« La semaine dernière, j'avais promis que le billet de cette semaine dans ma série d'introductions aux inégalités se focaliserait sur l'essor des fortunes géantes depuis 2000. Je vais rompre cette promesse et reporter ce billet […].
J’ai parlé de la façon par laquelle les récents changements en matière de droits de douane peuvent affecter les inégalités. […] Il me semblait opportun de mettre sur papier et de développer mes réflexions.
Spoilers : En principe, les droits de douane peuvent soit accroître, soit réduire les inégalités de revenus. Dans les circonstances actuelles, selon moi, ils n'auront probablement pas beaucoup d'effet sur la répartition des revenus primaires (c’est-à-dire des salaires, profits, etc.). Les droits de douane sont toutefois des impôts régressifs et ils accroissent les inégalités via ce canal. […]
Droits de douane et inégalités : la théorie
Les tarifs douaniers que Donald Trump a imposés depuis son retour au pouvoir sont les plus élevés depuis 1934, l’année où Roosevelt a adopté le Reciprocal Trade Agreements Act. Cette législation américaine est devenue plus tard la base d'un accord international, l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) de 1947. Le résultat a été un système dans lequel les pays négociaient des réductions de droits de douane mutuelles et les nouveaux tarifs douaniers plus bas étaient "consolidés", c'est-à-dire que les pays ne pouvaient pas augmenter leurs droits de douane sauf dans un ensemble limité de circonstances.
Si vous vous posez la question, oui, cela signifie que presque tout ce que Trump a fait en matière de commerce constitue une violation flagrante des accords passés par les États-Unis. Mais c'est un autre sujet.
Bien que l'on voie assez souvent des reportages suggérant que Trump a reculé sur les tarifs douaniers, cela ne se voit pas dans le taux de droits de douane moyen, qui reste légèrement inférieur à ce qu'il était au lendemain du tristement célèbre droit de douane Smoot-Hawley de 1930 :
Taux de droits de douane américains (en %) En outre, Smoot-Hawley a suivi des générations de droits de douane élevés. Les droits de douane de Trump représentent une hausse soudaine par rapport aux droits de douane relativement bas d'il y a quelques mois seulement. De plus, les importations, rapportées au PIB, sont environ trois fois supérieures à ce qu'elles étaient en 1930. Les droits de douane de Trump constituent donc de loin le plus grand choc de politique commerciale de l'histoire des États-Unis.
Un choc d'une telle ampleur ne peut manquer d'avoir des répercussions significatives sur la répartition des revenus. Que dit l'analyse économique en général sur ces effets ?
Les droits de douane peuvent clairement bénéficier aux secteurs spécifiques qu’ils protègent de la concurrence à l’importation. Si vous possédez une usine de décorations de jardin, vos bénéfices augmenteront si de nouveaux droits de douane sont appliqués aux importations de flamants roses en plastique. (Ce n’est pas un exemple pris au hasard : mon oncle travaillait dans ce secteur.)
Mais des groupes plus larges (par exemple, les travailleurs sans diplôme universitaire) peuvent-ils bénéficier des droits de douane ? Les partisans du libre-échange pourraient être tentés de dire quelque chose du genre "eh bien, les droits de douane pourraient certes modifier la répartition des revenus en faveur des travailleurs moins qualifiés, mais ils rendent aussi l’économie dans son ensemble moins efficace, si bien que ces travailleurs se retrouveront inévitablement dans une situation globalement moins bonne".
Néanmoins, ce n'est pas ce que dit l'économie internationale des manuels. En 1941, Wolfgang Stolper et Paul Samuelson ont publié un article théorique très influent, "Protection and real wages", qui réfutait cet argument plausible. Ils ont modélisé un pays produisant une combinaison de biens intensifs en capital et de biens intensifs en travail, c'est-à-dire des biens nécessitant un montant de capital par travailleur relativement élevé ou relativement faible. Ils ont montré que si ce pays était importateur net de biens à forte intensité en travail, les droits de douane augmenteraient les salaires réels des travailleurs, non seulement par rapport au rendement du capital, mais aussi en termes absolus.
En bref, les tarifs douaniers peuvent, en principe, fortement influencer la répartition des revenus entre les différentes classes de la société. Dans certaines circonstances, ils peuvent réduire les inégalités de revenus, tandis que leurs réductions peuvent, réciproquement, accroître ces dernières.
Notez ma prudence quant à la question des "certaines circonstances". Comme nous le verrons, c'est une précision cruciale concernant les droits de douane instaurés par Trump. Mais les effets des droits de douane sur les inégalités dépendent des détails. Ils ne peuvent être déduits de principes généraux.
La théorie de Stolper-Samuelson a eu un énorme impact sur la théorie économique internationale. Elle a eu moins d’effet sur les discussions sur la politique commerciale du monde réel au cours des décennies suivantes, pour des raisons que je ne présenterai pas pour ne pas m’éloigner du sujet.
Mais Stolper-Samuelson a pris tout son sens après 1980 environ, lorsque les inégalités aux États-Unis ont commencé à augmenter et les importations de produits manufacturés en provenance des pays émergents ont certainement été l’un des facteurs de cette augmentation.
Les droits de douane imposés par Trump peuvent-ils être considérés comme un moyen de réduire les inégalités ? En pratique, non, mais ce verdict nécessite quelques explications.
Les tarifs douaniers peuvent-ils inverser le choc de mondialisation ?
La nature du commerce mondial a commencé à changer dans les années 1980. Jusqu’alors, les pays pauvres, à salaires relativement bas, vendaient essentiellement des produits agricoles et miniers aux pays riches, tout en achetant des biens manufacturés en retour. Cependant, après 1980 environ, les pays émergents sont devenus d'importants exportateurs de biens manufacturés, initialement de produits intensifs en travail.
La Chine est l'exemple que tout le monde connaît, mais il s'inscrivait dans un contexte plus large. Par exemple, au début des années 1980, le Bangladesh exportait essentiellement du jute et des produits qui en sont dérivés (comme la toile de jute). Depuis, son économie s’est centrée sur l'exportation de vêtements.
Ce changement du commerce mondial reflétait au moins deux évolutions. Premièrement, d'importants changements en matière de politiques ont eu lieu dans le monde en développement, les pays ayant cessé d’essayer de s'industrialiser en produisant pour leurs petits marchés domestiques et ayant opté à la place pour une stratégie d'industrialisation par l'exportation. Deuxièmement, l'adoption mondiale de conteneurs maritimes de tailles standardisées (une innovation a priori banale qui a pourtant tout changé) a permis de fragmenter la production de nombreux biens manufacturés en plusieurs étapes, les étapes à forte intensité en travail étant réalisées dans les pays à bas salaires.
Est-ce que l'essor des exportations de produits intensifs en travail en provenance des pays émergents a-t-il réduit la demande de main-d'œuvre moins qualifiée dans les pays riches ? Absolument. Et les économistes honnêtes, même ceux qui étaient généralement favorables à la mondialisation, l'ont admis à l'époque. En 1995, en utilisant des données allant jusqu'en 1990, j'avais estimé que les importations avaient augmenté d'environ 3 % la prime pour les travailleurs diplômés de l'enseignement supérieur. Une estimation actualisée de Bivens a doublé ce chiffre. Il y a de nombreuses hypothèses derrière ces calculs, mais il ne fait aucun doute que le commerce international a eu un effet significatif sur les inégalités.
Mais les droits de douane imposés par Trump peuvent-ils inverser cet effet ? À ce stade, il faut noter une précision cruciale apportée à Stolper-Samuelson : des droits de douane sur les importations à forte intensité en travail peuvent augmenter les salaires s’ils conduisent à une expansion de la production intensive en travail. Après tout, les droits de douane ne peuvent augmenter les salaires que s’ils conduisent à une croissance de l’emploi.
Et les droits de douane imposés par Trump ne sont pas susceptibles d’y parvenir, parce qu’à ce stade la production intensive en travail aux États-Unis ne sera pas compétitive, même avec des droits de douane très élevés. Prenons l'exemple du textile, qui constitue désormais presque le seul soutien de l'économie du Bangladesh et qui constitue l'exemple classique d'une importation intensive en travail. La production de vêtements, hormis les articles haut de gamme spécialisés, a pratiquement disparu en Amérique :
Nombre de salariés dans l’industrie textile aux Etats-Unis (en milliers) Et même les droits de douane de 37 % que Trump a initialement proposés pour le Bangladesh ne l’a ramèneront pas.
Qu'en est-il des composantes de la chaîne de valeur intensives en travail ? Howard Lutnick, secrétaire au Commerce, a déclaré que "l'armée de millions et de millions d'êtres humains vissant de petites vis pour fabriquer des iPhones… ce genre de choses va arriver en Amérique".
Non, nous ne verrons pas ce genre de choses. Il y a des biens qui sont à la fois importés et produits localement en quantités importantes, notamment les voitures, l'acier et l'aluminium. Mais ces secteurs ne sont pas intensifs en travail ! Par conséquent, les droits de douane sur ces biens, même s'ils augmenteront les coûts et les prix à la consommation, ne réduiront probablement pas les inégalités.
En fin de compte, les tarifs douaniers peuvent en principe réduire les inégalités en augmentant la production de biens intensifs en travail, mais en pratique les tarifs douaniers de Trump ne vont tout simplement pas y parvenir.
Les tarifs douaniers peuvent-ils inverser le choc chinois ?
La Chine est le plus grand des pays en développement à avoir commencé à exporter des produits intensifs en travail vers l'Occident. Ce problème est peut-être moins important aujourd'hui, dans la mesure où les salaires chinois ont augmenté et où la production a gagné en échelle (bien que cela suscite d'autres inquiétudes). Mais la croissance très rapide des exportations chinoises entre la fin des années 1990 et environ 2010 a créé un autre type de problème d'inégalités, généralement qualifié de "choc chinois" (China shock) après les travaux d'Autor, Dorn et Hanson.
Selon l'ADH, la croissance rapide des exportations chinoises a détruit entre 1 et 2 millions d'emplois dans le secteur manufacturier américain en une décennie environ. Ce chiffre est en réalité modeste pour une économie vaste et dynamique. Aux États-Unis, environ 1,7 million de travailleurs sont licenciés chaque mois.
Mais comme l'a documenté l'ADH, ces pertes d'emplois ont été très inégalement réparties selon les régions, certains pôles manufacturiers étant particulièrement touchés. Mon exemple favori est celui de l'industrie du meuble, qui n'a pas été confrontée à une forte concurrence des importations avant l'arrivée de la Chine, mais qui a ensuite perdu des centaines de milliers d'emplois :
Nombre de salariés dans l'ameublement aux Etats-Unis (en milliers) Encore une fois, ce n'est pas un chiffre énorme à l'échelle nationale. Mais l'industrie américaine du meuble était largement concentrée dans le Piedmont en Caroline du Nord, et l’explosion des importations a été dévastatrice pour les petites villes comme Hickory.
De nouveau, les importations ont alimenté les inégalités, en l'occurrence les inégalités géographiques, contribuant ainsi au problème des régions laissées pour compte. Mais les droits de douane de Trump permettront-ils d'inverser ce choc ?
Encore une fois, cela semble improbable. Il est difficile d'imaginer comment les droits de douane pourraient relancer l'industrie du meuble en Caroline du Nord.
De plus, le choc chinois, bien que dramatique (et, mea culpa, largement imprévu même par les économistes qui prenaient au sérieux les effets du commerce sur la répartition des revenus) s'est produit pour l'essentiel avant 2010. Depuis, certaines communautés se sont reconverties dans d'autres secteurs d'activité, tandis que d'autres ont connu un déclin durable. Les travailleurs ont déménagé ou pris leur retrait depuis.
Nous aurions peut-être pu et dû faire davantage pour atténuer les effets du choc chinois au moment même où il se produisait. Mais les droits de douane élevés imposés en 2025 ne recréeront pas le paysage industriel de 2005. Au contraire, ils ne feront qu'imposer une autre série de perturbations.
Le fait est que, si les importations en provenance des pays émergents ont certainement contribué à la hausse des inégalités dans les années 1980 et 1990, et peut-être même jusque dans les années 2000, les droits de douane de Trump n'inverseront pas cette tendance. En première approximation, je dirais que les droits de douane n'auront pas beaucoup d'effet sur les inégalités dans la répartition des revenus primaires, c’est-à-dire les revenus avant impôts et transferts, dans un sens ou un autre.
Cela ne signifie pas que les droits de douane n'auront aucun effet sur les inégalités. Car les droits de douane sont des taxes qui affectent les inégalités de revenus après impôts et transferts. Et ils aggraveront clairement ces inégalités.
Les tarifs douaniers comme politique fiscale régressive
Un tarif douanier est un impôt sélectif sur la consommation, "sélectif" dans la mesure où il ne taxe que la consommation des biens importés. Il s'agit néanmoins d'un impôt sur la consommation des ménages. Et les impôts sur la consommation sont généralement considérés comme régressifs, frappant plus lourdement (en pourcentage du revenu) les ménages à faibles revenus que les ménages à haut revenu.
J'ai quelques petites réserves quant à cette évaluation, que j'aborderai dans un instant. Mais ces réserves ne remettent pas en cause le point principal : si l'on considère l'impact des droits de douane de Trump sur le revenu après impôts et transferts, ils accroissent clairement les inégalités.
Voici un autre graphique utile de la précieuse équipe du Yale Budget Lab, combinant les effets des tarifs douaniers de Trump et du One Big Beautiful Bill Act sur le revenu après impôts et transferts par décile (les points noirs montrent l'effet net) :
Impact des hausses de droits de douane de l’OBBBA sur les ressources des ménages selon le décile (en %) C’est une redistribution massive des revenus des pauvres vers les riches, probablement la plus importante dans l'histoire des États-Unis. Comme vous pouvez le voir, les droits de douane jouent un rôle important dans cette redistribution, transformant une baisse de revenu de 4 % pour le premier décile en une baisse de 6,5 %, tout en ayant qu’un petit effet pour le dernier décile.
La raison pour laquelle les droits de douane frappent les plus pauvres plus durement que les plus riches selon cette analyse est que les ménages à faibles revenus consomment une part bien plus importante de leurs revenus que les ménages à haut revenu. Le Budget Lab s'appuie sur une analyse de Clausing et Lovely , qui inclut ce graphique :
Part du revenu consacré aux dépenses de consommation selon le décile (en %) Bon, passons maintenant à mes réserves. Pourquoi y a-t-il une relation aussi forte entre le revenu des ménages et la part de ce revenu consacrée à la consommation ? Il y a longtemps, Milton Friedman a soutenu (et c'est un argument que je partage) qu'il s'agit au moins en partie d'une illusion statistique. En général, selon Friedman, les dépenses de consommation reposent largement non pas sur le revenu d'une année, mais sur ce qu'il appelle le "revenu permanent", soit le revenu annuel qu'une famille peut normalement espérer percevoir sur une période assez longue. Cinq ans ? Dix ans ? Peu importe.
Et voici le problème : si l’on prend un instantané des revenus et des dépenses au cours d’une année, les 10 ou 20 % des ménages les plus pauvres compteront une proportion disproportionnée de personnes ayant connu une année exceptionnellement mauvaise, tandis que le groupe le plus riche comptera un grand nombre de personnes ayant connu une année exceptionnellement bonne. La corrélation entre les parts de revenus et de consommation serait donc bien moindre si l’on calculait la moyenne sur une période plus longue, ce qui signifie que les droits de douane et autres taxes à la consommation ne sont pas aussi régressifs qu’ils le paraissent à première vue.
Il y a encore beaucoup à dire ici, mais laissez-moi m'arrêter, car cela n'a fondamentalement pas d'importance. Pourquoi ?
Parce que même si les droits de douane ne sont pas aussi régressifs qu'ils le paraissent à première vue, Trump et ses partisans affirment que les recettes douanières compenseront les pertes de recettes résultant de leurs importantes réductions d'autres impôts. Et même si la compensation sera bien moindre qu'ils ne l'imaginent, le fait est que des hausses de droits de douane, même légèrement régressives, qui pénalisent les plus pauvres, servent à financer des baisses d'impôts extrêmement régressives pour les riches. Ces deux choses combinées, on obtient des politiques qui creuseront considérablement les inégalités.
En résumé : les droits de douane de Trump ne réduiront pas les inégalités avant impôts et transferts. Mais ils s’inscrivent dans un ensemble de politiques qui accroîtront considérablement les inégalités après impôts et transferts.
Populisme ! »
Paul Krugman, « Understanding Inequality: Part III. A Trumpian diversion », 21 juillet 2025. Traduit par Martin Anota
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