Comment ne pas gérer une économie en déclin
« Au début des années 2000, un petit groupe d’économistes du New Jersey (oui, nous avons tous travaillé dans le New Jersey, cela vous pose problème ?) a formé ce que Scott Sumner a appelé l’"École de Princeton". Ce groupe comprenait ma personne, Lars Svensson, Michael Woodford et un certain Ben Bernanke – que lui est-il arrivé ? Nous étions tous préoccupés par l’apparente incapacité du Japon à sortir de la déflation et nous nous inquiétions de voir des problèmes de type japonais se manifester dans d’autres économies, ce qui fut effectivement le cas.
Contrairement à certains économistes occidentaux, nous ne pensions pas que la politique japonaise était manifestement stupide. Néanmoins, nous estimions que la réponse politique du Japon était insuffisante et nous reprochions aux responsables japonais de ne pas avoir pris de mesures plus vigoureuses.
Mais après avoir observé les réponses largement inadéquates des États-Unis et de l’Europe à la crise de 2008 et à ses conséquences, j’ai commencé à suggérer que nous allions tous à Tokyo et présentions nos excuses à l’empereur. Avec le recul, il apparaît que le Japon a plutôt bien réussi à gérer un ralentissement probablement inévitable de son taux de croissance économique à long terme, évitant le chômage de masse et la souffrance, ce que nous n’avions pas réussi à faire.
Et la Chine, dont la situation économique actuelle ressemble clairement à celle du Japon au début des années 1990, semble vouée à faire encore pire.
À propos de ce déclin : dans les années 1990, des décennies de faible fécondité plus une immigration limitée ont finalement permis de rattraper le potentiel de main-d'œuvre du Japon ; depuis lors, la population en âge de travailler décline à un rythme assez rapide :
Population âgée de 15 à 64 ans du Japon (en millions) Remarque : Oui, je sais que les gens dans les pays avancés commencent rarement à travailler à 15 ans, et certains d'entre nous, vieux gâteux, continuent à travailler jusqu'à 70 ans, mais c'est le chiffre standard, et c'est suffisant pour mon propos […].
La croissance de la productivité japonaise a également ralenti à mesure que le pays se rapprochait de la frontière technologique, ce qui signifiait une moindre capacité à réaliser des progrès rapides en empruntant à l’étranger (ce type d’emprunt est d’ailleurs parfaitement acceptable). Les économistes mesurent le progrès technologique avec la "productivité globale des facteurs" (PGF), qui est censée mesurer la productivité de tous les intrants, pas seulement du travail. C’est un chiffre quelque peu flou, mais qui reste un indicateur utile :
Productivité globale des facteurs du Japon à prix constants (en indices, 2017 = 1) Maintenant, un ralentissement de la croissance à long terme peut poser de gros problèmes pour la gestion économique à court terme. Une économie dont la main-d’œuvre et la productivité augmentent rapidement peut supporter des niveaux élevés d’investissement sans se retrouver confrontée aux rendements décroissants ; en pourcentage du PIB, le Japon avait en 1980 un investissement beaucoup plus élevé (et une consommation plus faible) que les États-Unis et d’autres économies occidentales :
Taux d'investissement de la Chine, des Etats-Unis et du Japon (en % du PIB) Je reviendrai plus tard sur ces chiffres extraordinaires concernant la Chine.
Sans une population active en croissance et avec une productivité qui ralentit, les investissements à ce rythme se heurtent aux rendements décroissants. Cela peut entraîner une baisse de la demande et une déflation, donc le syndrome japonais. Mais le Japon a réorienté son économie au fil du temps, en soutenant la demande globale et l’emploi par des dépenses financées par le creusement du déficit. Et si vous ajustez la croissance japonaise en fonction de la démographie, comme vous devriez le faire, le PIB réel par adulte en âge de travailler a augmenté à un rythme assez décent :
PIB par personne en âge de travailler du Japon (en indices, 1990 = 1) À mon avis, le Japon depuis 1990 est l’histoire d’une réussite : une nation qui a connu un ralentissement de sa croissance pour des raisons échappant à son contrôle, mais qui a réussi la transition vers une croissance plus faible mais néanmoins correcte avec beaucoup de grâce.
Mais peut-on s’attendre à ce que la Chine, qui semble connaître un déclin similaire, réponde avec la même grâce ?
La Chine a désormais rejoint le Japon dans le classement des pays avec une population en âge de travailler déclinante :
Population âgée de 15 à 64 ans de la Chine (en millions) Pour ce que cela vaut, les estimations de la productivité globale des facteurs pour la Chine montrent qu'elle est stable ou en baisse :
Productivité globale des facteurs de la Chine (en indices, 2017 = 1)
Evidemment, la Chine ne régresse pas réellement sur le plan technologique. En fait, elle a démontré une impressionnante capacité à rivaliser avec des technologies assez avancées. Ce que ces chiffres reflètent probablement est une combinaison de montants massifs d’investissements gâchés, notamment dans l'immobilier, de ralentissement des progrès en dehors des secteurs favorisés par le gouvernement et d'une répression générale du secteur privé.
D'une certaine manière, il est surprenant de constater un tel ralentissement dans un pays qui n'est, après tout, qu'un pays à revenu intermédiaire. Le Japon n'a pas rétrogradé avant d'avoir atteint plus ou moins le même niveau technologique global que l'Occident. Mais la Chine semble tomber dans la trappe du revenu intermédiaire (un concept controversé, mais qui, je crois, correspond à quelque chose de réel).
Ce qui est remarquable, c’est que les dirigeants chinois semblent totalement réticents à s’adapter à cette réalité changeante.
Comme vous pouvez le voir sur le graphique ci-dessus relatif aux parts d'investissement, la Chine n'a pas du tout évolué vers le type d'économie à plus faible investissement et à plus forte consommation qu’il lui est nécessaire de devenir. Au contraire, l'investissement, en proportion du PIB, a augmenté encore davantage, grâce aux politiques gouvernementales qui ont à la fois alimenté une monstrueuse bulle immobilière et poussé l'investissement dans les secteurs favorisés par le gouvernement, même lorsque ces dernières disposaient déjà de capacités excédentaires.
Un récent rapport du Wall Street Journal a imputé cette incapacité à s’ajuster à Xi Jinping. Xi se méfie clairement du secteur privé et veut renforcer le contrôle central. Ses vues sur la consommation (qui doit devenir en définitive le principal soutien à l’économie) ressemblent à un croisement entre l’ordolibéralisme allemand et le conservatisme du Tea Party :
"Xi Jinping voit la consommation à l’américaine comme un gaspillage et craint qu’un soutien public trop important aux ménages puisse encourager le 'welfarisme'."
Xi Jinping fait également preuve d’un mépris presque trumpien pour l’analyse économique :
"Alors que les nuages noirs s'amoncelaient sur l'économie chinoise en début d'année, un important organe consultatif du Parti communiste a préparé un rapport pour les dirigeants à Pékin. Il a prévenu que la Chine pourrait sombrer dans une spirale déflationniste (le genre de désastre qui s'est abattu sur les États-Unis pendant la Grande Dépression) si des mesures plus urgentes n'étaient pas prises pour relancer la croissance économique. Xi Jinping est resté imperturbable. 'Qu'y a-t-il de si mauvais avec la déflation ?', a-t-il demandé à ses conseillers, selon des sources proches du processus décisionnel de Pékin. 'Les gens n'aiment-ils pas quand les choses sont moins chères ?'"
Si la rigidité intellectuelle de Xi Jinping est un problème majeur, je soupçonne cependant également que la gestion économique de la Chine est distordue par la taille du pays. D’une part, la Chine n’est peut-être qu’un pays moyen en termes de revenu par tête, mais elle a tellement d’habitants qu’elle est une superpuissance économique. Et de toute évidence, Xi est obsédé par l’expansion du pouvoir, économique et autre, de la Chine d’une manière qui ne viendrait jamais à l’esprit du dirigeant d’un plus petit pays.
Une autre façon de compenser la baisse des dépenses d'investissement et l'insuffisance de la consommation est d’exporter votre problème : en dégageant d'importants excédents commerciaux. Le Japon a en effet été un pays régulièrement excédentaire. Mais des excédents commerciaux larges et persistants provoquent des tensions avec les partenaires commerciaux, et ce même s'ils ne sont pas dirigés par Donald Trump.
Dans le cas du Japon, ces tensions ont été maîtrisables, parce que le pays représente une part relativement faible de l'économie mondiale. La Chine, en revanche, est une économie tellement énorme que ses excédents commerciaux pèsent lourd pour le reste du monde. Le fait que les autorités chinoises semblent jouer avec les chiffres pour faire paraître leurs excédents plus faibles qu'ils ne le sont en réalité n'améliore pas la situation.
Et maintenant ? La Chine connaît déjà un taux de chômage des jeunes élevé et un déclin des opportunités d'emploi. Les signes de troubles sociaux se multiplient, malgré la répression menée par le régime. Et je ne peux m'empêcher de penser au scénario des Malouines, dans lequel un régime dont la politique intérieure est en échec tente de distraire l'opinion publique avec des aventures militaires.
Ce qui semble clair, en tout cas, c'est que la plus grande économie du monde (selon certains indicateurs) est sur une trajectoire insoutenable, et pourtant la personne aux commandes refuse de corriger la trajectoire et semble nier la nature des problèmes de sa nation.
Il est fort probable que tout cela finisse mal et la Chine ne sera pas la seule victime si c’était le cas. »
Paul Krugman, « Stagnation with Chinese characteristics », Krugman Wonks Out (blog), 27 décembre 2024. Traduit par Martin Anota
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