« […] La semaine dernière, j'avais noté que les plus grosses fortunes en Amérique se fondent désormais principalement sur des quasi-monopoles technologiques. Mais si l'on poursuit un peu dans le classement Forbes 400, on voit un certain nombre de ploutocrates qui ont gagné des dizaines de milliards dans la finance, en particulier grâce aux fonds spéculatifs. Ceux-ci comptent des personnalités comme Stephen Schwarzman, qui a comparé les efforts visant à supprimer une niche fiscale favorable à Wall Street à l'invasion de la Pologne par Hitler, et Ken Griffin, un méga-donateur républicain.
Le fait est que la financiarisation de l'économie américaine a été un facteur majeur derrière la hausse des inégalités. Qu'entends-je par financiarisation ? En fait, il s'agit de deux choses distinctes, mais liées. D’une part, l'augmentation extraordinaire de la part de l'économie américaine consacrée aux activités financières, par opposition à la production de biens et de services. D’autre part, la manière par laquelle les financiers et les institutions financières, comme les fonds spéculatifs et les fonds de capital-investissement, ont changé le fonctionnement des entreprises non financières. Ces changements ont presque toujours accru les inégalités. […]
La croissance du secteur financier
L’activité bancaire était par le passé un secteur relativement ennuyeux, tranquille. Les gens parlaient alors d'"horaires de banque", une référence à l'époque où les agences bancaires n'étaient ouvertes que de 10h à 15h, mais aussi à l’idée que le secteur bancaire offrait des emplois confortables, avec un petit emploi du temps et exigeant peu d’efforts.
De toute évidence, ce n'est pas ainsi que le secteur bancaire est perçu aujourd'hui. Les banquiers d'investissement, en particulier les ambitieux jeunes hommes et femmes, sont réputés pour avoir un emploi du temps exténuant. Aujourd'hui, la finance est tout sauf somnolente. Dans les années 1950, elle ne constituait qu'une part mineure de l'économie. À la veille de la crise financière mondiale, la part de la finance dans le PIB était presque le triple par rapport à son niveau des années 1950 et elle est restée à un niveau très élevé depuis.
La croissance extraordinaire de la part du secteur financier dans le PIB américain soulève deux questions liées. Premièrement, que font tous ces travailleurs surmenés mais très bien payés? Deuxièmement, ce qu’ils font est-il productif pour l'économie dans son ensemble ?
Les banquiers, bien sûr, ne produisent pas directement de biens. Cependant, les institutions financières comme les banques, les fonds communs de placement, etc., peuvent jouer et jouent un rôle productif crucial dans l'économie. Idéalement, elles contribuent à orienter l'argent vers ses usages les plus productifs, par exemple en canalisant efficacement l'épargne des ménages vers le financement d'investissements dans les technologies de pointe. Les institutions financières gèrent aussi le risque dans l’économie en aidant les investisseurs à se diversifier. Enfin, elles fournissent de la liquidité, permettant aux gens d'accéder facilement à leur argent, même si l’essentiel de cet argent est investi dans des investissements de long terme.
Le plus curieux est que le secteur financier des années 1950 et 1960, qui représentait alors 3 à 4 % du PIB, remplissait toutes ces fonctions pour l'économie américaine. Alors pourquoi a-t-il atteint près de 8 % du PIB ? Et cette expansion a-t-elle accru ses bénéfices pour l'économie ?
La croissance démesurée du secteur financier américain peut être attribuée en grande partie à un changement de la politique gouvernementale et, plus largement, du climat idéologique qui a façonné cette politique. Dans les années 1970 et 1980, la réglementation bancaire a été assouplie. Le Monetary Control Act of 1980 a en effet supprimé les limites à la capacité des banques à se concurrencer les unes les autres en offrant des taux d'intérêt plus élevés sur les dépôts. Plus important encore, les régulateurs sont restés à l'écart tandis que le "secteur bancaire parallèle" (shadow banking) se développait. Les "banques parallèles" sont des institutions financières comme les fonds monétaires et le prêt au jour le jour qui remplissent certaines fonctions bancaires traditionnelles, mais qui ne sont ni réglementées comme les banques conventionnelles, ni couvertes par l’assurance-dépôt. En permettant à ces banques parallèles de supplanter le secteur bancaire conventionnel sans aucun effort majeur pour contrôler les nouveaux risques que ces institutions ont créés, les décideurs politiques ont ouvert la voie à une catastrophe.
En parallèle, il y a eu une "innovation" financière généralisée, impliquant la création de nouveaux instruments financiers comme les obligations à haut risque (junk bonds) (qui existaient depuis longtemps, mais qui sont soudainement devenues une force majeure), les titres adossés à des actifs, les credit default swaps (CDS) et les prêts subprime. Là encore, il y a eu peu d'efforts pour gérer les risques que cette innovation a créés.
La prolifération de nouvelles institutions financières et de nouveaux instruments financiers, en combinaison avec le rôle accru de la finance dans la direction et la gestion des institutions non financières (j’y reviendrai plus tard), a été une source majeure de la croissance de la finance relativement au reste de l’économie.
Mais la question essentielle est de savoir si la forte croissance du secteur financier et des produits financiers qu'il offrait a été une bonne chose pour l'économie. Paul Volcker, le légendaire président de la Réserve fédérale, a déclaré avec ironie : "L'innovation financière la plus importante que j'aie vue ces vingt dernières années est le distributeur automatique de billets".
Je suppose qu'aujourd'hui il inclurait des applications de paiement comme Venmo, Apple Pay et Zelle. Pourtant, le point principal de Volcker était juste : l'économie américaine a mieux réussi à améliorer le niveau de vie lorsque le secteur financier était relativement restreint et ennuyeux qu'après l'arrivée de toutes ces innovations [...].
Bien sûr, de nombreux facteurs affectent la croissance économique, si bien que l'incapacité d'un secteur financier plus large à stimuler la croissance ne prouve qu’il fût inutile. Cependant, la crise financière de 2008 a apporté une réfutation plus nette aux affirmations selon lesquelles l'innovation financière a été une aubaine économique. Loin de favoriser la mobilisation de l'épargne vers des investissements très productifs, le système financier déréglementé a injecté d’énormes sommes dans le gonflement d'une désastreuse bulle immobilière. Loin de contribuer à la gestion des risques, l'innovation financière a encouragé emprunteurs et investisseurs à prendre des risques qu'ils ne comprenaient pas. Et elle a certainement accentué les inégalités de revenus, comme les prêts subprime ont été commercialisés de manière disproportionnée auprès des acquéreurs de logements à revenus faibles et moyens.
Donc, avec le recul, la croissance explosive de la finance après la déréglementation des années 1980 semble plus prédatrice que productive.
Est-il plausible d'affirmer que l'économie a consacré d’énormes ressources dans des activités avec peu ou pas de valeur économique réelle, peut-être même une valeur négative ? Oui, et pour preuve, nous avons un exemple contemporain : les cryptomonnaies. Seize ans après la création du Bitcoin, il n’y a toujours pas de cas d'utilisation clairs des cryptomonnaies qui n'impliquent pas d'activités illégales. Pourtant, au moment de la rédaction de ce billet, la valeur des cryptoactifs s'élevait à environ 3 300 milliards de dollars.
Donc, il est tout à fait plausible d'affirmer que la financiarisation n'a guère profité à l'économie américaine. Elle a cependant significativement contribué à creuser les inégalités de revenus aux États-Unis.
L'élite financière
Il est difficile de croire aujourd'hui que le secteur financier n'offrait pas de salaires particulièrement élevés dans les années 1970. Les salaires moyens dans la finance étaient à peu près équivalents à ceux de l'ensemble des entreprises américaines. Les hauts revenus de la finance ressemblaient également aux hauts revenus des autres secteurs.
Après 1980, cependant, les rémunérations des salariés de la finance ont commencé à grimper, plus ou moins parallèlement avec la part de la finance dans le PIB. Cette forte hausse a principalement touché les secteurs les plus exotiques de la finance : les rémunérations de l'assurance ou du crédit ordinaire n'ont pas décollé, contrairement aux revenus des activités que nous avons habituellement en tête lorsque l’on parle de "Wall Street". Philippon et Reshef ont produit un graphique intéressant qui illustre ce point. L'axe de gauche montre le ratio de la rémunération dans le secteur financier par rapport à la rémunération du secteur privé non agricole dans son ensemble :
Tout cela suggère que les gains ont été extrêmement importants pour les hauts revenus du secteur financier. En conséquence, ces derniers ont fini par représenter une part importante des très hauts revenus aux États-Unis. Comme pour les inégalités de richesse, considérer le "1 %" amène à sous-estimer à quel point le changement a été radical […].
Il est délicat et controversé d'interpréter les données sur les revenus très élevés, notamment parce que les personnes gagnant un salaire très élevé trouvent souvent le moyen de faire croire que ces revenus proviennent de la propriété d’entreprises. Je vais donc éviter ce bourbier et revenir aux données sur la richesse qui, dans ce cas précis, sont plus claires. La semaine dernière, j'ai cité Freund et Oliver sur les origines des super-riches. [...] Selon leurs chiffres, plus de 40 % des nouveaux milliardaires américains créés entre 1996 et 2014 venaient du secteur financier.
Je résumerais les choses ainsi : après 1980, le secteur financier américain a connu une expansion rapide, mais il y a peu d’éléments suggérant que cette expansion ait bénéficié à l’économie dans son ensemble. Elle a néanmoins offert des rémunérations très élevées (dans certains cas, surréalistes) à une élite financière, contribuant ainsi significativement à la hausse des inégalités de revenus.
Et ce n’est là que l’effet direct des rémunérations élevées au sein du secteur financier.
La financiarisation en dehors de la finance
Jusqu'à présent, je me suis focalisé sur les revenus générés par le secteur financier, et plus particulièrement sur la partie de ce secteur à laquelle on pense généralement lorsque l'on parle de "Wall Street". Mais comme je l'ai dit, la financiarisation est une histoire plus vaste que la simple augmentation des revenus et de la richesse de Wall Street.
Premièrement, il y a eu une longue période durant laquelle des sociétés extérieures au secteur financier ont tenté de prendre part au mouvement, en abandonnant leurs activités traditionnelles pour se concentrer sur les activités financières. L'exemple le plus représentatif de cette évolution est General Electric, un fabricant emblématique qui, comme l'a souligné James Surowiecki, a cessé d’être une entreprise industrielle pour devenir une énorme banque. GE Capital, la branche financière de l'entreprise "est devenue une source clé de profits, avec une croissance presque deux fois plus rapide que celle de l'entreprise dans son ensemble et une expansion dans tous les marchés imaginables : le prêt à la consommation, les cartes de crédit, le crédit-bail d'équipement, l’immobilier commercial, les prêts automobiles, les rachats par emprunt, et même les prêts subprime".
Cela a fonctionné un temps, jusqu'à ce que ça ne fonctionne plus. General Electric a fini par vendre GE Capital et a tenté de revenir à ses racines industrielles. Mais cette perte de concentration l'a considérablement affaibli.
L'expérience de GE illustre une tendance bien plus large. De nombreuses entreprises non financières, en particulier dans l’industrie, mais pas seulement, ont tenté de se réinventer comme acteurs financiers. Outre le fait qu'elles ont probablement porté préjudice à leur cœur de métier, des études empiriques indiquent que cette focalisation sur la finance s’est traduite par une baisse des salaires et une hausse des rémunérations des dirigeants.
Je pourrais continuer à parler de ce phénomène, mais ce guide devient déjà long, alors permettez-moi d’aborder l’impact indirect probablement plus important de la financiarisation sur les inégalités : les effets des acquisitions hostiles et la menace de telles OPA sur la façon par laquelle les entreprises traitent les travailleurs.
La semaine dernière, j’ai cité l’argument d’Andrei Shleifer et de Larry Summers selon lequel les acquisitions hostiles "fonctionnaient" en grande partie par une "rupture de confiance" : en rompant les contrats implicites avec les parties prenantes des entreprises, en particulier les travailleurs ordinaires.
La financiarisation a été à la fois une cause et une conséquence de ces abus de confiance. Un secteur financier déréglementé a fourni le soutien financier nécessaire aux acquisitions hostiles ; les profits réalisés lors de ces OPA hostiles ont contribué à alimenter l’envolée des profits financiers et des rémunérations. Les travailleurs ordinaires ont subi des réductions drastiques de leurs avantages sociaux, des licenciements […].
À ce stade, vous pourriez vous demander quelle confiance reste à trahir. Mais le secteur financier ne cesse de trouver de nouvelles frontières à exploiter. Ces dernières années, la santé est devenue une cible majeure des investissements en capital-investissement, les sociétés de capital-investissement ayant acheté de nombreux hôpitaux.
Ce qu’elles ont fait après, selon une étude publiée l'an dernier dans le Journal of the American Medical Association, a été de vendre terrains et bâtiments, puis de facturer aux hôpitaux un loyer pour l'utilisation des installations qu’elles possédaient auparavant. Selon l’étude, la conséquence a été une baisse de la qualité des soins pour les patients, ce qui s’est traduit par […] une plus forte mortalité.
Bien sûr, le secteur financier conteste ces affirmations. Mais l'histoire du capital-investissement et des hôpitaux est cohérente avec les résultats de décennies de rachats dans d'autres secteurs. Et l’on doit garder à l'esprit que ces firmes financières n'achètent pas des hôpitaux pour leur, hum, santé. Elles les achètent parce qu'elles croient pouvoir réaliser des profits avec ces transactions, même s’il n’y a aucune raison nous amenant à penser qu'elles ont une expertise particulière en gestion hospitalière. Et il est difficile de trouver un meilleur exemple de personnes historiquement considérées comme des parties prenantes, même si elles ne sont pas actionnaires, que les patients des hôpitaux.
Bon, je pourrais évidemment poursuivre longuement sur chacun des sujets abordés dans ce billet. Mais j'espère avoir fourni assez de preuves et d'analyses pour étayer quatre points :
● Après 1980, l’économie américaine a connu une puissante financiarisation, définie à la fois par le fait qu’elle consacrait une part beaucoup plus importante du PIB à la finance et par un rôle accru du secteur financier dans les décisions des entreprises de façon plus générale.
● Il y a peu de preuves que cette financiarisation ait été bénéfique pour la performance économique globale. Elle semble davantage prédatrice que productive.
● La financiarisation a directement contribué à l’augmentation des inégalités via les revenus très élevés que gagne l’élite financière
● La financiarisation a également contribué indirectement aux inégalités en provoquant la rupture généralisée de contrats implicites qui avaient jusqu’alors atténué la focalisation des entreprises sur les profits et seulement les profits. De plus, elle a directement accru les inégalités via la crise financière de 2008-2009, au cours de laquelle les prêts subprime ont été proposés aux acquéreurs de logements à revenus faibles et moyens.
Tout cela paraît assez accablant. Alors pourquoi n'y a-t-il pas eu davantage de réactions publiques ? Ce sera une partie du sujet abordé dans le prochain volet de cette série de billets sur les inégalités, et sur la manière par laquelle l’argent exerce un pouvoir politique. »
Paul Krugman, « Predatory Financialization. Understanding Inequality: Part V », 4 août 2025. Traduit par Martin Anota
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