans ce genre de planification à long terme seulement parce que l'ALENA leur donnait l'assurance que la question du dosage du libre-échange en Amérique du Nord était réglée. Maintenant, soudainement, il semble que cette assurance était mal placée.

Ainsi, même si Trump n’impose des droits de douane que brièvement, on peut s’attendre à ce que les sociétés commencent à se préparer à une ère où les accords commerciaux solennels sont traités comme de simples suggestions, sujets à une révision ou à une abrogation au gré des caprices de celui qui occupe la Maison Blanche. Cela conduira à une réduction progressive de l’intégration géographique de l’industrie nord-américaine, un glissement progressif vers l’autosuffisance nationale. Et cela va à son tour dégrader notre efficacité et notre compétitivité industrielles.

Si Trump impose réellement ces droits de douane et les laisse en place, les perturbations économiques seront immenses. Mais même s’il ne le fait pas, les États-Unis ont déjà subi une perte de crédibilité préjudiciable. Et la crédibilité, une fois perdue, est difficile à regagner. »

Paul Krugman, « How to damage US manufacturing », Krugman Wonks Out (blog), 28 janvier 2025. Traduit par Martin Anota 


Aller plus loin…

« Les conséquences économiques du second mandat de Trump » 

« Petite macroéconomie des droits de douane » 

« Quelles ont été les conséquences de la guerre commerciale de Trump pour les Etats-Unis ? »

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