mercredi 15 octobre 2025

Mokyr, Aghion et Howitt : un Nobel pour l'innovation

« Quelle joie ce matin, tant sur le plan personnel qu’universitaire, de voir un prix Nobel décerné à l'innovation. Joel Mokyr , une véritable encyclopédie de l'histoire économique, était d'ailleurs l'un de mes directeurs de thèse à Northwestern. Philippe Aghion et Peter Howitt ont élaboré l'un des trois modèles canoniques du lien entre innovation et croissance économique que tout économiste du domaine connaît par cœur (les deux autres étant ceux de Loury et de Romer). Ces trois lauréats sont des collègues incroyablement sympathiques, positifs et amicaux [...]. Nous pourrions remplir cet article d'anecdotes (des "bagatelles", dirons-nous, pour Philippe), mais joignons le plaisir à la rigueur. Comme je connais bien Joel, je consacrerai l'essentiel de cet essai à une discussion sur son travail et l'histoire intellectuelle qui le sous-tend, avant d'aborder le modèle schumpétérien incroyablement influent d'Aghion et Howitt. Pour comprendre l’événement le plus important de l’histoire économique, la Révolution industrielle, ou l’événement futur le plus important, l’impact de l’intelligence artificielle, il est difficile de penser à un meilleur point de départ que le travail de ces trois-là. [...]

L'histoire de l'économie de la croissance

Pour comprendre d’où proviennent Mokyr, Aghion et Howitt, nous devons commencer avec une histoire stylisée de la recherche en science économique. Les premiers travaux économiques (pensons à Adam Smith et Ricardo) s'intéressaient aux différences transversales de niveau de prospérité entre les nations. Subséquemment, la question centrale de la science économique est devenue la prévention des récessions. Cela n'avait rien de surprenant, compte tenu des paniques des années 1870 et 1890, de la Grande Dépression des années 1930 et des guerres. Mais depuis environ 1957-1962, la principale question de l'économie est celle de la croissance.

Heidi Williams et moi-même avons étudié les raisons de ce changement il y a quelques années. Schumpeter était bien sûr déjà bien connu au milieu du siècle et à Harvard il était même l'économiste universitaire le mieux payé au monde. Il croyait que l'innovation et l'entrepreneuriat (et non l'invention en soi) étaient des phénomènes économiques qui répondaient aux incitations. Schumpeter n'était pas athéorique ; il était simplement mauvais en la matière ! Comme l'explique Samuelson : "Si Moïse n’a pas eu le privilège d’entrer en Terre promise, il est compréhensible qu’il ait eu tendance à exalter la promesse de ce pays merveilleux. Il en allait de même pour Schumpeter... Typique de son amour pour la théorie, il rejetait la position de Marshall selon laquelle le lecteur pouvait se passer des notes de bas de page et des annexes. Si le temps était compté, conseillait Schumpeter, lisez-les et sautez le texte !"

Malgré l'intérêt de Schumpeter, le domaine dans son ensemble ne considérait pas l'innovation comme un phénomène économique de premier ordre : nous savions que de nouvelles choses se produisaient, mais le comment et le pourquoi semblaient moins importants que la manière par laquelle les nouvelles usines étaient construites. Cependant, la foudroyante décomposition de Bob Solow en 1957 suggérait que la croissance économique ne pouvait s'expliquer par un accroissement du nombre de personnes ou du volume de capital par personne, mais plutôt par un "résidu", une "matière noire" que beaucoup soupçonnaient d'être la création et la diffusion de nouvelles idées. La thèse de Zvi Griliches, également publiée en 1957, examinait la diffusion des idées à l'aide d'un modèle empirique formel, visant à comprendre pourquoi les hybrides de maïs avaient mis si longtemps à être adoptés dans différentes régions. L'idée de l'innovation comme moteur économique clé flottait dans l’air.

Inspirée par ces travaux, la conférence Rate and Direction du NBER, dont un volume a été publié en 1962, a commencé à étudier formellement ces idées. Ce volume incluait la célèbre étude d'Arrow sur les raisons pour lesquelles il peut y avoir de faibles incitations à innover. Au milieu des années 1960, nous disposions de statistiques gouvernementales formelles mesurant certains aspects de la R&D, en particulier grâce au manuel Frascati de l'OCDE. Nous voyions un soutien gouvernemental important en faveur de certains aspects de l'innovation suite à l'appel de Vannevar Bush à poursuivre les bénéfices de la recherche de la Seconde Guerre mondiale, intitulé "Endless Frontier". Les revues économiques se sont également abondamment enrichies de travaux reliant la microéconomie de la recherche à la macroéconomie de la croissance, tant dans les sphères les plus orthodoxes que parmi les modèles évolutionnistes de Nelson et Winter, les travaux de Freeman sur les systèmes d'innovation à Sussex et l'histoire technologique de Nate Rosenberg. Comme l'a dit Lucas, "une fois que vous commencez à réfléchir à la croissance, il est difficile de penser à autre chose", mais la coda aurait dû être : "et la croissance est synonyme d'innovation".

C’est dans ce monde que Mokyr, Aghion et Howitt sont entrés alors qu’ils ont poursuivi leur doctorat dans les années 1970 et 1980.

Joel Mokyr et la Révolution industrielle

Commençons par Mokyr, qui entre dans l'innovation par la porte de côté, voire par la cheminée. Sa thèse à Yale ne portait pas sur l'innovation, ni même sur la Révolution industrielle, mais plutôt sur les Pays-Bas (Low Countries), la superpuissance économique du dix-septième siècle, celle des tulipes, de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales et de Vermeer. Mokyr est né aux Pays-Bas juste après la Shoah et, bien qu'il ait grandi en Israël, la question de savoir pourquoi les Pays-Bas n'ont pas conservé leur statut de superpuissance mondiale a dû lui paraître naturelle. Mais comment répondre ? Mokyr était l'élève de Bill Parker, cliométricien et rédacteur en chef du Journal of Economic History dans les années 1960, qui a défendu l'idée que la théorie économique et l'analyse statistique pouvaient mieux répondre aux questions historiques qu'une lecture approfondie d'un vieux livre poussiéreux [...]. À l'époque, on appelait cela "la Nouvelle Histoire économique".

Les premiers travaux de Joel ont continué à trianguler l'Angleterre en utilisant cette nouvelle histoire économique. D'abord les Pays-Bas, puis l'Irlande, en grande partie grâce à sa relation de longue date avec le grand historien économique irlandais Cormac Ó Gráda. L'Irlande était pauvre avant la famine, parmi les plus pauvres d'Europe. Mais pourquoi ? Plus important encore, comment le saurons-nous ? Mokyr : Clarkson (1980) a noté avec un certain soulagement que les travaux actuels en histoire économique irlandaise étaient "un peu démodés, les voix envoûtantes des sciences sociales étant atténuées et la magie statistique manquante. Par conséquent, l'histoire économique irlandaise est généralement lisible, même si elle n'est pas toujours profonde. Magie ou non, l'histoire économique sans les sciences sociales et les statistiques devient de plus en plus impensable... On peut dresser une liste d'explications possibles de la pauvreté en Irlande qui sont fondées sur les observations de contemporains, sur les théories proposées par les historiens ou sur des modèles basés sur l'analyse économique et la pensée sociale modernes... en règle générale, on tentera délibérément et explicitement de confronter l'argumentation aux données..."

C'était une méthode à laquelle beaucoup s'opposaient. De fait, le livre de Mokyr, Why Ireland Starved, en dit étonnamment peu sur la famine elle-même ! La Nouvelle Histoire économique a cherché à voir où la théorie et les données économiques pouvaient apporter un éclairage, point final. En revanche, il n'y avait pas de période plus importante à éclairer que celle de la Révolution industrielle. Qu'est-ce qui pourrait avoir plus d'importance dans l'histoire ? Nous sommes passés d'un monde où les régions et les époques les plus riches gagnaient peut-être cinq fois le niveau de subsistance, où (dans les années 1840) une famine au Royaume-Uni a tué un pourcentage plus élevé d'Irlandais que Pol Pot n'a tué de Cambodgiens, où il était courant pour les enfants de six ans d'aller dans de petits puits de mine pour en extraire la poussière [...] au monde moderne. Était-ce en raison des institutions ? Le système de brevets anglais ? Le colonialisme ? La "vague de gadgets a déferlé sur l'Angleterre", comme le disait l’étudiant d'Ashton ?

Donner des preuves formelles de ce qui s'est passé lors de la Révolution industrielle était une sorte de Saint Graal, l’un sur lequel ont travaillé nombre des meilleurs historiens économiques de la génération précédente (Allen, Mokyr, Crafts, Harley, de Vries, McCloskey). Mais comme Mokyr l'a mentionné dans son premier essai sur le sujet , "la Nouvelle Histoire économique, avec son instinct de traiter les problèmes historiques complexes de manière formelle et déductive, n'a jusqu'à présent pas tenté d'empiéter sur la Révolution Industrielle. Les raisons de cette omission sont évidentes : la variété déconcertante et la complexité paralysante de l'interaction des facteurs économiques, géographiques, politiques et sociaux ferait de toute tentative de modéliser la Révolution Industrielle un exercice de prétention futile."

La théorie de la Révolution industrielle de Mokyr

Exercice prétentieux ou non, il était utile de le faire. Nous pouvons déjà voir les thèses ultérieures de Mokyr dans cet essai. Premièrement, il note un schéma basé sur un savoir incroyable ("Joël a tout lu" est un bon fait stylisé). Il remarque qu'une grande partie de l’industrie manufacturière moderne en Europe apparaît là où il y a une production domestique rurale préexistante, ou une petite production d’usines, de biens prémodernes apparentés (comme les draps produits à domicile plutôt qu'en usine). Pourquoi cette corrélation et que signifie-t-elle ? Écrivons un ensemble de fonctions de production. L'économie rurale est composée de fermiers qui peuvent produire à domicile ou cultiver des terres, choisissant la quantité de chaque produit pour maximiser leurs revenus. Une nouvelle technologie qui utilise le capital pour produire des biens arrive. Ces nouveaux biens concurrencent la production domestique, ce qui permet d'attirer les travailleurs qui exerçaient l'industrie légère à domicile. Les profits sont réinvestis dans la croissance des usines, en attirant davantage de main-d'œuvre. Les régions à forte productivité agricole s'industrialisent donc plus tard.

C'est un bon point de départ, mais on peut aller plus loin. Avec un tel modèle, comment et pourquoi l'usine améliorera-t-elle sa productivité et sa production ? Mokyr visitait Stanford au début de sa carrière, où Arrow écrivait ses modèles d'apprentissage par la pratique (learning-by-doing), et Paul David les appliquait à l'innovation. Comme nous le verrons dans le prochain article de Joel sur la Révolution industrielle, les arguments s'appuyaient moins sur l'histoire pure que sur l'économie de l'innovation : quels types d'évolutions de la demande conduisent à une augmentation des dépenses d'innovation ? On retrouve ici les débats d'Elizabeth Gilboy, Schmookler et Rosenberg, des débats sur ce qui doit être vrai en théorie économique pour que des variations des prix ou des quantités de facteurs entraînent des améliorations de la productivité et sur les données qui pourraient trancher le débat.

Capital humain de l'extrémité supérieure

En examinant diverses explications possibles de la Révolution industrielle (le colonialisme n'était pas plus extractif, la demande n'induisait pas l'innovation, l'éthique du travail protestante existait ailleurs, le niveau scientifique n'était pas particulièrement exceptionnel), Mokyr est parvenu à une idée novatrice : le "capital humain de l'extrémité supérieure" (upper tail human capital), désignant les 5 à 10 % de la population se situant entre les élites sociales et le travailleur commun. Il ne s'agit pas de scientifiques d'élite inventant de nouvelles idées, comme la France, l'Allemagne, la Chine des Song et le Bagdad et Salamanque d'al-Rashid en avaient. Et il ne s'agit pas non plus d'une éducation générale. À la fin du dix-huitième siècle, la plupart des gens ne savaient toujours pas lire en Angleterre. Mais l'Angleterre avait la particularité de disposer d'une base suffisamment large de personnes instruites pour comprendre et diffuser les innovations, d'une culture et d’incitations qui les poussaient vers l'industrie, et d'une ouverture aux idées qui venaient de personnes qui n’appartiennent pas aux élites sociales. […]

La synthèse de Mokyr

Mokyr étudiait des biographies et des histoires de l'Angleterre des dix-huitième et dix-neuvième siècles, où l’on observe le même schéma. La Lunar Society, la Society of Arts et la SDUK diffusaient des informations aux petites villes. Des personnalités comme Watt, fils d’un constructeur naval, Arkwright, un barbier, et Trevithick, fils de contremaître de mine, jouent un rôle très important dans le développement des nouvelles technologies. Des quatre "grands ouvrages" de Mokyr sur la Révolution industrielle (Lever of Riches, Gifts of Athena, The Enlightened Economy et A Culture of Growth), je recommanderais Gifts. L'idée est simple : pour obtenir la Révolution industrielle, vous avez besoin de suffisamment de croissance, une croissance assez rapide, pour vous libérer des facteurs qui freinent la croissance, comme les mécanismes malthusiens ou les contraintes institutionnelles. Cela signifie que les nouvelles idées doivent émerger et se diffuser rapidement. Pour ce faire, il faut une base épistémique suffisante, en l'occurrence les idées des Lumières (Enlightenment), ainsi qu'une culture et une mentalité d'expérimentation, ainsi qu'une société désireuse et capable d'appliquer ces idées à la pratique économique. Le capital humain de l'extrémité supérieure de l'Angleterre, la culture du "bricolage", une base scientifique suffisante et une focalisation industrielle ont permis à des avancées scientifiques qui auraient sinon été rares de devenir fréquentes, d’être intégrées dans des produits et diffusées dans l'industrie. Le savoir existait, pouvait être amélioré et était rendu utile. Et voilà la croissance ! […]

Le modèle schumpétérien d'Aghion et Howitt

Penchons-nous maintenant (et plus brièvement) sur Aghion et Howitt. Formé au Canada et professeur de longue date à Brown, Howitt a joué un rôle clé dans l'établissement de cette institution comme centre de recherche sur la croissance à long terme. Aghion est à la fois un incroyable théoricien de la croissance, mais aussi un théoricien avec des contributions plus générales. Si j’ai bien compté, il est l'auteur de 27 articles avec plus de 1 000 citations, couvrant des sujets allant des institutions à la croissance en passant par la théorie des organisations ("Formal and Real Authority", avec Tirole, est l'un des plus grands articles de théorie appliquée de tous les temps). Sans surprise, il est l'un des deux économistes du légendaire Collège de France, aux côtés d'Esther Duflo. L'année dernière, une conférence a eu lieu au Collège (de loin le lieu le plus prestigieux où j'aie jamais eu l'occasion de prendre la parole) en l'honneur de Griliches, où Mokyr est intervenu. De nombreuses légendes du domaine y ont participé, et on prend conscience de l’ampleur des efforts intellectuels qui ont été déployés entre 1960 et 2000 pour comprendre la croissance.

Rappelons notre histoire de la théorie de la croissance dans la profession. À la suite de Solow (1957), nous devions comprendre précisément ce qui était à l'origine de la croissance, s'il ne s'agissait pas simplement d’une histoire d’accumulation du capital. Autrement dit, nous devions déterminer l'importance de l'innovation pour la croissance et les incitations à sa création et à sa diffusion. Dans les années 1980, Paul Romer, puis Chad Jones, ont mis au point l’appareillage technique appelé "théorie de la croissance endogène", nécessaire pour inclure les idées dans une fonction de production, de sorte que nous n'obtenions pas une croissance explosive ou une croissance qui s’essoufflait. Comme l'ont souligné Grossman et Helpman, les premiers modèles de croissance néoclassiques semblaient contrefactuels, à la fois parce que la croissance finissait par mourir et d'autre part parce que la technologie était exogène (lâchée par Dieu pour qu’elle soit utilisée par les entreprises). Or, les nombreuses études de cas d'industries hautement innovantes, des temps passés et d’aujourd’hui, ont montré que l'investissement actif et ses retombées étaient courants. D'où la nécessité des théories endogènes, des théories où l'innovation était endogène à l'activité délibérée des entreprises. Mais les modèles endogènes initiaux semblaient manquer quelque chose de crucial, à la fois pour Schumpeter et pour les histoires remontant jusqu'à la Révolution industrielle, ou même plus tôt encore : que fait la croissance aux entreprises en place ?

Dans "A Model of Growth Through Creative Destruction", Aghion et Howitt, quelques années seulement après qu’Aghion ait fini sa thèse, présentent un modèle de croissance endogène "schumpétérien". Glenn Loury (l’un des premiers collègues de Mokyr à Northwestern) avait proposé, dix ans plus tôt, un modèle séminal de course au brevet, où les entreprises investissent pour tenter d'améliorer une technologie et ainsi conquérir un marché. Les modèles schumpétériens tentent d’introduire cette idée en équilibre général et dans un contexte dynamique où les nouvelles inventions succèdent aux précédentes. Les entreprises en place sont soit meneuses, soit en retard dans un secteur. Les meneuses tentent de consolider leur avance, tandis que les retardataires tentent de les rattraper. On en déduit un résultat contre-intuitif, mais naturel : sur un marché de l'innovation très concurrentiel, les rentes sont rapidement détruites et donc l'innovation ne se révèle pas rentable, tandis que sur un marché très peu concurrentiel, le leader est tellement en avance sur les retardataires qu'il n'est pas rentable pour ces derniers de tenter de rattraper leur retard, ni pour le meneur de tenter de prendre de l'avance. Le mieux est un niveau de concurrence intermédiaire. Une concurrence excessive dans le secteur de l'innovation, due à la capacité des retardataires à "voler des parts de marché" (business steal) en rattrapant les meneurs, peut créer trop d’incitations à innover, pas trop peu.

Le truc ici, bien sûr, est de parvenir à formaliser cette lutte entre le vol de parts de marché et les tentatives d’échappée à la concurrence dans un modèle maniable. Le cadre d'Aghion et Howitt est particulièrement élégant. L'article de Grossman et Helpman, d’une assez grande qualité pour mériter un Nobel, développe cette idée d'une manière désormais largement utilisée pour étudier les effets des politiques d'innovation. Dans les deux articles, l'idée clé remonte au volume "Rate and Direction" de 1962, que j’ai mentionné plus haut, via le célèbre "effet de remplacement" (replacement effect) de Ken Arrow : les entreprises en place ont peu d’incitations à innover, car les innovations "volent des parts de marché" aux produits qu’elles proposent déjà, tandis que les retardataires sont peu incités à innover, car le marché où ils veulent innover est relativement petit, tant qu’ils n’ont pas rattrapé la frontière technologique.

Une intrigante tension existe ici. Les nouvelles inventions complètent-elles ou se substituent-elles pour les entreprises en place ? Et les nouvelles inventions réduisent-elles les coûts, offrant aux marchés concurrentiels le "plus grand marché" pour les inventeurs grâce à une production plus importante, ou améliorent-elles la qualité, créant ainsi le lien opposé entre la structure du marché et la concurrence ? Toute combinaison des quatre conduit à des prédictions très différentes. Par exemple, Netflix est un complément aux fournisseurs d'infrastructures de télécommunications, et non un substitut. AT&T et Deutsche Telekom souhaitent que Netflix innove (il n’y a pas de vol de parts de marché). Le modèle que nous pourrions vouloir pour guider la politique d'innovation, dans le prolongement le plus large possible d'Aghion et Howitt, pourrait être un modèle capable de gérer la sous-appropriation des rentes tirées de l'innovation dans chacun de ces quatre cas possibles ; ne vous inquiétez pas, nous travaillons dessus !

Ces modèles schumpétériens sont-ils empiriquement utiles ? Absolument. Par exemple, si l'on ignore les incitations des entreprises en place à innover pour échapper à la concurrence, on pourrait s'attendre à ce que les monopoleurs innovent davantage, comme leurs profits tirés du nouveau bien sont plus élevés. Empiriquement, cependant, nous ne voyons pas une telle relation. De fait, Aghion, Howitt et leurs coauteurs ont publié un célèbre article où ils parlent d’une courbe "U inversé" montrant que, comme le prédit la théorie, les niveaux intermédiaires de concurrence sont ceux où il y a le plus d’investissement en R&D. Ce résultat a suscité plusieurs critiques, mais le constat général selon lequel les monopoleurs ne sont pas les rois de la R&D semble se vérifier dans de nombreuses analyses de données. Dans une remarquable étude d'Aghion, Acemoglu, Bursztyn et Hemous, une politique d'innovation optimale dans un modèle schumpétérien, combiné à la modélisation climatique, montre les bénéfices qu’il y a à tout d'abord subventionner la recherche jusqu'à ce que l'énergie propre soit compétitive en termes de prix par rapport à l'énergie polluante, puis de ne taxer cette dernière qu'à ce stade (plus proche de la politique que le monde suit actuellement que des interventions de type Kyoto).

L'histoire de la Révolution industrielle et la nature de la croissance schumpétérienne sont également cruciales pour l'avenir de l'IA. Tant empiriquement que théoriquement, les premières décennies de la Révolution industrielle n'ont pas été particulièrement favorables aux salariés. Joan Robinson, citée dans Mokyr (1976), a noté l'inquiétant "âge d'or bâtard de niveau inférieur" (low-level bastard golden age), où les salaires auraient pu chuter jusqu'au niveau de subsistance avec la production mécanisée de la Révolution industrielle. Alors, connaîtrons-nous cet âge d'or bâtard de niveau inférieur, l'utopie, ou quelque chose entre les deux ?

Si l'on prend Mokyr au sérieux, la "culture de la croissance" (c'est-à-dire l'intégration des inventions d'IA dans les processus, les lois et les organisations) importe davantage que les inventions elles-mêmes. On peut facilement imaginer des situations où l'IA pourrait contribuer à la croissance, mais n'y parvient pas en raison de frictions similaires à celles rencontrées au début de la Révolution industrielle. La France et l'Allemagne n'ont pas connu de retard de croissance parce qu’elles manquaient d'intelligence pour comprendre ce qui se passait en Angleterre, mais parce que leurs sociétés manquaient de la mentalité du "bricolage" nécessaire pour intégrer ces idées dans leurs systèmes industriels. Le deuxième obstacle majeur à l'IA vient également d'Aghion lui-même, dans un article rédigé avec Chad Jones et Ben Jones (un autre de mes conseillers !) pour la conférence inaugurale du NBER sur l'IA, ici à Toronto, en 2017. Ici, ils permettent à l'IA d'automatiser la quasi-totalité des processus industriels. Cela ne conduit qu'à une croissance limitée car, en raison des effets Baumol, les industries non automatisées restantes contraignent de plus en plus la croissance future. Intuitivement, considérons l’agriculture : à mesure que la productivité agricole fait passer la part de la main-d’œuvre travaillant dans l’agriculture de 50 % à 2 %, l’impact d’un approfondissement de l’automatisation sur la production alimentaire non transformée devient infime. […] »

Kevin A. Bryan, « A Nobel for Innovation », 13 octobre 2025. Traduit par Martin Anota

 

Aller plus loin…

« Le rôle du capital humain dans la révolution industrielle »

« Le paradigme néo-schumpétérien de la croissance »

« Le rôle des politiques conjoncturelles selon Philippe Aghion »

« La transition vers les technologies plus propres »

« Quels seront les défis posés par l’intelligence artificielle ? »

« Destruction créatrice et bien-être »

« Innovation et inégalités »

« Non, la richesse ne ruisselle pas… A propos du lien entre croissance et inégalités » 

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