lundi 13 janvier 2025

L'histoire de l'économie américaine ne se résume pas à la croissance

« James Carville, le stratège électoral de Bill Clinton, souhaitait que sa campagne présidentielle de 1992 se concentre sur trois messages simples. Mais l’un d’eux a dépassé son contexte initial : it’s the economy, stupid.

Que penser alors du basculement décisif en faveur de Donald Trump, dans un contexte de chômage bas, d’inflation en baisse et de taux de croissance économique que la plupart des pays riches envieraient ? Les électeurs ne se soucient-ils plus des performances économiques ? Ou ont-ils été mal informés sur la vraie vigueur de l’économie américaine sous Joe Biden ? Ou y a-t-il une autre explication au fait que les démocrates aient présidé sur une forte croissance, mais pourtant perdu ?

Prenons ces possibilités l’une après l’autre. De nombreuses personnes sont si tribales dans leur loyauté politique que leur satisfaction à l’égard de l’économie dépend presque entièrement de l’identité de la personne qui est au pouvoir. Vous pouvez le voir dans les brusques changements d’opinion à chaque changement de parti à la présidence. Depuis de nombreuses années, il s’est avéré que lorsqu’un démocrate est à la Maison Blanche, les inscrits démocrates sont beaucoup plus confiants à l’égard de l’économie que les inscrits républicains. Lorsqu’un républicain est au pouvoir, c’est l'inverse.

L’ampleur de ces changements de sentiment infléchis par la politique est aussi grande, voire plus grande, que celle qui se produit en réponse à des événements économiques réels, tels que la crise financière de 2008 ou la contraction provoquée par la pandémie de Covid-19 en 2020. En d’autres termes, lorsque vous demandez aux gens à quel point ils ont confiance dans l’économie, ils vous disent en fait à quel point ils ont confiance envers le président.

Mais il serait toutefois erroné de conclure que la performance réelle de l’économie n’a aucune importance pour les électeurs. D’une part, les électeurs disent aux sondeurs qu’elle est très importante. En octobre, Gallup a constaté que 52 % des personnes interrogées déclaraient que l’économie avait une influence "extrêmement importante" sur leur vote pour le président. C’est le pourcentage le plus élevé depuis 2008 et le plus élevé de tous les enjeux de cette élection.

Cela nous amène à une énigme. Les Américains ont voté décisivement pour le changement et pourtant la plupart des indicateurs clés suggèrent que l'économie américaine se porte bien. Les électeurs ont-ils simplement été mal informés ?

L’indicateur la plus simple de la performance économique est la croissance du PIB réel, un indicateur pour lequel les performances américaines sont enviables. Les États-Unis ont connu une croissance de plus de 10 % entre fin 2019 et le deuxième trimestre 2024. Les meilleurs parmi les autres pays du G7, en l’occurrence l'Italie et le Canada, ont connu une croissance environ moitié moindre. Le Royaume-Uni a connu une croissance de moins de 3 %. L'Allemagne n'a pas connu de croissance du tout.

Ou regardons le chômage : le taux de chômage aux États-Unis est tombé à seulement 3,4 % à certains moments en 2023, son plus faible niveau depuis les années 1960. Désormais, il est légèrement supérieur à 4 %, ce qui reste un niveau meilleur qu’à n’importe quel moment au cours des 16 années où George W. Bush ou Barack Obama étaient au pouvoir. Tous deux ont pourtant été confortablement réélus. Si la croissance américaine, même après ajustement de l’inflation, fait envie au reste du monde développé et que le chômage est proche de ses plus bas records, quelle sorte d’idiot voterait pour un changement pour des raisons économiques ?

Ce sont peut-être les commentateurs qui ont été les idiots. Si l’on regarde au-delà des indicateurs standards, il y a de nombreux signes de difficultés économiques. Jason Furman, ancien conseiller économique principal de l’administration Obama, en a relevé plusieurs.

Il y a le taux d’emploi de la population d'âge intermédiaire (prime-age), qui correspond à la proportion de personnes âgées de 25 à 54 ans qui occupent un emploi. Cet indicateur montre combien de personnes sont engagées sur le marché du travail et il diminue si les personnes abandonnent leur recherche d’emploi, sont trop malades pour travailler ou estiment simplement avoir mieux à faire de leur temps que de travailler pour gagner de l’argent. Aux États-Unis, ce taux a à peine retrouvé le niveau qu’il atteignait juste avant la pandémie. Dans la zone euro, qui est censée être en difficulté, il est significativement plus élevé. Malgré un faible taux de chômage, peut-être que l’économie américaine a eu du mal à satisfaire les personnes les plus susceptibles de penser qu’elles devraient avoir un emploi ?

Et même si les salaires ont augmenté plus vite que l’inflation, la tendance est beaucoup moins positive depuis 2019 qu’elle ne le fut au cours des années précédentes. Le revenu médian réel des ménages a diminué depuis 2019 et le taux de pauvreté a augmenté.

La colonne Alphaville du Financial Times a également mis en lumière le ventre mou de l'économie américaine. Elle souligne que si les salaires ont, en moyenne, augmenté plus vite que l'inflation, cela n'est peut-être pas le cas pour les ménages à faibles revenus. Nous avons vu de nombreux signes de "cheapflation", une tendance des produits bon marché à voir leur prix augmenter plus vite que leurs variantes plus chères. L'effet cumulé est loin d'être néglogeable et les ménages les plus pauvres sont presque certainement plus vulnérables.

La conclusion à tirer de tout cela ? L’économie est un système complexe et ce n’est pas parce que certaines choses vont bien pour certaines personnes que cela signifie que tout va bien pour tout le monde. Et, en particulier, pas pour les électeurs indécis sur les questions qui important le plus pour eux.

Les défenseurs de l’administration Biden pourraient raisonnablement souligner qu’il a fait de son mieux pour remédier aux faiblesses de l’économie américaine, et plus raisonnablement encore, souligner que les remèdes proposés par Trump, à savoir les expulsions de masse et les taxes douanières généralisées, risquent davantage de nuire au patient que de le guérir. D’accord. Mais si la question est de savoir pourquoi les électeurs américains n’ont pas compris que l’économie se portait à merveille, c’est la question elle-même qui est le problème.

L'économie a plusieurs facettes et une économie robuste pour certains ne signifie pas nécessairement une économie robuste pour tout le monde. Avec cela en tête, c'est toujours l'économie, idiot. »

Tim Harford, « High growth doesn’t tell the story of the US economy », novembre 2024. Traduit par Martin Anota 

 

Aller plus loin…

« La croissance américaine est la plus forte sous présidence démocrate » 

« Les conséquences économiques du second mandat de Trump »

« Pourquoi déteste-t-on l'inflation ? »

« L’insécurité économique explique-t-elle la montée du populisme de droite ? »

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