« Pendant plusieurs décennies, les États-Unis ont bénéficié de ce que certains ont qualifié de privilège exorbitant : ils ont eu la capacité de dépenser plus qu’ils ne gagnaient sans accumuler beaucoup de dette vis-à-vis du reste du monde. Mais ce privilège a pris fin. Dans un article publié dans l’American Economic Review, Andrew Atkeson, Jonathan Heathcote et Fabrizio Perri ont constaté que les États-Unis ont commencé à accumuler des dettes significatives envers les étrangers après la Grande Récession.
Les chercheurs affirment que la forte hausse de la valeur des sociétés américaines relativement aux sociétés dans les autres pays est le principal facteur derrière cette évolution. En raison d’importants flux de capitaux internationaux observés ces dernières décennies, les investisseurs étrangers détiennent désormais environ 40 % du capital des sociétés américaines, tandis que les investisseurs américains détiennent aussi un nombre important de sociétés étrangères dans leur portefeuille. Lorsque les sociétés américaines deviennent plus rentables et que le cours de leurs actions s'envole, une grande partie des gains va à l'étranger, sans flux correspondant des sociétés étrangères aux investisseurs américains, ce qui érode la position extérieure nette des États-Unis.
Atkeson s'est récemment entretenu avec Tyler Smith sur l’interprétation de la position extérieure nette des États-Unis et de ce que ses fluctuations récentes signifient pour les ménages américains. […]
Tyler Smith : Qu’est-ce que la position extérieure nette d’un pays ?
Andrew Atkeson : L’idée est que le solde commercial et la position extérieure nette vont plus ou moins ensemble. Normalement, on nous dit que le solde courant, qui est proche du solde commercial, correspond à la différence entre l’épargne et l’investissement d’un pays. Ensuite, au fil du temps, lorsqu’il y a un écart entre le montant que les gens épargnent dans le pays et le montant qu’ils investissent (c’est-à-dire l’argent qu’ils envoient à l’étranger, ce qu’ils investissent à l’étranger et les actifs qu’ils acquièrent à l’étranger ou s’ils épargnent moins qu’ils investissent), les étrangers envoient de l’argent dans le pays, ce qui devient une dette ou un passif du pays. Cette position nette (la valeur de ce que les Américains possèdent à l’étranger comparée à la valeur de ce que les étrangers possèdent aux États-Unis) est appelée position extérieure nette (net foreign asset position).
Smith : Comment les économistes comprenaient-ils auparavant les variations de la position extérieure nette des États-Unis ?
Atkeson : Durant les années 1980 et 1990, et même au début des années 2000, on craignait que si les États-Unis continuaient d’enregistrer des déficits de leur compte courant, ils pourraient devenir lourdement endettés vis-à-vis du reste du monde et que cela pourrait être très problématique. Mais il semblait presque qu’une force magique s’exerçait : malgré un déficit courant persistant, nous n’accumulions pas vraiment de dettes vis-à-vis de l’étranger ; notre position extérieure nette ne se dégradait pas. Certains, qui en étaient peut-être irrités, ont qualifié ce phénomène de "privilège exorbitant" : les États-Unis pouvaient comme par magie dépenser plus que ce qu’ils gagnaient ou épargner moins que ce qu’ils investissaient sans accumuler de dette. Plusieurs raisons ont été avancées pour l’expliquer. Mais la recherche économique du début des années 2000 suggérait que les États-Unis y parvenaient en investissant en actions à l’étranger, qui ont tendance à générer un taux de rendement moyen élevé, et en y empruntant en obligations. L’idée était donc que les États-Unis obtenaient systématiquement un taux de rendement plus élevé sur leurs investissements à l’étranger que ce qu’ils payaient pour financer ces investissements.
Smith : Qu’est-ce qui vous a fait penser qu’il était temps de réexaminer la position extérieure nette des États-Unis ?
Atkeson : Dans une large mesure, le Bureau of Economic Analysis et la Réserve fédérale nous ont facilité la tâche. Les personnes qui nous ont précédés dans cette recherche, comme Hélène Rey et Pierre-Olivier Gourinchas, ont dû reconstituer ce que j'appellerais le compte de résultat des États-Unis, c'est-à-dire les flux économiques incluant l'épargne, l'investissement, la balance courante, le PIB, etc., et les bilans, c'est-à-dire les actifs que nous détenions réellement à l'étranger et ceux que les étrangers détenaient aux États-Unis. À partir de 2013 ou 2014 environ, la Réserve fédérale et le Bureau of Economic Analysis ont introduit les comptes macroéconomiques intégrés. L'un des facteurs a été que quelqu'un nous avait fourni les données, mais l'autre phénomène que nous avons trouvé particulièrement intéressant est qu'après la crise financière de 2008, la richesse des ménages américains, telle qu'elle apparaît dans ces bilans pour les comptes macroéconomiques intégrés, a explosé. Mais au moment même où les ménages américains s’enrichissaient, notre position extérieure nette se détériorait rapidement.
Smith : Qu’est-ce qui a changé vers 2007 pour entraîner une détérioration de la position extérieure nette des États-Unis ?
Atkeson : La réponse que nous avons obtenue à partir des données des comptes macroéconomiques intégrés était quelque peu différente de la vision conventionnelle que l’on a des investissements américains en actions étrangères et des investissements étrangers en obligations américaines. Lors de la crise financière de 2008, les investissements étrangers aux États-Unis avaient évolué en incluant de nombreuses actions. Les étrangers perçoivent donc désormais une part très importante de la valeur des actions des sociétés américaines. Il s’agit à la fois des actions cotées à la Bourse de New York et des investissements directs étrangers. Ainsi, quand nous pensons à l'essor du marché boursier américain, on voit que seulement 60 % de cette richesse est détenue aux États-Unis et les 40 % restants est en réalité une richesse étrangère. La chose qui nous a vraiment frappés dans les données est que notre dette vis-à-vis des étrangers, notre position extérieure nette, se détériorait rapidement en raison de l'essor du marché boursier américain. Et comme les étrangers détenaient beaucoup d’actions américaines, la valeur de leurs créances sur nous explosait, ce qui, pour nous, signifiait que nous leur devions davantage d’argent. Et ce n’était pas tant que les actions à travers le monde étaient en boom ; c’étaient les actions américaines. Le boom des actions américaines a contribué à enrichir les ménages américains de manière sans précédent, mais il a également gonflé les créances des étrangers sur nous.
Smith : Pourquoi les sociétés américaines ont-elles tellement plus de valeur que leurs consœurs internationales ?
Atkeson : Nous n’avons probablement pas le dernier mot, mais c’est un sujet qui a suscité indirectement un vif intérêt dans la recherche ces derniers temps, notamment en macroéconomie. Vous pouvez voir dans les données sur les flux que la part de la valeur ajoutée brute des sociétés américaines qui va à leurs propriétaires a considérablement augmenté au cours des 20 à 25 dernières années. Comment cela est-il arrivé ? Cela est dû en partie à la baisse de l’impôt sur les sociétés, mais ce n’est qu’une petite partie. La grande majorité de cette hausse est due à la baisse de la part de la valeur ajoutée des entreprises versée aux travailleurs en rémunération de leur travail. Aux États-Unis, la part de la production des entreprises qui revient aux travailleurs a diminué de 8 à 10 points de pourcentage. On discute de l’ampleur de ce phénomène à l’étranger, mais elle a clairement été moindre qu’aux États-Unis. La question fondamentale est de savoir pourquoi. Ce que je vous ai donné est de la comptabilité mécanique. Si davantage de revenus reviennent aux propriétaires d’entreprises, leur valeur par rapport à la production augmente. Cette baisse de la part du travail est-elle due, par exemple, à une hausse du pouvoir de monopole ? Ou est-elle due aux évolutions technologiques que l'on associe à la révolution informatique ? Ce domaine fait l'objet d’une recherche très active, mais nos travaux mettent en évidence comment, mécaniquement, ces changements dans la répartition de la production des entreprises (combien va aux travailleurs, combien va aux propriétaires d'entreprises et combien va à l'État sous forme d'impôts) finissent par affecter non seulement la richesse financière des ménages américains, mais aussi notre position extérieure nette.
Smith : Comment expliqueriez-vous l’impact que cela a pu avoir sur les ménages américains ? Comment cela les a-t-il affectés ?
Atkeson : Commençons avec un exemple. Si vous réduisez l’impôt sur les sociétés, alors les propriétaires des sociétés paient moins d’impôts. Or, si 40 % des sociétés américaines sont détenues par des étrangers, ces derniers paient simplement moins d’impôts au Trésor. De même, si la hausse de la rentabilité des entreprises américaines provenait d’un pouvoir de marché accru, ce qui signifie que les travailleurs américains perçoivent une part moins importante du gâteau économique et que les propriétaires d’entreprises en perçoivent une plus grande, alors, là encore, environ 40 % de ces bénéfices supplémentaires reviendraient aux étrangers. Ainsi, si les Américains possédaient toutes les sociétés américaines (si nous n’avions pas cet investissement étranger), nous aurions des débats aux États-Unis sur l’impact de l’évolution des bénéfices des sociétés sur les travailleurs américains et sur les propriétaires américains d’entreprises. C’est un débat sur la répartition des revenus au sein du pays. C’est un débat qui oppose des Américains à d’autres. Et parfois, ce sont les mêmes personnes. De nombreuses personnes, via leurs fonds de pension, détiennent des actions dans des sociétés américaines. Elles peuvent donc être des deux côtés du débat au même instant. Mais à présent que nous avons ces très importantes participations transfrontalières, lorsqu'on s'interroge sur l'impact des droits de douane sur la rentabilité des entreprises américaines, il faut se rappeler que, quel que soit cet impact, environ 40 % de celui-ci finira par toucher les étrangers, à leur bénéfice ou à leur détriment. Cela change la façon d'analyser de nombreuses questions classiques en matière de politique économique. Il s'agit mécaniquement de la question de savoir à qui revient l'argent. »
Andrew Atkeson, « Understanding the US net foreign asset position », entretien de Tyler Smith, American Economic Association, 13 août 2025. Traduit par Martin Anota
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