vendredi 15 août 2025

Les inégalités aux Etats-Unis (4/4) : les oligarques et l'essor des mégafortunes

« […] Ceci est le dernier billet d'une série d'introductions aux inégalités ; voici le première, la deuxième et la troisième parties. Aujourd'hui, je me focaliserai sur l'extrême concentration des richesses : la montée de l'oligarchie américaine. […] Je finirai par évoquer les conséquences politiques et sociales de la concentration extrême des richesses et la manière par laquelle elle mine la démocratie. Mais cela devra attendre d'autres billets.

La richesse extrême

Dix personnes sont assises dans un bar. Ce sont des Américains plus ou moins médians, c'est-à-dire dont les revenus et le patrimoine sont proches de la moyenne de la distribution globale, si bien que leur patrimoine net moyen est d'environ 250.000 dollars. Puis Elon Musk entre. Les gens qui étaient déjà là ne sont pas devenus plus riches, mais la richesse moyenne des gens dans le bar a maintenant atteint environ 40 milliards de dollars.

La morale de cette parabole est que regarder la richesse moyenne vous en dit peu sur l’état de l’Amérique, parce qu’une grande partie de cette richesse est concentrée entre les mains d’une poignée de personnes.

Pour être clair, je parle de richesse (la valeur des actifs que l’on possède) plutôt que de revenu (le montant que l’on gagne au cours d'une année, qui, pour la plupart des gens, se compose principalement de leur salaire). Les revenus sont aussi inégalement répartis, bien plus qu'il y a quelques décennies. Mais la richesse est réellement concentrée dans quelques mains. Même les Américains de la classe moyenne possèdent généralement la valeur nette de leur maison, l'argent de leur 401(k) [pour leur retraite], et pas grand-chose d'autre. Mais une grande partie de la richesse du pays est détenue par quelques milliers de personnes. Et la part de richesse détenue par cette super-élite a explosé depuis les années 1980.

Le graphique en haut […] montre la proportion du patrimoine américain détenue par les 0,01 % d'Américains les plus riches. La ligne la plus sombre est une estimation de la World Inequality Database, le groupe de Thomas Piketty à Paris. Les lignes plus claires sont d'autres estimations compilées par le GC Wealth Project, un projet de recherche international du Stone Center sur les inégalités socio-économiques du Graduate Center de la CUNY, où je travaille. Comme je l'expliquerai bientôt, estimer la richesse des plus riches est une tâche délicate. Il y a une certaine dispersion des estimations, mais presque toutes les études s'accordent à dire que non seulement les riches se sont considérablement enrichis depuis 1980, mais aussi que leur patrimoine a augmenté beaucoup plus rapidement que celui des ménages ordinaires.

Au fait, les lignes du graphique qui montrent des augmentations relativement faibles de la concentration des richesses arrivent à cette conclusion en ajoutant certaines pensions de retraite, notamment la Sécurité sociale, pour estimer la richesse des classes moyennes et des classes populaires. C'est un débat méthodologique qu’il nous est peu opportun d’avoir ici. De toute façon, il est hors de propos dans la mesure où il y a eu une hausse considérable de la richesse des très riches.

Revenons au graphique : il est important de prendre conscience qu’il s’agit d’un graphique concernant les 0,01 % les plus riches, soit un dix millième de la population. Certains utilisent encore le terme "1 %" pour désigner les riches, mais il suffit de quelques millions de dollars pour faire partie du 1 % le plus riche. Cela peut paraître beaucoup pour la plupart des gens, mais c’est à peine de la petite monnaie pour les plus riches. L’ampleur des inégalités de richesse tient à quelques milliers, voire quelques centaines de personnes.

Estimer la richesse des super-riches est délicat, et ce pour plusieurs raisons. La première est qu’ils sont peu nombreux, ce qui pose un problème pour les méthodes d'enquête sur lesquelles nous nous appuyons essentiellement pour mesurer les inégalités de revenus. Ces méthodes ne permettent pas de suivre un très petit groupe qui contrôle néanmoins une part importante du patrimoine national. Interrogez 10.000 personnes et vous pourriez (j’ai bien dit "pourriez") atteindre un membre de ces 0,01 % les plus riches. Un échantillon beaucoup plus large ne représentera probablement qu'une petite partie des très riches, ce qui est insuffisant pour garantir que l'échantillon soit représentatif de la véritable situation des inégalités de richesse aux États-Unis.

Les statisticiens qui travaillent sur cette question sont bien conscients de ce problème et utilisent diverses stratégies pour le surmonter. Néanmoins, les estimations de très grandes fortunes sont moins fiables qu'on le souhaiterait.

De plus, certains super-riches échappent à l’impôt en dissimulant une grande partie de leur fortune dans des paradis fiscaux offshore. Gabriel Zucman, l'un des plus grands experts dans ce domaine, a écrit un livre révélateur sur le sujet intitulé La Richesse cachée des nations.

Bien qu'il y ait certaines divergences quant à l'ampleur de la concentration des richesses aux États-Unis depuis 1980, tout ce que nous observons autour de nous suggère un monde dans lequel une poignée d'oligarques sont riches à une échelle que nous n’aurions jamais imaginée il y a quelques décennies. Et ils n'hésitent pas à l'afficher.

Il n'y a pas si longtemps, nombreux étaient ceux à droite qui tentaient de nier la hausse des inégalités aux États-Unis. En parallèle, certains ultra-riches s'efforçaient de rester discrets : lorsque Forbes a publié son premier rapport sur les 400 Américains les plus riches, certains ont supplié de ne pas figurer sur la liste. Mais aujourd'hui, nous vivons dans un monde de super-yachts et de "super-mariages", où Jeff Bezos loue de vastes parties de Venise pour ses noces. Plus important encore, c'est un monde où, comme l'a prévenu Woodrow Wilson, il existe des hommes assez gros pour posséder le gouvernement.

Sommes-nous en train de vivre une répétition de la Belle Epoque (Gilded Age), cette période entre la guerre de Sécession et la Première Guerre mondiale où les chemins de fer, l'exploitation minière, l'industrie et la banque ont donné naissance à une nouvelle classe de super-riches ? Oui. Certes, les données disponibles suggèrent que les plus grandes fortunes de la Belle Epoque, corrigées de l'inflation, étaient probablement plus importantes que leurs équivalents modernes. Ainsi, John D. Rockefeller était probablement plus riche qu'Elon Musk et Andrew Carnegie plus riche que Jeff Bezos. Pourtant, autant que l'on puisse en juger, les quelques centaines ou milliers d'Américains les plus riches contrôlent plus ou moins la même part de la richesse nationale que leurs équivalents autour de 1900. Et comme je le soutiendrai dans de futurs billets, l'impact politique et social de nos oligarques modernes pourrait être encore plus néfaste que celui des barons voleurs à leur apogée.

Que s'est-il passé ?

L'économie du gagnant qui rafle tout

L'histoire de la transformation de l'Amérique en oligarchie est complexe et n'a pas été étudiée aussi en profondeur qu'elle le mériterait. Bien que je reconnaisse ne pas être un expert en la matière, je lis et parle avec de véritables experts. Je suis donc peut-être plus enclin que ces véritables experts à raconter une histoire simplifiée, peut-être à l'excès.

À mes yeux, il y a eu deux phases dans l'essor de l'extrême richesse depuis les années 1980. La première phase, du milieu des années 1980 au milieu des années 2010, a largement impliqué l'ingénierie financière, en particulier les rachats d'entreprises et les LBO. C'était l'époque de Gordon Gekko ou, si vous préférez des personnages non fictifs, d'Henry Kravis et des "barbares à nos portes".

La deuxième phase de la montée de l'oligarchie en Amérique s'est centrée sur la technologie, en particulier sur la façon par laquelle les effets de réseau (que j'expliquerai dans une minute) créent des quasi-monopoles qui sont, dans un sens méta, semblables aux monopoles qui sous-tendaient les plus grandes fortunes de la Belle Epoque.

À quoi ressemblait la richesse dans les années 1980, avant l’explosion des plus hauts revenus ? Si certains Américains étaient très riches dans les années 1980, ils étaient loin d'être aussi riches que les super-riches d'aujourd'hui. Et les sources de richesse au sommet étaient relativement diverses et, je dirais, prosaïques.

Voici la liste Forbes des 10 Américains les plus riches en 1987, ainsi que les sources de leur richesse :

1. Sam Walton (distribution)

2. John Kluge (médias)

3. Ross Perot (technologie)

4. David Packard (technologie)

5. Samuel Newhouse (médias)

6. Donald Newhouse (médias)

7. Lester Crown (industrie)

8. Rupert Murdoch (médias)

9. Warren Buffet (investissement)

10. Leslie Wexner (distribution)

Parmi les 10 premières fortunes de 1987, deux ont été fondées sur le commerce à l'ancienne, quatre sur les médias à l'ancienne (journaux, magazines et publicité), deux sur la technologie à l'ancienne (fabrication d'ordinateurs et traitement de données), une sur l'investissement à l'ancienne et une sur l’industrie.

Dans les années qui ont suivi, les sources de richesse extrême, du moins aux États-Unis, sont devenues à la fois moins diversifiées et plus exotiques. Et la raison est claire. En 2016, Caroline Freund et Sarah Oliver ont publié une étude systématique intitulée simplement "The origins of the superrich" ("Les origines des super-riches"). Une section de leur article était intitulée sans détour : "Extreme wealth is driven by finance in the United States" ("La richesse extrême est tirée par la finance aux États-Unis").

Elles ont notamment noté la croissance extraordinaire du nombre et de la richesse des milliardaires des fonds spéculatifs comme Carl Icahn et Paul Tudor Jones :

Comment les manigances financières ont-elles permis à quelques-uns d'être si riches ? Les gens n’ont pas les mêmes versions. Les financiers eux-mêmes et leurs défenseurs affirment, bien sûr, qu'ils apportaient une efficacité accrue à des sociétés devenues grasses et paresseuses. "L'avidité est bonne" ("greed is good") Pourtant, rien n'indique que ces prétendus gains d'efficacité se soient traduits, par exemple, par une accélération de la croissance de la productivité américaine. Autrement dit, il n’y a rien dans les données économiques qui étaye l'affirmation selon laquelle les "pilleurs" (raiders) d'entreprises aient rendu les entreprises américaines plus efficaces.

J’ai toujours été plus convaincu par un argument avancé par Andrei Shleifer et Larry Summers dans un article de 1988 intitulé "Breach of trust in hostile takeovers" ("Abus de confiance dans les prises de contrôle hostiles"). Ce que Shleifer et Summers soutenaient (mon résumé, pas le leur) était que, pendant une génération ou plus après la Seconde Guerre mondiale, les sociétés américaines n'étaient pas de simples mécanismes visant à maximiser la valeur actionnariale. Elles étaient plutôt le genre d'institutions que Peter Drucker décrivait dans son ouvrage classique, Concept of the Corporation : des organisations qui équilibraient les intérêts de diverses "parties prenantes" (stakeholders) qui incluaient les clients, les travailleurs et les fournisseurs, aussi bien que les actionnaires.

Mais sont ensuite arrivés les Gordon Gekko, qui ont été capables d’accroître leurs profits à court terme en rompant les contrats implicites des sociétés avec leurs différentes parties prenantes, notamment en réduisant les salaires et les avantages sociaux. Ils en ont été capables en partie grâce à un nouvel environnement politique qui a particulièrement réduit le pouvoir des travailleurs.

Depuis le début des années 2010, cependant, le récit de l'extrême richesse a changé. Voici le top 10 de Forbes de 2024, avec leurs sociétés respectives :

1. Elon Musk (Tesla)

2. Jeff Bezos (Amazon)

3. Mark Zuckerberg (Facebook)

4. Larry Ellison (Oracle)

5. Warren Buffett (Berkshire Hathaway)

6. Larry Page (Google)

7. Sergueï Brin (Google)

8. Steve Ballmer (Microsoft)

9. Bill Gates (Microsoft)

10. Michael Bloomberg (Bloomberg)

À l'exception de Buffett, toutes ces fortunes sont issues des technologies de l'information. (Oui, Bloomberg a des activités dans les médias, mais sa position dépend de ces indispensables machines Bloomberg.)

Pourquoi certaines entreprises technologiques ont-elles rendu leurs fondateurs incroyablement riches ? La réponse, comme je l'ai déjà suggéré, tient aux effets de réseau : les gens sont incités à acheter auprès de ces entreprises parce que beaucoup d'autres achètent auprès d’elles.

Ainsi, si vous avez une vie bien remplie, il est souvent difficile de ne pas commander sur Amazon, qui propose une livraison rapide sur une vaste gamme de produits. L'entreprise est à même de le faire grâce à son immense réseau de centres de distribution à proximité des principaux marchés. Et elle peut maintenir ce réseau de distribution grâce à sa clientèle nombreuse.

D'une manière légèrement différente, il est difficile de ne pas utiliser Microsoft Office, dans la mesure où tout le monde l'utilise. Pour échanger des informations, vous devez maîtriser Excel, PowerPoint et Word, si bien qu’il est naturel que vous les utilisiez (même si je ne connais personne qui les apprécie).

Le point est que beaucoup, probablement la plupart, des super-riches d’aujourd’hui doivent leur richesse à leurs participations dans des sociétés qui sont de facto en monopole grâce aux effets de réseau.

Je dois dire qu'Elon Musk est, d'une certaine manière, une exception ici. Tesla n'a pas atteint la domination auto-entretenue du marché dont jouissent Amazon ou Microsoft. Son action, cependant, est cotée comme si elle avait atteint ce genre de position ou comme si elle y parviendra d'un jour à l'autre, sans doute grâce au génie de Musk.

Je suis sceptique. Les gens n'accumulent pas de fortunes colossales sans un certain talent pour les affaires, mais le génie est probablement bien moins important que la chance : il faut être au bon endroit avec la bonne idée au bon moment. Cela soulève la question de savoir comment maintenir les incitations à l'innovation sans créer autant d'oligarques. Mais cette question aussi devra attendre les prochains billets.

Un autre point : les empires technologiques bâtis sur les effets de réseau sont sujets à leur propre forme d'"abus de confiance" qui, selon Shleifer et Summers, a joué un rôle clé dans la création des mégafortunes financières. Cory Doctorow a inventé le terme de "merdification" (enshittification) pour décrire ce processus, qu'il décrit ainsi :

"Initialement, les sociétés sont bonnes pour leurs utilisateurs. Une fois que les utilisateurs ont été rendus captifs et bloqués, les sociétés les maltraitent afin de transférer la valeur aux entreprises clientes, celles qui paient les factures de la plateforme. Une fois que ces entreprises utilisatrices sont bloquées, la plateforme commence à les presser, en extrayant toujours plus de valeur générée par les utilisateurs finaux et les entreprises clientes, jusqu'à ce qu'il ne reste que le plus petit résidu, la plus petite valeur capable de retenir tout le monde sur la plateforme."

Je pense que tous ceux qui ont un usage extensif des technologies d'information peuvent attester de l'exactitude de cette description. Amazon, par exemple, est actuellement poursuivie par la FTC pour pratiques anticoncurrentielles portant préjudice aux consommateurs et aux vendeurs tiers.

Pour l'instant, néanmoins, je suis moins inquiété par la façon par laquelle les oligarques de la tech dégradent l'expérience utilisateur que par la façon par laquelle ils dégradent notre démocratie. Et ce sera le sujet de la semaine prochaine. »

Paul Krugman, « Oligarchs and the rise of mega-fortunes. Understanding inequality: Part IV », 28 juillet 2025. Traduit par Martin Anota


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