lundi 11 août 2025

Les nombreuses tragédies de la fin de l’aide étrangère américaine

« Un mort, c’est une tragédie. Un million de morts, ce n'est qu'une statistique. Même si Staline a tenu une telle affirmation, il n'était pas le premier à le faire. Cette affirmation macabre lui est restée attachée, car il est l'un des rares hommes politiques à avoir plus d'un million de morts sur la conscience.

La liste des actions gouvernementales qui ont entraîné, délibérément ou par négligence, la mort de plus d'un million de personnes est courte et sinistre. Il y a les guerres civiles, les famines et une série d'atrocités qui ont entouré la Seconde Guerre mondiale, mais rares sont les gouvernements qui ont été assez malfaisants ou imprudents pour dépasser ce chiffre effroyable.

Chose incroyable, il peut désormais être tout à fait justifié d’ajouter l'administration Trump à la liste. Elon Musk s'est vanté début février que : "Nous avons passé le week-end à passer l'USAID à la déchiqueteuse". Musk est parti, mais le projet de budget de la Maison-Blanche pour l'année prochaine prévoit une réduction des deux tiers du financement de la santé mondiale et de l'aide humanitaire. L'aide étrangère n’a certes pas une réputation pleinement positive, mais cette réduction pourrait vraisemblablement causer un million de morts au cours des 12 prochains mois.

Il y a clairement une différence entre assassiner quelqu'un et refuser de lui sauver la vie. C'est une chose de tuer un enfant en le poussant dans l'eau et une autre de le laisser se noyer parce que vous ne voulez pas mouiller vos vêtements. Laissons aux philosophes le soin de déterminer à quoi tient exactement la différence. Dans tous les cas, l'enfant est mort.

Le chiffre d'un million de morts est à la fois une estimation et une prévision. L’estimation peut être erronée pour toutes les raisons habituelles et elle peut aussi l'être parce que les États-Unis changent de cap ou parce que des philanthropes ou d'autres organismes d'aide publique trouvent des moyens de sauver ce qui risque d’être perdu.

Malgré ces réserves, un million de morts est un chiffre effarant. Il a été proposé par Charles Kenny et Justin Sandefur, deux chercheurs respectés du think-tank Center for Global Development. Ils estiment que si l'aide humanitaire est réduite de 8,8 à 2,5 milliards de dollars, 675.000 personnes sont susceptibles de mourir du VIH dans l'année et 285.000 du paludisme ou de la tuberculose.

"Cette estimation découle de modèles et les modèles ont leurs faiblesses", m'a dit Kenny. "Mais nous pensons que ces chiffres se situent dans la fourchette basse des estimations."

Le principal contributeur à ce chiffre est le nombre de personnes qui risquent de mourir du VIH et cette estimation n'est pas tombée du ciel. Une étude publiée dans The Lancet en mars est parvenue à une conclusion similaire, en prévoyant que les réductions dans l'aide étrangère par les États-Unis et d'autres donateurs entraîneraient 10,8 millions d'infections par le VIH supplémentaires et 2,9 millions de décès supplémentaires au cours des cinq prochaines années. D'autres chercheurs ont produit des projections encore plus dramatiques du nombre de décès.

Il n'y a pas non plus beaucoup de mystère quant à la façon dont ces décès pourraient survenir. Le Plan d'urgence du président américain pour la lutte contre le sida (le Pepfar, mis en place par George W. Bush) fournit des médicaments antirétroviraux qui maintiennent 20 millions de personnes en vie. L'efficacité de ces médicaments est bien connue. Ils suppriment le virus et empêchent sa transmission, notamment de la mère à l'enfant.

La principale incertitude est de savoir si les médicaments continueront d’être approvisionnés, malgré l’énorme perturbation qui a eu lieu. Le secrétaire d'État américain Marco Rubio a affirmé que l'aide vitale se poursuivait, mais les cliniques ont fermé et les populations ne parviennent pas à obtenir les médicaments dont elles ont besoin pour vivre.

Certains Américains pensent qu'un quart des dépenses publiques sont consacrées à l'aide publique au développement. C’est une erreur de perception d'une ampleur stupéfiante. Le budget total de l'aide étrangère américaine a été proche de 1 % des dépenses publiques et le budget de l'aide humanitaire, de 8,8 milliards de dollars, ne représentait guère plus d'un dollar sur mille de tout ce que le gouvernement américain dépense.

Il y a peu de personnes dans le secteur de l'aide internationale qui affirmeraient que chaque centime sauve des vies. De nombreux projets ne cherchent pas à sauver des vies directement. Des projets visant à faciliter l'accès à l'eau potable, à l’école ou aux contraceptifs peuvent indirectement sauver des vies, mais ils ne sont pas inclus dans les calculs de Kenny et Sandefur. Les projets sont souvent mis en œuvre dans des endroits difficiles. Il y a toujours des risques de corruption et de gaspillage. Il y a d’incessantes discussions au sein de la communauté de l'aide internationale quant à la manière de réformer l'ensemble du secteur et de le rendre plus efficace.

Dans certains cas, il pourrait être souhaitable que les gouvernements nationaux trouvent leurs propres financements. Par exemple, les chercheurs du Center for Global Development estiment que près de 200.000 vies sont sauvées chaque année du VIH en Afrique du Sud uniquement grâce à l'aide étrangère américaine. C'est impressionnant, mais l'Afrique du Sud n'est pas une économie de subsistance. C'est un pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure. Le gouvernement sud-africain devrait avoir la capacité et les fonds pour fournir ses propres antirétroviraux et il serait peut-être préférable à long terme qu'il le fasse.

Mais ce n'est pas une façon de réformer quoi que ce soit. Les coupes budgétaires sont si brutales que des services vitaux s'effondrent sous nos yeux.

Quelques anciens salariés de l'USAID s'efforcent de sauver quelque chose des décombres. En réponse aux requêtes de philanthropes privés, l'équipe, connue sous le nom de PRO (Project Resource Optimization), a compilé une liste de ce qu'elle appelle, par euphémisme, des "opportunités de financement critiques". Il s'agit de projets à fort impact qui pourraient ne nécessiter que quelques centaines de milliers de dollars pour être menés à bien ou pour être maintenus en vie artificielle dans l'espoir de trouver un financement stable.

"À l'origine, nous nous appelions le Projet 'Canot de Sauvetage' », explique Robert Rosenbaum de PRO. "Et je pense que cette métaphore est plus pertinente que toute autre." Un philanthrope leur a conseillé de trouver un nom qui n’était pas si sombre.

La noirceur est justifiée. Lorsqu'un immense navire coule, les canots de sauvetage peuvent sauver des vies, mais vous devez avoir assez de canots de sauvetage et vous devez avoir assez de temps. Nous n'avons ni l'un, ni l'autre. Surtout, les canots de sauvetage ne fonctionnent que si les secours sont en route. L'électeur américain moyen n'étant pas conscient du nombre de vies sauvées, et à quel point le coût de leur sauvetage est faible, il est difficile de savoir si ce secours arrivera.

Un million de morts est peut-être une statistique, mais c'est aussi un million de tragédies. La plupart de ces tragédies peuvent encore être évitées. »

Tim Harford, « The many tragedies of ending US aid », 24 juillet 2025. Traduit par Martin Anota


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