jeudi 16 janvier 2025

Le très mauvais excédent de mille milliards de dollars de la Chine

« L'année dernière, la Chine a enregistré le premier excédent commercial de mille milliards de dollars de l'Histoire. Voici l'un des nombreux graphiques qui circulent, un graphique de Bloomberg :

Excédent commercial de la Chine (en dollars)

La Chine devrait-elle se réjouir de son succès ? Non, cet excédent est un signe de faiblesse, non d’une force, un symptôme de l’apparente incapacité de la Chine à s’attaquer à ses problèmes économiques fondamentaux.

Mais les partenaires commerciaux de la Chine ne s’en réjouiront pas non plus. Les excédents commerciaux géants de la Chine créent aussi des problèmes dans d’autres pays, mais pas les problèmes que les mercantilistes sommaires comme Donald Trump imaginent. Et la tentative de la Chine d’exporter ses problèmes (car c’est bien de cela dont il s’agit) se heurtera à une réaction protectionniste. En fait, cela se serait produit même si Trump n’avait pas été sur le point de prendre ses fonctions.

Tout d’abord : lorsqu’un pays enregistre un excédent commercial, qu’est-ce que cela nous dit ? Beaucoup de gens, notamment Trump bien sûr, pensent qu’un tel excédent est un signe de force nationale : si vous vendez plus à d’autres pays que vous ne lui en achetez, cela doit être le cas parce que vous les surpassez. Mais ce n’est pas du tout ainsi que cela fonctionne.

Car la balance des paiements d'une nation est toujours à l’équilibre, c'est-à-dire (avec quelques légers ajustements techniques) :

Solde commercial + Entrées nettes de capitaux = 0

Je rencontre souvent des gens qui croient qu'une économie prospère, une économie qui connaît une croissance rapide de la productivité et qui est meneuse dans les technologies de pointe, va à la fois enregistrer de gros excédents commerciaux parce qu'elle est très compétitive et attirer beaucoup de capitaux étrangers parce qu'elle constitue un bon investissement. Mais c'est arithmétiquement impossible.

En fait, lorsqu’une économie dépasse ses rivales en termes de productivité et de technologie, elle attire généralement beaucoup d’investissements étrangers, mais cela signifie qu’elle enregistre un déficit commercial et non un excédent. Un exemple : la productivité américaine s’éloigne de celle de l’Europe à partir de 1995 environ, car les Américains ont su plus rapidement tirer profit des technologies de l’information. En conséquence, les capitaux étrangers ont commencé à affluer et cela a entraîné un plus gros déficit commercial américain :

Exportations nettes de biens et services des Etats-Unis (en % du PIB)

À l’inverse, lorsque les pays connaissent une forte baisse de leur déficit commercial ou une augmentation de leurs excédents commerciaux, c’est généralement parce que quelque chose de négatif s’est produit. Voyez ce qui est arrivé aux comptes courants (une définition large de la balance commerciale) en Europe du Sud pendant la crise de l’euro il y a 15 ans :

Solde courant (en % du PIB)

De toute évidence, la Grèce, le Portugal et l'Espagne n'ont pas connu d’énormes gains de compétitivité. Ce qui s'est produit, c'est plutôt un "arrêt soudain" (sudden stop), une cessation soudaine des flux de capitaux lorsque les investisseurs perdent confiance dans la capacité de ces pays à rembourser leurs dettes. Cela a entraîné une baisse drastique des importations, largement due aux politiques d'austérité qui ont fait basculer ces pays dans de très profondes récessions.

Heureusement, la Chine n'est pas dans ce genre de problème. Mais comme je l'ai écrit il y a deux semaines, l'économie chinoise a de grandes difficultés à s'adapter à la perspective d'une croissance économique plus lente ; les taux d'investissement extrêmement élevés ne sont plus soutenables face aux rendements décroissants et pourtant le gouvernement reste réticent à faire ce qui est évident et à savoir stimuler les dépenses de consommation.

Enregistrer d’importants excédents commerciaux est une façon de compenser la faiblesse de la demande domestique. Et la Chine a favorisé ces gros excédents commerciaux en affaiblissant la valeur de sa monnaie ("réel" signifie que le taux de change est ajusté en fonction des différences internationales dans l’inflation, "effectif" signifie que nous regardons une moyenne pondérée des taux de change vis-à-vis des devises des partenaires commerciaux de la Chine) :

Taux de change effectif large réel de la Chine (en indices, base 100 = 2020) 

Il ne fait aucun doute que l'important excédent commercial de la Chine contribue à maintenir son économie à flot…. pour l'instant. Mais la politique du faible yuan risque fort de se retourner contre elle, car le reste du monde n'acceptera pas ces excédents très longtemps.

Pourquoi pas ? Trump et ses partisans affirment que lorsque de méchants étrangers comme les Chinois ou les Canadiens ont des excédents commerciaux avec les États-Unis, ils volent en quelque sorte quelque chose aux Américains, mais c'est un argument incohérent. En fait, il y a un argument parfaitement valide selon lequel la Chine rend service aux autres nations en vendant des marchandises utiles à bas prix et que l'excédent commercial de la Chine enrichit l'Amérique dans son ensemble (et l'Europe dans son ensemble).

Mais cet argument ne tient pas la route politiquement, pour de très bonnes raisons : qu’est-ce que cette "Amérique dans son ensemble" dont vous parlez ?

Prenons l’exemple de ce que l’on a appelé le "choc chinois" (China shock), ou peut-être devrions-nous plutôt l’appeler le premier choc chinois, créé par l’explosion des importations américaines en provenance de Chine à partir de la fin des années 1990. Ces importations ont détruit 1 à 2 millions d’emplois dans le secteur manufacturier, mais ce n’est pas un chiffre énorme dans une économie aussi importante et dynamique que celle des Etats-Unis ; dans le cours normal des événements, environ 2 millions de travailleurs sont licenciés chaque mois .

Mais comme l'a montré un article influent d'Autor, Dorn et Hanson, ces destructions d'emplois n'ont pas été réparties de manière uniforme à travers les Etats-Unis. Elles étaient plutôt concentrées dans un nombre relativement restreint de lieux et elles ont eu un effet dévastateur sur certaines communautés.

Mon exemple favori est celui de l'industrie du meuble, où l'emploi a chuté d'environ 300.000, soit de 45 %, dans les années 2000, en grande partie à cause des importations en provenance de Chine. Ce n'est pas un chiffre important dans une économie de 150 millions de travailleurs. Mais la fabrication de meubles était concentrée dans le Piedmont en Caroline du Nord. Par exemple, environ un travailleur sur six dans la zone métropolitaine de Hickory-Lenoir-Morgantown était employé par l'industrie du meuble et de nombreux autres emplois étaient indirectement soutenus par ce secteur. Les importations chinoises ont donc durement touché cette communauté.

Un économiste naïf dirait que si les importations augmentent le revenu national global, ce qui est généralement le cas, il y a une réponse simple : les gagnants doivent compenser les perdants et tout le monde y gagnera. Mais il y a deux gros problèmes avec cette idée. D'abord, cela n'arrive jamais: en pratique, les gagnants ne compensent pas les perdants. Ensuite, l'argent ne peut pas compenser la perte de communauté dans des endroits durement touchés par la concurrence étrangère.

Un argument plus sophistiqué serait que l'économie change perpétuellement, les importations n'étant qu'une des nombreuses forces qui peuvent saper les secteurs régionaux ; ce sont les changements de mode, et non la mondialisation, qui ont détruit l'industrie des cols et des manchettes de Troy, dans l'État de New York. Et nous ne pouvons pas empêcher le changement.

En pratique, néanmoins, les pertes d’emplois régionales provoquées par la hausse des importations génèrent un puissant contrecoup politique. Donc le reste du monde n’acceptera pas que la Chine tente d’exporter l’échec de sa politique. Trump imposerait probablement des droits de douane élevés à la Chine quoi qu’il arrive, mais cet excédent commercial géant signifie que l’Europe, le Royaume-Uni et probablement tous les autres pays feront de même.

Est-ce que je suis en train de dire que Trump a raison ? Non. Les droits de douane sur la Chine sont inévitables à moins que la Chine ne fasse des changements majeurs dans sa politique, mais les droits de douane doivent être judicieux et refléter de réelles préoccupations politiques, non une croyance viscérale que les déficits commerciaux signifient que vous êtes perdant. De plus, même compte tenu de ce que j’ai dit, des droits de douane de 60 % sont largement excessifs. Et comme l’excédent commercial de la Chine est une préoccupation mondiale, nous devrions agir de concert avec nos alliés, au lieu de nous mettre à dos l’Europe, le Canada et le Mexique en imposant des droits de douane à tout le monde. Entre autres, n’oublions pas que Trump s’est essentiellement dégonflé face à la Chine la dernière fois après que celle-ci ait riposté en s’attaquant aux exportations agricoles américaines ; cela aurait beaucoup moins de chances de se produire si les Etats-Unis travaillaient avec ses alliés, non contre eux.

Mais même si la réponse à l'excédent de mille milliards de dollars de la Chine pourrait et devrait être bien plus judicieuse que je ne le crains, cet excédent est une mauvaise nouvelle pour la Chine et un problème pour tous les autres. C'est un signe d'incapacité à s'attaquer aux problèmes du pays et cela n'apportera pas de soulagement économique pendant très longtemps. »

Paul Krugman, « China’s very bad, no good trillion-dollar trade surplus », Krugman Wonks Out (blog), 16 janvier 2025. Traduit par Martin Anota 



Aller plus loin… 

« Quelles ont été les conséquences de la guerre commerciale de Trump pour les Etats-Unis ? » 

« Les effets durables du choc chinois sur le marché du travail américain » 

« Le commerce international a créé des gagnants et des perdants dans les pays développés » 

« Mondialisation : qu’est-ce que les économistes ont pu manquer ? » 

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