« La première partie de mon exposé a passé en revue les tendances suivies par les inégalités mondiales dans une perspective historique et comparative de long terme.
Ce que nous cherchons à faire avec le Global Justice Project, c’est partir de cette base historique pour réfléchir à l'avenir. Nous avons déjà mis en ligne plusieurs articles de recherche, que vous êtes invités à lire, critiquer et commenter ; il s'agit d'un projet en cours.
Le scénario insoutenable du "statu quo"
Si nous regardons vers l’avenir, le premier scénario est ce que nous appelons le scénario du "statu quo" (business as usual) où l’on prend la situation d’aujourd’hui où il y a d’énormes inégalités de productivité.
Ainsi, en Afrique subsaharienne, par exemple, la productivité horaire n'est que de 4 euros PPA. Cela s'explique par le faible investissement en infrastructures, en capital physique, et encore plus en capital humain. Concernant ce dernier, les dépenses actuelles d'éducation en Afrique subsaharienne s'élèvent à 200 dollars PPA par an et par enfant, soit environ 40 fois moins qu'en Europe et en Amérique du Nord, où elles s'élèvent à 8 000 euros. (Ces chiffres sont en PPA ; si l'on prend en compte les taux de change du marché, ils seraient deux ou trois fois plus élevé.) Compte tenu de la différence d'investissement en ressources (dans l'éducation et dans les infrastructures), la perpétuation d'un tel écart n'a rien d’étonnant.
Dans le scénario du statu quo, nous supposons que la situation se poursuivra ainsi. Nous prenons le taux de croissance moyen de la productivité des 35 dernières années (1990-2025) et le projetons, excepté lorsque la Chine commence à converger vers l'Occident, auquel cas nous diminuons légèrement le taux de croissance. Voici ce que nous obtenons :
D'ici 2100, il y aura une énorme persistance des inégalités : la productivité horaire est de 8 euros en Afrique subsaharienne, contre 150 euros en Europe et en Amérique du Nord. Or, selon les projections de l'ONU, la population africaine passera de 1,3 milliard aujourd'hui à 3,3 milliards d'ici 2100, soit deux milliards de personnes supplémentaires. La population européenne tombera sous la barre des 500 millions, ce qui engendrera un énorme écart de développement. Et cela ne tient même pas compte de l'impact négatif du réchauffement climatique sur le PIB et la productivité de l'Afrique subsaharienne, qui ne fera qu'aggraver les choses !
Donc, cela revient simplement à dire que le scénario du statu quo n’est pas soutenable. Cela mène à une situation absolument catastrophique.
Le scénario de la convergence : l’égalisation mondiale d'ici 2100
A travers le Projet Justice Mondiale, nous cherchons donc à explorer les conditions dans lesquelles vous obtenez la convergence. Pourquoi fixons-nous la convergence en 2100 ? Eh bien, c’est suffisamment éloigné pour que ce ne soit pas complètement fou. Bien sûr, certains souhaitent que la convergence se produise avant ; d’autres diront "Oh, c’est trop rapide !", mais que voulez-vous ? Une convergence en 2200, en 2500 ?
Quoi qu'il en soit, nous prenons cela comme un objectif et nous nous demandons : quels investissements sont nécessaires en matière d'éducation, de santé et d'infrastructures, mais aussi quel devra être le contenu de la croissance ? Parce que si nous maintenons la même empreinte matérielle que nous avons aujourd’hui aux États-Unis ou même en Europe pour tous les autres dans le monde, cela n’ira pas très bien.
Nous supposons donc que nous atteindrons cette productivité horaire de 100 € pour toutes les régions d'ici 2100. Et la première question clé sera : que produisez-vous avec cela ? Quelle transformation structurelle avons-nous besoin en termes de secteur de la production ? [...]
Autrement dit, nous essayons d'imaginer un monde où, à l'avenir, nous disposons de bien plus de services immatériels qu'aujourd'hui, en particulier l'éducation. Ces secteurs ont une moindre intensité matérielle que l'industrie manufacturière, la construction et l'énergie, mais ils ne sont pas pour autant complètement immatériels. Ils impliquent toujours une consommation matérielle importante. Il est donc nécessaire d'utiliser le tableau des entrées-sorties pour voir comment réduire le contenu matériel de ces services.
Alors, que faut-il ? La première chose à avoir est une expansion massive, en particulier des services d'éducation et de santé, indispensable au départ pour atteindre les transformations de la productivité en Afrique subsaharienne et dans le monde entier. Mais c'est aussi nécessaire parce que l'accès à l'éducation et à la santé est une source de bien-être en soi. Elle a aussi une empreinte matérielle est inférieure à celle de l'industrie.
Bien sûr, avec 40 % des heures de travail dans l'éducation, la santé et les services publics, vous pourriez penser : "Bon, c'est beaucoup… C'est beaucoup trop." Mais permettez-moi de vous rappeler la situation aujourd'hui, en 2025 :
En Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, seulement 5 à 7 % des heures de travail sont consacrées à l'éducation, à la santé et aux services publics. Pour ces régions, cela représenterait donc une forte hausse. Mais pour l'Europe dans son ensemble, ce chiffre atteint déjà près de 25 % ; aux États-Unis, il atteint déjà 30 %. (Il inclut une part importante du secteur privé de l'éducation et de la santé, qui pourrait peut-être être plus efficace s'il y avait de l'éducation et de la santé publiques, car il engendre de fortes inégalités. Mais en définitive, ces pays consacrent déjà 30 % de leur PIB à l'éducation, à la santé et aux services publics.) Si l'on prend l'exemple de la Suède ou de la Norvège, près de 35 % des heures de travail sont déjà consacrées à ces secteurs.
En fait, l'objectif de 40 % pourrait être trop faible compte tenu du vieillissement de la population et de l'explosion de la part de personnes diplômées du supérieur sein de chaque génération. Selon mes estimations, ce chiffre devrait plutôt se situer autour de 45-50 %, voire plus, d'ici 2100. Nos hypothèses s’appuient donc plutôt sur les estimations basses.
La principale différence avec aujourd'hui est que nous cherchons à financer cela pour tous, ce qui nécessite une importante redistribution mondiale. Dans notre proposition, cela impliquera un changement du système monétaire et commercial. Il s'agit d'un changement majeur. Notre scénario prévoit une baisse du nombre d'heures de travail : nous supposons que nous atteindrons environ 1 000 heures de travail économique par an et par travailleur d'ici 2100 (c’est-à-dire en excluant le travail domestique pour l'instant). C'est un gros changement, mais à long terme, c’est une continuation de ce qui s'est produit par le passé.
Bien sûr, ce qui s'est produit par le passé n'est arrivé que grâce à une énorme mobilisation du travail via les mouvements syndicaux. Ce n'est donc pas comme si ces choses se produisaient spontanément, lorsque les individus négociaient leurs conditions de travail directement avec leur employeur. Comme vous le savez, cela ne fonctionne pas très bien. Il faut donc une législation collective. Ce ne sera pas facile, mais cela ne l'a jamais été.
Finalement, nous avons un objectif de répartition équitable du travail économique et du travail domestique, entre les genres, en 2100. L’objectif est donc à la fois de réduire l’empreinte matérielle mais aussi d’obtenir plus d’égalité de genre dans le travail domestique et le travail économique.
Comment faire pour que les coalitions politiques aillent dans cette direction ?
Tout cela est bien beau, mais comment amener les coalitions politiques à aller dans cette direction ? Je n'ai pas la réponse. Mais j’aimerais souligner deux choses.
Premièrement, nous avons des coalitions internationales. Et c'est compliqué avec Trump, me direz-vous. Mais en même temps, je pense que Trump montre à quel point il est nécessaire de repenser les coalitions possibles (parfois avec les États-Unis, parfois sans eux) pour faire avancer les choses.
Par exemple, je trouve la proposition du Brésil d'instaurer un impôt mondial minimum sur la fortune lors du sommet du G20 de l'année dernière très intéressante. Il y a dix ans, lorsque j'écrivais que nous devrions instaurer un impôt mondial sur la fortune, tout le monde riait. Mais dix ans plus tard, le sujet est abordé au G20 et il vient du Brésil, du Sud global. C'est très intéressant, car cela montre qu'à l'avenir la demande de justice environnementale et de justice sociale viendra avant tout du Sud global, et les pays européens (individuellement et collectivement) devront y répondre afin de former des coalitions.
Deuxièmement, si nous voulons faire bouger les choses, nous avons également besoin que nos coalitions politiques domestiques fonctionnent. Je conclurai donc en citant deux ouvrages. Je présenterai un graphique récapitulatif tiré de Clivages politiques et inégalités sociales. Une étude de 50 démocraties (1948-2020), que j'ai co-dirigé avec Amory Gethin et Clara Martínez-Toledano. Je présenterai également un extrait d’Une histoire du conflit politique: Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022, écrit avec Julia Cagé.
Que disons-nous dans ces livres ? Nous cherchons à comprendre pourquoi nous n'avons pas apporté plus de réponse politique à la montée des inégalités que nous avons connue ces dernières décennies. Pourquoi les politiques redistributives que nous attendions ne sont-elles pas mises en œuvre ?
Clivages politiques et inégalités sociales met l'accent sur une dimension que nous appelons la montée de la "gauche brahmane" face à la "droite marchande". Ce livre décrit comment les plus diplômés ont basculé à gauche, tandis que les plus hauts revenus et les plus riches sont restés à droite. Nous avons désormais un système politique à élites multiples où les défavorisés se sentent complètement abandonnés et, à cause de cette nouvelle structure politique, choisissent de ne pas voter ou alors de voter pour toutes sortes de partis alternatifs. Dans l'autre ouvrage, Une histoire du conflit politique, nous mettons en avant une autre explication, complémentaire à la première, à savoir la montée des divisions territoriales.
(i) L’histoire de la "gauche brahmane"
[…] En résumé, ce graphique montre que les électeurs les plus instruits votent désormais davantage à gauche qu'à droite (une fois les revenus contrôlés), tandis que les électeurs aux revenus plus élevés votent toujours davantage à droite.
Dans les années 1950 et 1960, dans toutes les dimensions de la stratification sociale, les personnes en bas de l'échelle votaient davantage à gauche. Ainsi, que vous gagniez un faible revenu, aviez un faible niveau d’éducation, peu de patrimoine, qu’importe, vous votiez davantage à gauche.
Aujourd'hui, nous observons une déconnexion entre les deux dimensions (lorsque nous contrôlons l’autre dimension). Si vous avez à la fois un revenu élevé et un niveau d'études élevé, vous pouvez être un peu perdu, mais l'effet du revenu peut dominer. Le cas le plus extrême est celui d'un docteur en sociologie sans revenu : il aura tendance à voter à gauche. Mais ce n'est pas très représentatif. La situation la plus représentative est celle des enseignants, des infirmières, etc., qui peuvent avoir un niveau d'études assez élevé par rapport à la moyenne nationale, mais dont les revenus sont moins élevés que la moyenne. C'est donc là que les chiffres sont les plus importants. Et ce qui est frappant, c'est que la situation est similaire ailleurs, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
(ii) L’histoire de la "fracture territoriale"
Ce qui manque dans cette analyse de la gauche brahmane et de la droite marchande, c'est la dimension territoriale. C'est ce que Julia Cagé et moi étudions pour la France dans Une histoire des conflits politiques. Nous disposons de données sur toutes les élections législatives françaises depuis 1848 : nous avons numérisé tous les résultats électoraux au niveau des 37 communes françaises, ce qui nous donne des données très granulaires. Nous connaissons la taille de l'agglomération à laquelle appartient la municipalité et nous classons chaque municipalité selon qu'elle appartient à une grande ou à une petite agglomération.
Concernant la répartition territoriale, nous sommes habitués à ce que les électeurs urbains votent plus à gauche que les électeurs ruraux. Et c'est bien le cas. Vous pouvez le voir lorsque nous prenons le ratio entre les votes de gauche dans les 50 % des zones les plus urbaines et dans les 50 % des zones les moins urbaines. Il est toujours supérieur à 1 :
Le ratio est toujours supérieur à l’unité, mais pendant une longue période après la Seconde Guerre mondiale, la fracture territoriale n'était pas aussi forte. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie, par exemple, que lorsque Mitterrand était président, il obtenait quasiment le même score dans les territoires les plus urbains et les plus ruraux. Et c'est un constat que nous observons non seulement en France, mais aussi dans les données que nous avons commencé à recueillir en Grande-Bretagne et dans d'autres démocraties occidentales.
Le conflit gauche-droite d’après-guerre correspond à une situation où, d'une certaine manière, les divisions de classe priment sur les divisions territoriales. Les partis de gauche étaient capables de convaincre les pauvres des villes et des campagnes que leurs points communs priment sur leurs différences, ce qui est toujours compliqué car chaque territoire présente un tissu productif différent, des problèmes de transport différents, etc.
Au dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle, la fracture territoriale était énorme. En général, le prolétariat urbain votait pour les partis socialistes, mais la classe agricole et les paysans pauvres ne s'y reconnaissaient guère. Ils se sentaient ignorés par ces partis. C'est pourquoi cette énorme fracture territoriale existe.
Mais après la guerre, cette fracture s’est refermée avant de se rouvrir récemment, d'une manière très particulière. Pourquoi en est-il ainsi ?
Ce n'est pas à cause d’un retour des paysans (que Marx accusait en 1848 d'être arriérés). C'est une autre histoire. Nous pensons donc qu'au lieu de parler de retard culturel, il est plus intéressant d'examiner les autres choses qui se passent en ce qui concerne les dimensions concrètes de l'existence qui comptent pour ces différentes classes sociales, ces différentes classes sociales territoriales, ces classes "géosociales" comme nous les appelons dans le livre.
Et ce qui se passe depuis quelques décennies est dû, selon nous, à deux facteurs majeurs.
L'un d'eux est l'accès aux services publics et aux infrastructures de transport. Si vous souhaitez que vos enfants aillent à l'université, par exemple, ou bien si vous voulez aller à un grand hôpital, vous avez besoin d'un train à grande vitesse. Si vous vivez en milieu rural ou dans une petite ville, vous vous sentez complètement exclu. D'où cette nouvelle inégalité d'accès aux services publics, car on ne parle plus seulement d'accès à l'école primaire. Il s'agit d'accès à l'université, à l'hôpital et à des infrastructures de transport de pointe. D'où ces nouvelles inégalités territoriales, qui ont, dans une certaine mesure, créé cette nouvelle fracture.
Le deuxième facteur principal est la différence d'exposition au commerce international. Parce que si l'on examine la structure des emplois manufacturiers, on constate qu'historiquement ils se situaient dans les grandes agglomérations, mais ces dernières décennies ils se sont largement déplacés vers les petites villes, la première vague de destruction d'emplois manufacturiers ayant touché les grandes agglomérations. Aujourd'hui, la deuxième vague de désindustrialisation, amorcée dans les années 1990, 2000 et 2010, touche particulièrement les petites villes, ce qui a également suscité un fort ressentiment envers les grandes agglomérations, où l'on trouve de nombreux emplois de services (peu ou très qualifiés), mais qui, dans les deux cas, sont moins exposés au commerce international. Ces grandes villes sont donc accusées d’être allées dans la direction d’un libre-échange total […].
Et si ces deux problèmes ne sont pas bien traitées par les partis de gauche, ils seront traités par les partis nationalistes d’une autre manière et probablement pas de la meilleure manière à mon avis.
Mais en tout cas, il faut revenir à ces différentes dimensions des clivages sociaux et politiques si l’on veut comprendre pourquoi la coalition redistributive a cessé d’être efficace et pourquoi elle l’a été à un moment donné.
La bonne nouvelle, c'est qu'il était possible par le passé de réduire cette fracture territoriale. Ce n'était pas facile, mais c'était possible. Il n'y a donc aucune raison que cela soit impossible à l'avenir. Alors que l'explication par la gauche brahmane est structurellement plus pessimiste quant à l'avenir, car l'essor de l'enseignement supérieur va se poursuivre, l'explication par la fracture territoriale me semble plutôt optimiste.
Bref, c’est ici où je m’arrête. Pour conclure : il y a eu par le passé un mouvement historique très important et couronné de succès en faveur d'une plus grande égalité socio-économique et politique. Je crois que ce mouvement peut et doit se poursuivre, parce que c'est en définitive la seule façon de surmonter nos problèmes sociaux et environnementaux et de répondre à l'aspiration constante à une participation égale et à la dignité. Je pense que la recherche en sciences sociales sur les inégalités et l'égalité peut être utile à cet égard ; et je souhaite longue vie à l’International Inequality Institute pour sa contribution à ce combat et à ce processus. Merci de votre attention. »
Thomas Piketty, « Global inequality in historical and comparative perspective: Part 2 », conférence à la LSE, septembre 2025. Traduit par Martin Anota
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