lundi 28 juillet 2025

La capitulation de l'Europe

Réflexions sur un accord commercial spectaculairement unilatéral entre l'UE et les États-Unis


« Suite à la newsletter d'hier qui évoquait l’apparent succès de la guerre commerciale de Trump, voici une mise à jour avec quelques réflexions sur l'accord commercial désespérément unilatéral entre l'UE et les États-Unis qui a été annoncé hier soir entre Donald Trump et Ursula von der Leyen lors d'une réunion gênante en Écosse :

1. Cet accord est clairement une humiliation pour l'Union européenne. Bruxelles a accepté un droit de douane général de 15 %, ce qui aurait été impensable il y a encore trois semaines, lorsqu'elle pensait être parvenue à un accord sur un tarif de base de 10 %, avant que Donald Trump ne lui coupe l'herbe sous le pied à la dernière minute. Même 10 % aurait constitué un recul important, sachant que l'UE avait initialement réagi à la menace de 20 % de droits de douane "réciproques" de Trump, le "Jour de la Libération" (Liberation Day), en proposant un accord tarifaire "zéro pour zéro" et en menaçant de représailles si elle ne l'obtenait pas. Pour un bloc qui se targue d'être une puissance commerciale, céder aussi facilement et accepter un accord aussi unilatéral est un coup porté à sa réputation et une éclatante victoire pour Trump.

2. Pourquoi Bruxelles s’est-elle montrée aussi peu pugnace ? En grande partie à cause des divisions entre les États-membres de l’UE. La Commission européenne avait initialement établi une liste de cibles pour des droits de douane de rétorsion d’une valeur de 26 milliards d’euros, mais les États-membres l’ont réduite à 21 milliards d’euros. Si chaque État-membre avait obtenu gain de cause, ce montant aurait été réduit à 9 milliards d’euros, rapporte le Financial Times. Un autre paquet de mesures de rétorsion de 72 milliards d’euros est arrivé bien plus tard dans la journée. Mais les États-membres n’ont même pas réussi à s’entendre sur le déploiement de cette arme, ce qui a conduit Bruxelles à reculer (ou à se dégonfler), alors même que des droits de douane plus élevés entraient en vigueur. Cela reflétait en partie la peur que l’UE puisse perdre une guerre commerciale. Mais cela reflétait aussi la crainte qu’une rupture commerciale amène Trump à retirer les garanties de sécurité pour l’Europe.

3. Le mieux que l'on puisse dire de l'accord d'un point de vue européen est qu'il aurait pu être pire. Les droits de douane de 15 % s'appliqueront à la quasi-totalité des biens, ce qui signifie que l'UE échappera à la plupart des droits de douane sectoriels de Trump : notamment les droits de douane de 25 % sur les voitures, mais pas, semble-t-il, les droits de douane de 50 % sur les exportations d'acier et d'aluminium. Et 15 %, c'est bien sûr bien moins que les 30 % que Trump menaçait d'imposer à l'UE si aucun accord n'était conclu d'ici le 1er août. C'est pourquoi les cours boursiers ont augmenté en réaction à l'accord, contrairement au "Jour de la Libération", le 2 avril, lorsque l'annonce de droits de douane "réciproques" avait provoqué des turbulences sur les marchés.

4. Aux termes de cet accord, l'UE s’est aussi engagée à acheter 750 milliards de dollars d'énergie au cours des trois prochaines années et à investir 600 milliards de dollars dans l'économie américaine. Cela ressemble à une humiliation supplémentaire et elle est présentée par Trump comme le prix que l'UE doit payer pour accéder au marché américain. Cependant, les détails sont minces et une grande partie de cette somme pourrait être des fonds que l'UE aurait de toute façon dépensés. Comme le souligne le Wall Street Journal, "l'Europe est déjà le premier investisseur étranger aux États-Unis, les investissements directs européens ayant augmenté d'environ 200 milliards de dollars entre 2023 et 2024. Tripler ce montant sur une période indéterminée n'est pas vraiment un coup d’éclat". Les dépenses européennes de défense sont également sur le point d'augmenter massivement, une grande partie étant inévitablement destinée à être dépensée aux États-Unis.

5. Comment fonctionnera le volet énergétique de l'accord reste un mystère. L'an dernier, les importations totales d'énergie de l'UE s'élevaient à 375 milliards d'euros. Par conséquent, pour que l'UE puisse acheter 250 milliards de dollars de produits énergétiques américains chacune des trois prochaines années, il faudrait une réallocation massive des importations européennes, note Gilles Moec, économiste en chef du groupe Axa. Même si les États-Unis sont le principal fournisseur de pétrole de l'UE, leur part dans les importations n'est que de 15 %. Les États-Unis fournissent plus de 50 % des importations européennes de gaz naturel liquéfié, mais le GNL ne représente que 17 % du total des importations européennes de produits énergétiques. Cela amène à se demander dans quelle mesure cela se produira réellement (comme les promesses de la Chine d'acheter davantage de produits américains pendant le premier mandat de Trump) ou s'il s'agissait de la poudre aux yeux pour obtenir un accord.

6. La véritable victoire du point de vue de l'UE est qu’elle a réussi à repousser les exigences de Trump d'une réécriture de son cadre réglementaire au profit des entreprises américaines. Trump réclamait en particulier des modifications des règles européennes sur les services numériques, l'agriculture et la tarification des produits pharmaceutiques. L'ironie est que c'est l’une des choses que les entreprises américaines auraient le plus souhaité dans tout accord commercial. Au lieu de cela, elles ont été frappées par une hausse massive des droits de douane sur les importations, qu'elles doivent actuellement absorber, comme je l’ai évoqué hier, par une baisse de leurs bénéfices, sans aucun élargissement de l’accès au marché européen. Si Trump avait choisi de rechercher un accord de libre-échange véritablement réciproque, ces questions auraient pu faire l'objet d'une négociation. En l'état actuel des choses, l'UE peut légitimement affirmer avoir préservé son autonomie réglementaire.

7. Le fait que Trump ait décidé de renoncer à ses exigences réglementaires et d'exempter l'UE (et le Japon) des droits de douane sectoriels en dit beaucoup sur ses motivations. Lorsqu'il a lancé son offensive tarifaire, il y a un débat sur ce qu’il cherchait réellement à faire : éliminer les déficits commerciaux, relocaliser les emplois manufacturiers, isoler la Chine, accroître les recettes fédérales, etc. Il est désormais clair qu’il se soucie avant tout d'augmenter les recettes fédérales pour financer les baisses d'impôts prévues dans son "Big Beautiful Budget Bill", car, comme je l’ai évoqué hier, certains aspects des accords qu'il conclut sont susceptibles d'accroître le déficit commercial et de favoriser les importateurs étrangers. Une fois que les recettes douanières commenceront à affluer (elles ont déjà quadruplé en mai), elles seront difficiles à annuler. Biden n'a jamais annulé les droits de douane imposés par Trump lors de son premier mandat et il est fort probable que ces nouveaux droits de douane américains soient maintenus dans un avenir proche.

8. Cet accord aura clairement un impact négatif sur l'économie européenne, car la hausse des droits de douane est susceptible d'entraîner une baisse des exportations à destination des États-Unis. Gilles Moec, économiste en chef du groupe Axa, estime que le PIB européen pourrait être inférieur d'un demi-point de pourcentage. Ironiquement, l'impact sur le PIB américain pourrait être encore plus important, de 0,7 point de pourcentage. Mais en définitive la répartition de cette charge dépendra de nombreux autres facteurs, notamment de la mesure dans laquelle les droits de douane supplémentaires seront absorbés par les exportateurs relativement aux entreprises importatrices américaines, de la mesure dans laquelle les droits de douane seront répercutés sur les consommateurs et de l'évolution du taux de change du dollar.

9. Par ailleurs, les droits de douane américains ne seront qu'un facteur parmi d'autres qui détermineront les perspectives économiques pour l’Europe et le monde. L'une des raisons pour lesquelles les marchés se devenus plus sereins à propos des droits de douane de Trump est qu'ils sont actuellement davantage concentrés sur les opportunités offertes par la révolution de l'intelligence artificielle. La baisse des prix de l'énergie contribue à atténuer l'impact inflationniste de la hausse des droits de douane. Les importantes stimulations budgétaires en Chine et en Europe, en partie en réponse au choc Trump, mais aussi pour financer le réarmement européen, contribuent à stimuler la croissance à court terme.

10. Entretemps, le flot de nouveaux accords commerciaux qui sont négociés dans le monde devrait stimuler la croissance et la productivité partout, sauf aux États-Unis, comme évoqué hier. En effet, la meilleure réponse de l'UE aux droits de douane américains serait d’éliminer ses propres barrières commerciales internes, que le FMI calcule comme équivalentes à des droits de douane de 46 % sur les biens et de 110 % sur les services. En définitive, le choc Trump n'est qu'un choc. S'il pousse l'Europe à faire ce qu'elle devrait faire de toute façon, il pourrait même être une opportunité, notamment de se mettre en position pour ne pas être de nouveau humiliée. »

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