« L'utilisation inhabituelle des dollars des contribuables américains par le secrétaire au Trésor Scott Bessent pour soutenir la monnaie argentine tient une place essentielle pour les espoirs du président Javier Milei dans les élections législatives du 26 octobre. Le Trésor a dépensé des centaines de millions de dollars pour acheter directement des pesos argentins à Buenos Aires, a mis en place une ligne de swap de devises de 20 milliards de dollars et tente d'organiser des prêts privés pour le pays pour un montant de 20 milliards de dollars.
Avant ce mois-ci, le Trésor n'avait pas acheté de devises étrangères depuis 25 ans : l'euro, lors d'une intervention coordonnée avec la BCE et la Banque du Japon. Plus inédit encore que l'intervention des Etats-Unis sur les marchés des changes d'une économie émergente est l'engagement de Bessent à faire "tout ce qui est nécessaire" (whatever it takes), sans aucune condition publiquement annoncée au gouvernement de Milei, pour empêcher une dévaluation désordonnée du peso.
Bessent a qualifié la situation argentine de "moment d'illiquidité aiguë" causé en partie par des spéculateurs motivés par des considérations politiques, une situation qui peut être selon lui surmontée grâce à des prêts américains sans coût pour les États-Unis. Cependant, les problèmes de l'Argentine sont plus profonds. S'il a pu y avoir une mince chance de succès pour les réformes de Milei, cette opportunité est probablement passée. Au minimum, l'Argentine aura besoin d'un nouveau cadre monétaire et davantage de soutien multilatéral conditionnel, accompagné d'un consensus domestique.
Le contexte de la crise
Alors qu’elle était il y a un siècle l'un des pays les plus riches au monde, l'Argentine a connu une histoire mouvementée ponctuée par une inflation galopante, des crises de change et des réformes économiques qui ont toujours fini dans les larmes. Un effort de réforme infructueux sous l'ancien président Mauricio Macri a précédé un programme du FMI et un prêt de 50 milliards de dollars en juillet 2018 (que le Fonds a porté à 57 milliards de dollars quelques mois plus tard, en octobre 2018). Le FMI a refinancé son prêt précédent avec un nouveau programme en mars 2022 et a approuvé un autre programme en avril 2025, accompagné d'un financement supplémentaire de 20 milliards de dollars, dont le FMI avait déboursé 14 milliards de dollars en août 2025. Au total, l'Argentine doit désormais au Fonds environ 57 milliards de dollars, soit plus du tiers du total des prêts en cours du FMI.
Le dernier programme du FMI fait suite à l'élection de Milei sur la base d'un programme économique de réformes radicales. Le taux d'inflation de l'Argentine a atteint un pic récent de 25,5 % par mois (équivalent à 1 427 % en rythme annualisé) en décembre 2023, le mois où Milei est entré en fonction. Les réalisations de Milei, à savoir la réduction de l'inflation (qui était de "seulement" 2,1 % en septembre 2025), l'obtention d'un excédent budgétaire fédéral et l'assouplissement de la réglementation, ont été impressionnantes : avant la crise actuelle, le FMI prévoyait une croissance du PIB argentin de 5,5 % en 2025, après une contraction de 1,3 % en 2024. La première évaluation du programme d'avril 2025 par le FMI a donc jugé que les principaux objectifs étaient atteints, à une exception près : les réserves de change internationales nettes du pays (détenues principalement en dollars) étaient nettement inférieures au niveau cible.
Ce talon d'Achille a mis en péril l'ensemble du programme de Milei et motive l'intervention des Etats-Unis, qui vise à inverser sa malchance politique et à soutenir son parti lors des élections cruciales du 26 octobre.
À la recherche désespérée de dollars
L'Argentine a désespérément besoin de réserves de dollars pour deux raisons principales. Premièrement, l'Argentine doit rembourser à ses créanciers étrangers (dont le FMI) environ 45 milliards de dollars d'ici fin 2027, dont environ 8 milliards d'ici janvier 2026. Des réserves insuffisantes rendraient le remboursement moins probable.
Deuxièmement, et c'est la cause profonde de la récente instabilité de la devise, l'Argentine a besoin de dollars pour maintenir le cadre monétaire qu’elle a mis en place en avril dernier suite au nouveau programme et prêt du FMI. Dans l'espoir de permettre une plus grande flexibilité du taux de change tout en limitant la volatilité du peso, l'Argentine a annoncé un système de bandes pour le taux de change peso/dollar, avec une marge de fluctuation autorisée qui s'élargirait lentement au fil du temps à un rythme prédéterminé, comme illustré dans le graphique 1. L'équipe économique de Milei a convenu avec le FMI que l'Argentine ne vendrait des dollars que si le taux de change peso/dollar atteignait son niveau maximum (peso plus faible), n'intervenant dans la bande que pour acheter (mais jamais pour vendre) des dollars. Si l'Argentine avait respecté ces règles, elle aurait pu accumuler davantage de réserves et même atténuer la spéculation contre la monnaie qui est apparue vers le milieu de l'année. Mais elle ne l'a pas fait, et elle dispose désormais de moins de dollars à vendre sur le marché des changes pour empêcher le peso de sortir de la bande.
Les achats de dollars au sein de la bande de fluctuation de la monnaie auraient été plus importants si le peso avait été sous pression d'appréciation en raison d'entrées de capitaux (peut-être de la part d'Argentins rapatriant une partie de leurs nombreux dollars détenus à l'étranger et achetant des pesos en échange). Le programme du FMI prévoyait une disposition pour encourager cela : il exigeait de la banque centrale argentine qu'elle limite strictement les achats d'actifs libellés en pesos, l'un des moyens par lesquels elle peut augmenter l’offre de monnaie. Certes, on s’attendait à ce que la demande domestique de pesos augmente avec le temps à mesure que l'inflation se stabilisait et que les taux d'intérêt baissaient, mais si la banque centrale s'était abstenue de créer beaucoup de monnaie via les achats d'actifs domestiques, la monnaie aurait dû provenir d'achats de dollars rapatriés, ce qui aurait augmenté les réserves de dollars de la banque centrale ainsi que l’offre de monnaie. La première évaluation du programme du FMI en juin 2025 a conclu que la banque centrale argentine avait aussi dépassé les limites convenues en matière d'achats d'actifs domestiques.
Une autre source potentielle de devises étrangères est via les excédents commerciaux plutôt que les entrées de capitaux. Cependant, l'amélioration du solde du compte courant de l'Argentine en 2024, alors que l'économie entrait en récession, s'est avérée temporaire. Le compte courant est redevenu déficitaire dans la première moitié de l’année, exerçant de nouvelles pressions à la baisse sur le peso (cf. graphique 2).
La trappe à crédibilité de Milei
Peu après la mise en place du système de bandes de fluctuation, le gouvernement Milei a également assoupli la plupart des contrôles sur les mouvements transfrontaliers de capitaux qui étaient en vigueur depuis l'administration Macri. L'histoire montre cependant qu'il peut être difficile de contrôler un taux de change une fois que les sorties de capitaux internationaux sont libérées. Les ancrages de devise sont intrinsèquement fragiles car leur stabilité exige que celui qui ancre sa monnaie fasse preuve d'un haut degré d'engagement et de crédibilité. Si les marchés, pour une raison ou une autre, viennent à douter de la crédibilité de la bande de fluctuation et vendent massivement des pesos, la banque centrale pourrait épuiser ses réserves de change dans une vaine tentative d'empêcher la monnaie de s'effondrer au-delà du plafond de la bande de fluctuation. Aujourd’hui, les marchés estiment qu'il y a de fortes chances que Milei ajuste sa bande de fluctuation après le 26 octobre.
La banque centrale pourrait essayer d'augmenter les taux d'intérêt pour attirer des fonds étrangers, mais l'ampleur d'une hausse des taux d'intérêt suffisante pour endiguer la crise plongerait probablement l'économie dans une profonde récession.
Une stratégie monétaire moins risquée aurait consisté à laisser flotter le taux de change plutôt que de l'utiliser pour venir à bout de l'inflation, tout en maintenant les contrôles sur les sorties de capitaux des résidents. Lorsque le taux de change est utilisé pour contrôler l'inflation au lieu d'être autorisé à flotter, l'inflation met généralement du temps à baisser, ce qui rend les exportations plus chères pour les acheteurs étrangers et les importations moins chères pour les résidents nationaux. En conséquence, la demande domestique diminue et le solde commercial se détériore. Cependant, l'Argentine aura probablement besoin d'un excédent courant continu pour gagner des dollars afin de rembourser ses dettes. Par rapport à cela, le peso est actuellement surévalué, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles les marchés parient sur une dévaluation de la monnaie après les élections du 26 octobre.
La surévaluation est un phénomène courant dans les programmes de stabilisation basés sur le taux de change et elle a généralement des effets désastreux. Fait inhabituel pour un aspirant stabilisateur, Milei a fait passer le Budget du gouvernement argentin en excédent, atténuant ainsi un potentiel facteur clé de persistance de l’inflation. L'inflation persiste néanmoins en raison des craintes que le programme de stabilisation soit abandonné si l'influence politique de Milei s’érode davantage, ainsi que des tentatives du secteur privé de compenser les pertes de revenu en relevant les prix. Et les mesures de Milei ont infligé des dommages collatéraux à de nombreuses entreprises et ménages argentins, ce qui a érodé le soutien politique à son égard. Ce facteur, parmi d'autres, a remis en question sa capacité à gouverner efficacement et a accru les chances d'une victoire péroniste à l'élection présidentielle de 2027. Un tel résultat entraînerait assurément un retour à l'instabilité macroéconomique. Les acteurs du marché en ont conscience.
Il en résulte une "trappe à crédibilité" (credibility trap). La faiblesse politique suscite des craintes d’une dévaluation du peso et d’une aggravation de l’inflation, ce qui, à son tour, accentue la faiblesse politique. L'intervention du Trésor américain sur les marchés argentins vise à casser ce cycle.
Les résultats des élections du 26 octobre montreront si le problème de Milei est un problème de "liquidité" politique (qu'il pourrait surmonter avec suffisamment de chance) ou d'"insolvabilité" politique. Même s'il obtient un soutien législatif suffisant pour éviter le désastre, il est fort probable que l’illiquidité persiste. Les États-Unis souhaitent contrer l'influence de la Chine dans la région et obtenir un accès préférentiel aux abondantes ressources argentines en énergie, lithium et cuivre. Ces motivations pourraient motiver un soutien continu du Trésor américain, mais il s'agirait d'un investissement coûteux, source de potentielles critiques aux États-Unis et dont le bénéfice final est incertain si la polarisation politique argentine continue. »
Maurice Obstfeld, « Argentina's credibility trap », PIIE, Realtime Economics, 23 octobre 2025. Traduit par Martin Anota
.png)
.png)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire