vendredi 17 janvier 2025

L’avantage comparatif est-il valide dans un monde géopolitique ?

« La géopolitique est la grande nouvelle tendance de l'économie mondiale. Elle change tout, n'est-ce pas ? En lisant les flux d'actualités, il semble que le libre-échange soit démodé et que le commerce administré soit à la mode. Il semble que l'avantage comparatif doive être jeté dans le feu de joie des concepts obsolètes. […]

Ce numéro de Factful Friday plaide pour une réflexion plus nuancée. L'avantage comparatif est un principe qui guide l'allocation efficace des ressources dans une économie mondiale sans risque et il est toujours valide, même s'il est moins pertinent.

La vraie question est celle-ci : comment devrions-nous utiliser le principe de l’avantage comparatif pour réfléchir à une politique commerciale et industrielle optimale ? Dans n’importe quel monde qui me vienne à l’esprit, les considérations d’efficacité économique devraient faire partie du processus d’élaboration des politiques économiques. Mais dans aucun monde qui me vienne à l’esprit, l’efficacité ne devrait être la seule considération.

La géopolitique a indéniablement introduit un degré accru d’incertitude dans le système commercial mondial. La militarisation de l’interdépendance a fondamentalement altéré la réalité sur le terrain. Les nations ne peuvent plus tenir pour acquises la stabilité et la prévisibilité des relations commerciales internationales. Les manœuvres géopolitiques et l’exploitation politique des interdépendances commerciales signifient que dans de nombreux cas les considérations stratégiques doivent prendre le pas sur les considérations d’efficacité.

Dans ce contexte, la doctrine traditionnelle de l’avantage comparatif nécessite une réévaluation nuancée. Si l’efficacité reste un critère essentiel, les décideurs politiques doivent désormais la mettre en balance avec les risques associés à une dépendance excessive vis-à-vis de partenaires commerciaux potentiellement antagonistes.

Nous ne sommes plus au Kansas. Le calcul clair du libre-échange, fondé sur les principes ricardiens, est désormais obscurci par des couches de risques géopolitiques. Les gouvernements doivent trouver un équilibre entre l’impératif d’efficacité économique et le besoin fondamental de résilience et de sécurité. L’efficacité est toujours une composante clé pour améliorer le bien-être des citoyens et le commerce joue toujours un rôle clé dans cette efficacité. Mais les implications de l’avantage comparatif en termes de politiques économique doivent être tempérées par des considérations de sécurité économique.

L’avantage comparatif n’est pas ce que la plupart des gens pensent qu’il est

D’accord, admettons que presque personne ne pense à l'avantage comparatif, ou du moins en comparaison avec la liste des personnes qui pensent à la Coupe du monde ou aux Jeux olympiques. Mais parmi ceux qui pensent au commerce, l'avantage comparatif est couramment utilisé comme justification du libre-échange. Cela nous amène naturellement à la question suivante.

Qu’est-ce que l’avantage comparatif ricardien ?

L’avantage comparatif n’est rien d’autre qu’un principe pour allouer efficacement des ressources rares. La loi formelle de l’avantage comparatif est une prédiction selon laquelle les pays tendent à exporter des biens relativement bon marché à produire sur le marché domestique et à importer des biens relativement coûteux à produire sur le marché domestique (en autarcie). Alan Deardorff a formalisé cela en 1980 dans son article publié dans le Journal of Political Economy, "The General Validity of the Law of Comparative Advantage". Il généralise ce que Ricardo nous a enseigné en 1817 dans son célèbre ouvrage Des Principes de l'Economie politique et de l'Impôt.

Le principe est indéniablement vrai dans le cadre simplifié dans lequel il a été présenté. La controverse est apparue avec son application à la politique commerciale. Voici le fil d’Ariane logique qui a si souvent été sous le feu des critiques.

1. L’efficacité économique est atteinte en suivant la loi de l’avantage comparatif. Ou, comme on peut le dire en termes simples : faites ce que vous faites le mieux et importez le reste.

2. Ignorez les déterminants de ce que "vous faites le mieux" et le rôle du commerce dans son façonnement. Cela revient à cacher sous le tapis des éléments comme les économies d’échelle, les économies d’agglomération, les dépendances à la trajectoire et les différentiels de croissance de la productivité entre les secteurs, entre autres choses.

3. Placez le bien-être économique national agrégé au sommet des objectifs politiques ; ignorez le risque.

Par essence, l’avantage comparatif était simplement l’extension internationale de la détermination par le marché de la question économique clé : qui doit fabriquer quoi ? Dans un marché libre, acheter le moins cher revient à suivre le principe de l’avantage comparatif.

Lorsque le libre-échange était dominant (sauf pour les produits agricoles et les armes)

Durant les décennies entre la chute du mur de Berlin et 2008, les pays du G7 ont agi comme si l’efficacité devait être la considération clé pour décider de la politique commerciale dans la plupart des secteurs. Par exemple, il était bien que les États-Unis n’aient pas de producteur d’équipements sans fil 5G, ni de producteur des semi-conducteurs les plus avancés. La Chine était un panda câlin, Taïwan était sûr et ouvert au commerce et la Russie était sur le chemin pour rejoindre l’Occident. En effet, selon l’idée courante, le libre-échange accélérait l’émergence de ce nouvel ordre mondial. Il menait à une convergence de toutes les nations vers l’économie de marché et la démocratie représentative. La Russie a rejoint le G7 en 1998 et l’OMC en 2012. La Chine a rejoint l’OMC en 2001. Ce fut, comme certains l’ont dit, fameusement et sottement, la Fin de l’Histoire.

La libéralisation des échanges s’est poursuivie à un rythme soutenu. Dans les années 1980, les économies avancées avaient déjà négocié une baisse de leurs droits de douane sur les biens manufacturés lors de plusieurs cycles de négociations dans le cadre du GATT. Les pays émergents ont commencé à réduire les leurs unilatéralement au cours des années 1990. Mais pas dans tous les secteurs.

La géopolitique élargit le champ des exceptions

Un point clé est qu’il y a toujours eu des secteurs exclus de la logique du libre-échange, les plus grands étant l’agriculture et l’armement. Dans ces secteurs, presque aucun gouvernement ne faisait confiance au marché pour faire ce qu’il fallait pour ses citoyens. Dans ces secteurs, les hypothèses n° 2 et 3 ont été rejetées. Il était trop risqué de laisser au marché le choix de la localisation de la production alimentaire et d’armes. Les pays ont embrassé des politiques économiques coûteuses, extensives et intrusives pour s’assurer qu’une partie de la nourriture et des armes soient produites sur le sol national. Ces politiques étaient considérées comme un gaspillage au sens strict, mais avisées dans un sens plus large.

Une façon de réfléchir à l’impact de la géopolitique sur la politique commerciale est de dire que dans ce nouveau monde conflictuel et risqué dans lequel nous vivons, la liste des secteurs que les gouvernements sont prêtés à laisser au marché s’est réduite. Les États-Unis, par exemple, ont commencé à dépenser des sommes très importantes pour tenter de déplacer la production de biens verts et de semi-conducteurs sur le territoire américain. L’UE et le Japon ont suivi leur exemple.

Bien sûr, les économies émergentes (en particulier l’Inde, la Chine et la Corée du Sud) n’ont jamais jugé judicieux de laisser les forces du marché le soin déterminer la localisation de la production. Elles ont mis en œuvre depuis des décennies des politiques industrielles de grande envergure visant à stimuler la production locale de biens manufacturés.

Le grand changement s'est produit quand le Brexit et Donald Trump ont sorti les institutions privées et publiques du G7 de leur rêve de Fin de l'Histoire. Assez soudainement, elles se sont retrouvées dans une longue et dangereuse nuit de perturbations commerciales provoquées par la géopolitique.

Conclusions

Donc, les théories commerciales de Ricardo sont-elles toujours valides à la lumière de la géopolitique ? Réduit à sa base, l'avantage comparatif ricardien ne peut pas être incorrect. Il s'agit d'un algorithme pour déterminer l'allocation efficiente de la production entre des pays ayant des structures de coûts différents. Donc, "valide" n'est pas vraiment le bon adjectif pour remettre en question la théorie de Ricardo.

La question est réellement de savoir comment nous devrions utiliser le principe pour réfléchir à une politique commerciale et industrielle optimale. Ricardo parle de l’efficacité économique en ignorant les considérations dynamiques et de sécurité. Alors que cela servait de référence pour justifier les exceptions lorsque le G7 se laissait aller à son rêve de Fin de l’Histoire, la référence a changé.

L'avantage comparatif met l'accent sur l'efficacité, non sur la sécurité. La géopolitique met l'accent sur la sécurité, non sur l'efficacité. Les décideurs politiques avisés doivent prendre conscience que l'efficacité et la sécurité sont toutes les deux importantes. Ainsi, le principe de l'avantage comparatif de Ricardo est toujours valable, mais il doit être tempéré avec des considérations de sécurité économique et militaire. […]


Annexe : Avantage comparatif : le remarquable parcours intellectuel d’un concept

Pour David Ricardo, l'avantage comparatif était un guide pour la production efficace. D'ailleurs, si vous voulez lire le maître sur ce sujet, lisez le livre de Doug Irwin, Against the Tide: An Intellectual History of Free Trade (1996).

Lorsque je réfléchis à l'avantage comparatif, je trouve utile de traduire la phrase, qui a été écrite dans l’anglais du dix-neuvième siècle en anglais moderne. Dans l'anglais d'aujourd'hui, l'avantage comparatif se traduirait par "efficacité relative". La percée intellectuelle de Ricardo a été de placer le mot "relatif" devant l'efficacité.

Vous voyez, le rôle du commerce international dans l’efficacité de la production n’était pas un sujet nouveau. En 1776, quatre décennies avant le chef-d’œuvre de Ricardo, Adam Smith affirmait : "Si un pays étranger peut nous fournir une marchandise à un prix inférieur à celui que nous pouvons produire nous-mêmes, mieux vaut l’acheter chez lui avec une partie de la production de notre propre industrie". S’il vous plaît, n’oubliez pas que Smith comparait l’efficacité productive d’un même produit dans différents pays.

La prise de conscience de Ricardo était que la spécialisation liée au commerce pouvait améliorer l’efficacité même lorsqu’une seule nation était plus efficace pour tout produire. Il a montré que l’allocation efficiente des ressources ne dépendait pas de niveaux d’efficacité absolus, comme l’affirmait Adam Smith, mais de niveaux d’efficacité relative  – ou, si vous préférez le verbiage du dix-neuvième siècle, d’avantage comparatif et non d’avantage absolu.

Ricardo a utilisé ce que Paul Samuelson a appelé les "quatre nombres magiques" pour démontrer son propos selon lequel l’efficacité relative est la clé, non l’efficacité absolue. Les quatre nombres capturaient l’efficacité en examinant la quantité de travail nécessaire pour produire un bien. Davantage de travail signifiait moins d’efficacité.

Dans toute situation où l’efficacité relative de la production de deux biens au sein d’un pays diffère de celle d’un autre pays, les deux pays peuvent obtenir leurs biens à moindre coût en suivant le principe de l’avantage comparatif. Cela ne requiert pas de coordination. Indépendamment de ce que les autres pays font, un pays peut y gagner en déplaçant ses facteurs de production vers le secteur où son efficacité relative est la plus élevée et en important les autres biens. Faites ce que vous faites le mieux et importez le reste.

Il s'avère que cette chose relative fonctionne toujours et automatiquement dans les deux sens. Si l'Angleterre était relativement plus efficace pour produire du tissu plutôt que du vin, alors l'autre pays, le Portugal, était automatiquement relativement plus efficace pour produire du vin que du tissu. Même si cela ressemble à de la magie, c'est ainsi que les ratios fonctionnent.

Permettez-moi de vous dire, chers lecteurs, pourquoi cette théorie de l'avantage comparatif est si difficile à comprendre et si souvent confondue par ceux qui pensaient l'avoir bien comprise. Ayant enseigné ce concept depuis le milieu des années 1980, j'ai développé une profonde appréciation pour les diverses façons dont les ratios peuvent dérouter même les personnes les plus intelligentes. Et la loi de l'avantage comparatif implique le rapport de deux ratios ! C'est pourquoi le raisonnement à quatre nombres peut sembler magique même lorsqu'il s'agit de mathématiques d’école élémentaire.

Ricardo était à 100 % du côté de l'offre ; Mill a ajouté le côté de la demande

Ce que l'on oublie généralement dans les discussions modernes sur l'avantage comparatif est le fait que Smith et Ricardo étaient tous les deux focalisés uniquement sur l'offre. Pourquoi ?

Adam Smith est souvent crédit pour avoir développé la "théorie de la valeur travail", c'est-à-dire l'idée que la valeur de chaque bien est proportionnelle au travail nécessaire pour le produire. Ou, dans sa merveilleuse prose du dix-huitième siècle : "le prix réel de toute chose est le travail et la peine pour l'acquérir". Ricardo a également travaillé avec la théorie de la valeur-travail, de sorte que ses quatre nombres magiques impliquaient la quantité de travail nécessaire pour produire les deux biens dans les deux pays. Pour le dire autrement, ils travaillaient avec une vision du monde où le coût déterminait la valeur. Il suffisait de regarder du côté de l'offre pour élaborer le plan de production le plus efficace.

La théorie de la valeur-travail simplifie grandement l'économie. Si la valeur d'un bien est le coût du travail nécessaire pour le produire et que le travail est le seul facteur de production, nous n'avons pas besoin de la demande pour déterminer les prix sur un marché concurrentiel. Comme le savent d’innombrables générations d'étudiants en commerce international, la pente de la frontière des possibilités de production détermine les prix relatifs en autarcie. Cela signifiait également, et c'était un peu plus subtil, que nous n'avions pas à comparer la valeur du travail d'une nation à celle d'une autre. En d'autres termes, le gain d'efficacité résultant du schéma d'efficacité des avantages comparatifs était mesuré en termes de travail domestique économisé.

Alors que Ricardo était 100 % dévoué à la théorie de la valeur-travail, les économistes qui l’ont suivi ont trouvé cette théorie de plus en plus inutile à mesure que la Révolution industrielle devenait de plus en plus intensive en capital et complexe. Le capital était également un facteur de production important et les prix étaient manifestement liés à l’équilibre entre l’offre et la demande. Ce qui était autrefois une hypothèse simplificatrice a commencé à obscurcir plus qu’à éclairer.

Alors que les marxistes continuaient à l'utiliser, John Stuart Mill, dans ses Principes d'économie politique de 1848, élargit le travail de Ricardo en introduisant le concept de demande réciproque. En ajoutant le côté demande, les économistes commencèrent à considérer les prix comme résultant de l'interaction entre l'offre et la demande. Dans cette vision du monde, la valeur était liée à ce que les consommateurs étaient prêts à payer pour les biens. Cela résolvait plusieurs paradoxes soulevés par la théorie de la valeur-travail.

Dans le contexte commercial, Mill expliquait que les termes de l'échange d'une nation (le prix des exportations rapport au prix des importations) dépendaient de la demande relative des biens de chaque pays, ainsi que des coûts relatifs. Ainsi, nous avons des courbes de demande et des courbes de coûts déterminant le prix sans avoir à supposer que le travail était le seul coût.

Fait amusant : 1848 fut également l'année de publication du Manifeste communiste. De plus, ce fut "le tournant historique où l'Histoire n'a pas réussi à tourner", comme l'a écrit Eric Hobsbawm dans son livre The Age of Revolution: Europe 1789–1848. Ce fut une année de vagues révolutionnaires qui échouèrent les unes après les autres.

L'étape suivante dans le voyage intellectuel de l'avantage comparatif a eu lieu avec la révolution marginaliste en science économique de la fin du dix-neuvième siècle. Des économistes comme Alfred Marshall ont introduit l'utilité marginale et le coût d'opportunité en science économique. Cela a permis à l'avantage comparatif d’être compris en termes d’arbitrage entre différentes utilisations des ressources, indépendamment de la théorie du travail. En fait, de nombreux manuels modernes expliquent l'avantage comparatif en termes de coûts d'opportunité.

La prochaine étape du voyage du principe d’efficience vers le fondamentalisme du libre-échange est venue de Paul Samuelson. Il a traduit tout cela en mathématiques, mais pour ce faire, il a dû embrasser les hypothèses simplificatrices d’une absence de risque, de rendements d’échelle constants et de concurrence pure et parfaite.

Selon moi, cela a conduit toute sa génération à embrasser l'utilitarisme. Autrement dit, le rôle de l'économie, selon eux, était de maximiser l'utilité du consommateur. Il ne s'agissait pas de puissance, de fierté ou de sécurité nationales. Il s'agissait de maximiser l'utilité dans un monde où les entreprises qui maximisent leur profit obtiennent un profit pur nul et où le progrès technologique était considéré comme exogène, à la manière de Solow.

Une fois que ce dernier pont (l’utilitarisme) a été créé et est devenu tellement ancré dans le discours que peu de gens se rendaient compte qu’il s’agissait d’une hypothèse, tout économiste intéressé à l’idée de donner des conseils de politiques économiques suggérerait naturellement qu’une nation serait mieux servie en organisant sa production de la manière la plus efficace, ce qui signifiait le libre-échange. […] »

Richard Baldwin, « Is comparative advantage valid in a geopolitical world? », 6 janvier 2025. Traduit par Martin Anota 

 

Aller plus loin…

« Les habits neufs de la politique industrielle » 

« L’hypermondialisation est morte ! Mais à quoi a-t-elle laissé place ? » 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire