mardi 5 août 2025

Le nouveau capitalisme (3/3) : le capital

Pourquoi le capital est-il si concentré et pourquoi si peu de gens en possèdent ?


« Ceci est le troisième (et dernier) volet de mes courts essais sur le nouveau capitalisme. Cet essai traite des revenus tirés de la propriété d'actifs productifs et financiers que j'appellerai, par souci de simplicité, "revenus du capital". Il y a trois choses importantes à retenir sur les revenus du capital dans le nouveau capitalisme.

1. Le revenu du capital n’est pas la même chose que le revenu du travail. Cela paraît évident à première vue. Et cela devrait l’être. Pour être gagné, le revenu du travail exige des efforts : être sur son lieu de travail ou sur son site en ligne ; il faut de la concentration, de la réflexion, un effort physique (essayez de faire le travail de livreur d'Amazon pour changer, sans parler de celui d'un mineur de charbon). Le revenu du capital ne requiert rien de tout cela. Il suffit d'apporter votre valise pleine de billets à la banque ou de demander à votre banquier de transférer votre argent d'un compte épargne vers un fonds d'investissement. C'est tout.

Or, cette différence fondamentale a des implications que les économistes néoclassiques négligent en toute conscience. 100 dollars perçus en échange de travail ne constituent pas un salaire net, mais brut. Car le travail implique une désutilité. (Il est bizarre de rappeler ce fait aux économistes néoclassiques, dont tout le monde, notamment la courbe d'offre de travail, est basé sur l'utilité ; mais ici, soudain, ils l'oublient complètement.) On doit alors déduire de la rémunération l'effort mental et physique nécessaire pour gagner ces 100 dollars et seul le reste devrait être traité comme valeur ajoutée nette dans les comptes nationaux. C’est équivalent au fait que la dépréciation du capital n'est pas considérée comme de la valeur ajoutée nette. Mais les économistes du travail ont d'une certaine manière oublié de le faire.

Cela a non seulement un impact sur la façon de calculer la valeur ajoutée et donc du PIB, mais aussi sur la façon de définir le revenu imposable. Prenons l'exemple d'une personne gagnant un très faible salaire. La totalité de son salaire est imposable, alors qu'en vérité seule une partie de son salaire représente un revenu net (au-delà de l'amortissement de la force de travail) et seule cette partie devrait être imposée. Pour les travailleurs à bas salaire, le salaire net est donc très faible. Peut-être que 50 % et peut-être même 80 % de ce salaire est censé permettre à notre livreur Amazon ou à notre mineur de charbon de retrouver l'état de satisfaction, de "plein estomac" et de repos où il se trouvait avant le début de sa journée de travail. Pour les travailleurs bien mieux rémunérés, la part correspondant à la "dépréciation" est presque certainement plus faible (en termes relatifs) et donc, en réalité, la différence de salaire net est bien plus importante qu'il n'y paraît par rapport aux salaires bruts. En outre, la fiscalité est fortement biaisée en défaveur des travailleurs à bas salaire. Aucun de ces problèmes n’apparaît avec le revenu du capital, car celui-ci est considéré sous sa forme nette, comme des bénéfices sur lesquels les intérêts et les dividendes sont payés, c’est-à-dire après déduction de l’amortissement.

2. Le revenu du capital est beaucoup plus concentré que le revenu du travail. Le graphique ci-dessous présente un résultat typique que vous obtenez en observant la concentration (le coefficient de Gini) du capital et du travail dans les économies capitalistes avancées. Lorsque vous classez des personnes ayant les salaires les plus bas (y compris les salaires nuls) aux plus élevés, vous obtenez généralement un coefficient de Gini autour de 0,55-0,6 (la ligne rouge). Notons, par exemple, que les États-Unis et l'Allemagne ne présentent pas de grandes différences en termes d'inégalités dans la répartition des salaires. (Je ne montre ici que les États-Unis et l'Allemagne, mais le graphique est quasiment identique pour tous les pays riches.) Mais quand vous appliquez la même méthode au revenu du capital, en allant de celui qui reçoit le moins à celui qui reçoit le plus, vous obtenez un coefficient de Gini deux fois plus élevé (la ligne bleue). Pourquoi ?

Coefficients de Gini de la répartition du revenu du travail et du revenu du capital (intérêts, dividendes et loyers reçus)

Premièrement, et c'est le plus important, parce que la majorité des gens (et donc des ménages) ne perçoivent aucun revenu du capital. Oui, c’est vrai ; comme nous le verrons ci-dessous, plus de la moitié des ménages des pays occidentaux riches ne reçoivent aucun revenu d'actifs financiers. Deuxièmement, ceux qui se situent au sommet de la répartition des revenus du capital reçoivent des revenus du capital très très élevés.

Prenons les données américaines les plus récentes, celles de 2022, issues de l'enquête Current Population Survey (harmonisées par le LIS). Quand vous affichez la répartition du revenu du capital, de celui qui reçoit le moins (à gauche) à celui qui reçoit le plus (à droite), vous obtenez le graphique ci-dessous. En forme de crosse de hockey !

Montant moyen des revenus du capital reçus par chaque centile de la distribution aux Etats-Unis (en dollars)

28 % des ménages américains ne perçoivent aucun revenu du capital. 59 % des ménages ont un revenu du capital nul ou quasi nul (négligeable). Je considère que le revenu tiré des actifs financiers est "négligeable" quand il est inférieur à 100 dollars par habitant et par an, c’est-à-dire mensuellement moins de 9 dollars par personne. Pour votre curiosité, notez que le revenu annuel médian par habitant issu des actifs financiers et productifs aux États-Unis est de 21,89 dollars. Cela vous permettrait d'acheter un verre de Chardonnay à Manhattan et peut-être trois bières dans l'Iowa. Ainsi, 60 % des ménages ont, en termes de revenu du capital, des revenus nuls !

Après ce point, le revenu du capital devient positif, puis, vers le sommet de la distribution, il augmente de façon exponentielle (comme vous pouvez le voir sur le graphique) pour atteindre environ 122.000 dollars par tête dans le centile le plus élevé. Ce montant est par ailleurs sous-estimé dans la mesure où les personnes très riches en capital sont rarement incluses dans les enquêtes (elles sont objectivement difficiles à cerner car elles sont peu nombreuses et la taille des enquêtes est limitée) et parce que les gens tendent à sous-estimer leur patrimoine et leurs revenus du capital. Cela signifie néanmoins qu'une famille moyenne de quatre personnes située dans le centile le plus élevé des États-Unis en termes de revenu du capital reçoit chaque année environ un demi-million de dollars américains de la propriété financière.

3. Combien de personnes dans le monde reçoivent un revenu de la propriété de capital ? Nous avons vu que 60 % des ménages américains ont des revenus fonciers nuls ou quasi nuls. La situation n’est pas différente dans les autres économies avancées : en Allemagne, cette proportion s’élève à 64 %, au Danemark à 69 %, en Grande-Bretagne à 79 %, en Italie à 83 % et en Grèce à 87 %. Parmi les économies modernes, les plus "capitalistes populaires" sont la Norvège, la Corée du Sud, la France et… la Chine.

Proportion de ménages avec un revenu du capital inférieur à 100 dollars par personne (en %)

Dans certains pays comme la Norvège et le Royaume-Uni, les retraites privées (incluses dans le graphique ci-dessous) font une différence : par exemple, la proportion de zéros au Royaume-Uni passe de 84 % à 79 % lorsque les retraites privées sont prises en compte. Le Chili est également un cas intéressant et plutôt extrême. Seuls 20 % des ménages ne tirent aucun revenu de la propriété. Mais 79 % gagnent un revenu du capital négligeable (c’est-à-dire moins de 100 dollars par habitant et par an) […]. Ainsi, en réalité, seulement 1 % des ménages chiliens ont quasiment la totalité du revenu du capital chilien ! Dans la plupart des autres pays, les revenus des retraites privées ne font pas beaucoup de différence (en partie parce qu’ils sont perçus par des personnes qui reçoivent déjà des revenus du capital) ou parce que les pensions de retraite privées sont trop faibles, voire inexistantes.

Lorsque l'on se déplace vers les pays moins riches, la proportion de zéros et de quasi-zéros devient absolument écrasante et, on peut le dire, stupéfiante. Au Brésil, au Pérou, en Afrique du Sud, en Inde, au Mexique, au Chili… plus de 95 % de la population n’a absolument aucun revenu du capital. (Bien entendu, cela signifie que 5 % ou moins de la population gagne l'intégralité du revenu tiré des actifs financiers.)

Les données du LIS que j'ai compilées concernent environ 4,6 milliards de personnes dans le monde. Elles proviennent entièrement de pays riches et de pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure. Globalement, la part (pondérée en fonction de la population) de la population avec un revenu du capital nul est de 77 %. Les 3,6 milliards de personnes restantes, pour lesquelles je n'ai pas (encore) collecté de données, habitent toutes dans des pays beaucoup plus pauvres en Amérique latine, en Asie du Sud-Est et surtout en Afrique. Il est très probable (presque certain, je dirais) que pas plus de 5 % des habitants de ces pays tirent un revenu du secteur financier. Avec 95 % de revenus nuls dans ces pays et 77 % de revenus nuls dans les pays riches et à revenu intermédiaire, nous pouvons conclure que 85 % de la population mondiale est totalement démunie de revenus du capital.

En d’autres termes, les actifs financiers et productifs du monde sont détenus par 15 % de ses habitants.

4. Qu'est-ce que tout cela signifie ? Le nouveau capitalisme n'a pas réussi, même dans les pays riches, à instaurer ce que Margaret Thatcher et Friedrich Hayek avant elle appelaient la "société de propriétaires". (Pour faire bonne mesure, Thatcher a également ajouté le terme de « démocratie ».) Même lorsqu’on inclut les revenus de l'épargne forcée qui constituent les retraites, entre la moitié et près de 90 % de la population des pays riches est dépourvue de capital financier. Ce pourcentage atteint plus de 90 %, voire plus de 95 %, dans les pays moins développés.

Les deux plus grands pays au monde sont intéressants. L'Inde capitaliste laisse 97 % de sa population sans aucun revenu du capital ; la Chine communiste est devenue remarquablement "capitalisée" au cours des quarante dernières années et environ la moitié de sa population reçoit un revenu du capital, soit une proportion relativement plus élevée qu'aux États-Unis et au Royaume-Uni.

Pour conclure : en ce qui concerne la propriété du capital, le nouveau capitalisme n’a pas brisé, de manière significative, la barrière érigée par le capitalisme classique : recevoir un revenu d’actifs financiers est un privilège de quelques-uns et ce privilège est, même parmi ceux qui ont un revenu du capital non nul, extraordinairement biaisé.

Le nouveau capitalisme n'est pas un capitalisme du peuple, mais un capitalisme homoploutique. Ce qui s'est passé, ce n'est pas que le revenu du capital a ruisselé vers le bas (trickled down), mais que les revenu du travail a "ruisselé vers le haut" (trickled up) et se sont combinés aux grandes fortunes préexistantes ou nouvellement créées pour créer, tout au sommet, une nouvelle classe dont la richesse provient à la fois du travail et du capital. »

Branko Milanovic, « The new capitalism III: Das Kapital. Why is capital so concentrated and why so few have it? », 27 juillet 2025. Traduit par Martin Anota

 

Aller plus loin…

« L’« homoploutia », ou quand les mêmes personnes cumulent hauts revenus du travail et hauts revenus du patrimoine »

« Comment la déformation du partage du revenu en faveur du capital accroît-elle les inégalités ? »

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