vendredi 10 octobre 2025

Les leprechauns, les droits de douane effectifs et l'inflation

« Ces derniers temps, on a souvent entendu dire que les économistes s’étaient trompés à propos des droits de douane de Trump. N'avaient-ils pas prédit que nous serions désormais enlisés dans une récession avec une inflation galopante ? Alors peut-être que Trump avait raison après tout ?

Eh bien non, Trump n'avait pas raison. Si l'on examine ce que les économistes ont effectivement prédit (et non ce que les non-économistes ont affirmé qu’ils avaient prédit), l’essentiel s’est réalisé.

Et pour prouver ce point, le billet d’aujourd’hui porte sur la situation actuelle des tarifs douaniers et de leurs effets.

Mais il y a une chose que, je crois, presque tous les économistes (y compris moi-même) ont négligé : le rôle potentiel de l’évitement fiscal dans la limitation de l'impact des droits de douane. (On parle d’évitement fiscal lorsqu’il est légal, même si elle ne devrait pas l'être ; on parle d'évasion fiscale lorsqu'elle ne l'est pas.)

Commençons par examiner ce que les économistes ont vraiment prédit. Si beaucoup ont affirmé que les droits de douane provoqueraient une récession, ces affirmations ne reposaient sur aucun modèle économique sérieux. Voici ce que je disais lors de mon entretien avec Ezra Klein en avril :

"D’ordinaire, je dirais que même si les droits de douane sont nocifs, ils ne provoquent pas de récession. Ils rendent l’économie moins efficace. Vous vous tournez alors vers des sources d'approvisionnement domestiques plus coûteuses, au lieu de sources étrangères à moindre coût, et les étrangers se détournent des produits que vous pouvez produire à moindre coût. Mais il s'agit d'une réduction de l'efficacité de l'économie, et non d'une chute de la demande. Ce qui est unique dans cette situation, c'est que le protectionnisme est imprévisible et instable. Et c'est cette incertitude qui exerce une force récessionniste."

Ma déclaration était bien plus nuancée que la croyance conventionnelle à propos de ce que les économistes ont pu dire. Et si vous vous demandez pourquoi l'incertitude n'a pas (encore ?) provoqué de récession, la réponse évidente est qu'un autre phénomène a empêché une récession : l'immense boom des investissements dans l'IA.

Et l'inflation alors ? Les modèles économiques prédisent que les droits de douane augmenteront les prix à la consommation, à moins que le coût des droits de douane ne soit absorbé par les exportateurs étrangers. Or, nous savons que les étrangers ne les absorbent pas. Le Bureau of Labor Statistics, lorsqu'il n’est pas fermé avec un shutdown, produit des estimations des prix à l'importation (les prix que les États-Unis paient pour les biens importés, à l’exclusion des droits de douane). Les données du Bureau montrent que ces prix avant droits de douane n'ont pas baissé depuis que Trump a commencé à augmenter les droits de douane, y compris pour les pingouins des îles sans présence humaine. Les chiffres montrent donc que les exportateurs ne paient pas les droits de douane imposés par Trump.

Les consommateurs paient-ils ces droits de douane ? Oui, en quelque sorte. Les prix à la consommation commencent à augmenter significativement en raison des droits de douane, mais jusqu'à présent les hausses de prix ont été plus modestes que ce que de nombreux économistes, y compris moi-même, attendaient. Il est intéressant de se demander pourquoi la réaction a été jusqu'à présent modérée.

Maintenant, les données officielles sur les prix à la consommation ne distinguent pas les produits importés des produits qui ont été produits domestiquement. Et de toute façon, nous ne disposerons pas de données actualisées de l’indice des prix à la consommation avant la fin du "shutdown". Cette source de données ne nous sera donc d'aucune utilité pour répondre à notre question. Cependant, le Pricing Lab du Digital Data Design Institute calcule un outil de suivi des droits de douane en utilisant les prix en ligne. C'est le genre de collecte de données privées qui doit être effectué pendant le "shutdown" et peut-être même après, si l'administration Trump réussit à corrompre le Bureau of Labor Statistics. Notamment, ces données montrent que les prix des biens importés (ligne orange) ont augmenté substantiellement plus que ceux des biens produits domestiquement (ligne bleue) depuis que Trump a lancé sa frénésie tarifaire :

Selon ces estimations, les prix de détail des importations ont augmenté de 4,4 % depuis le retour de Trump au pouvoir, contre 2,8 % pour les produits domestiques.

Mais ces chiffres ne sont-ils pas relativement faibles compte tenu de l'ampleur des hausses des droits de douanes ? Les estimations largement citées du Yale Budget Lab indiquent que le taux effectif moyen des droits de douane est passé de 2,4 % avant le retour de Trump au pouvoir à plus de 17 % à présent, soit une hausse d'environ 15 points de pourcentage. Alors pourquoi les prix de détail des importations n'augmentent-ils pas d'environ 15 %, plutôt que de 4,4 % ?

Une partie de la réponse réside dans le fait que les données du Pricing Lab reflètent les prix de détail, et non les prix payés par les importateurs. Les prix facturés aux consommateurs par les détaillants pour les biens importés incluent toujours une marge substantielle, reflétant les coûts de transport et de distribution, ainsi qu'une marge de profit. L'ampleur de cette marge varie considérablement d’un produit à l’autre, mais comme le souligne un blog consacré au transport et à la logistique : "La plupart des produits de consommation ont une marge de plus de 100 %, ce qui signifie que l’impact initial des droits de douane peut être relativement faible en comparaison avec le prix final payé par les consommateurs."

Cela signifie que même si les taux tarifaires effectifs avaient réellement augmenté de 15 points, nous devrions nous attendre à ce que les prix de détail des importations augmentent d’environ 6 ou 7 %, et non de 15 %.

Mais il y a un autre point : au moins jusqu’à présent, le taux tarifaire moyen que paient réellement les importateurs (que nous pouvons mesurer simplement par le ratio des recettes tarifaires sur la valeur des importations) est bien inférieur aux estimations du taux moyen impliqué par les décrets de Trump.

Le blog Alphaville du Financial Times présente un graphique révélateur de la divergence :

Comme vous pouvez le voir, les recettes tarifaires attendues sur la base des taux tarifaires officiels de Trump (ligne bleue) sont bien supérieures aux recettes tarifaires réelles (ligne rose).

Que se passe-t-il ici ? Une explication possible est que les décrets tarifaires de Trump comportent de multiples failles et exemptions que les importateurs exploitent. Par exemple, comme le souligne Joey Politano, les data centers qui font grimper vos factures d'électricité peuvent importer des puces et des équipements en franchise de droits. Et comme le note Alphaville, ces exemptions compliquent considérablement l'estimation de l’ampleur réelle de la hausse des droits de douane décrétée par Trump. Les chercheurs du Yale Budget Lab et d'autres institutions font de leur mieux pour prendre en compte ces exemptions lorsqu’ils estiment le taux tarifaire global, mais il est facile de voir comment leurs estimations peuvent être quelque peu erronées. En outre, les acheteurs pourraient atténuer les effets des droits de douane en se détournant des importations fortement taxées au profit de produits exemptés des droits de douane.

Il y a une deuxième explication, qui, à ma grande surprise, n’a pas reçu plus d’attention : la reclassification délibérée des importations par les entreprises, les faisant passer des catégories soumises à des droits de douane à des catégories exemptées de droits de douane.

Si l'on me demandait ce que j'ai appris sur l'économie internationale au cours des douze dernières années et qui a réellement changé ma vision des choses, je répondrais simplement à quel point l’évitement fiscal des multinationales joue un rôle important dans la distorsion des statistiques internationales. Par exemple, en 2016, l'Irlande, qui est notoirement un paradis fiscal, avait annoncé une croissance économique de 26 % l'année précédente. Ce chiffre ne reflétait évidemment rien de réel. Il s'agissait plutôt d'un changement dans les stratégies fiscales suivies par un petit nombre de multinationales (peut-être seulement Apple !) qui les a amenées à déclarer fictivement qu'une large part de leurs bénéfices était réalisée en Irlande. À l'époque, j'avais qualifié cela d'"économie leprechaun" (leprechaun economics).

Le fait est que les entreprises sont très fortes pour trouver des moyens d'échapper à l'impôt, surtout lorsque les règles sont complexes et que les services fiscaux n’ont pas assez de ressources pour saisir leurs stratagèmes. Les tarifs douaniers de Trump sont complexes et submergent sans aucun doute les douanes. En outre, le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis (CBP) consacre actuellement une grande partie de ses ressources à traquer les immigrés sans papiers, ou les gens qu’il soupçonne d'être des immigrés sans papiers.

Il y a donc fort à parier que les tarifs douaniers de Trump ont été significativement leprechaunisés, contribuant à ramener le taux tarifaire de facto à 10 % plutôt qu’à 17 %.

Et même ce taux de 10 % n'a pas encore été entièrement répercuté sur les consommateurs : les entreprises ont temporairement absorbé une partie du coût des droits de douane de Trump, car elles sont réticentes à augmenter leurs prix. Mais cette réticence prendra fin, probablement rapidement. Nous assisterons alors à des hausses de prix nettement plus importantes.

Trump avait donc tort. Une fois que vous regardez en détail, il apparaît que les droits de douane ont plus ou moins exactement les effets que ceux que les économistes auraient prédits. Et il est probable que ces effets s'accentueront au cours des prochains mois.

Enfin, pour revenir à mon entretien avec Ezra Klein, à bien des égards le niveau des droits de douane importe moins que la forte incertitude que les politiques de Trump ont créée. Et cette incertitude ne s'est pas du tout atténuée. Au contraire, la politique devient de plus en plus erratique. »

Paul Krugman, « Leprechauns, effective tariffs and inflation », 10 octobre 2025. Traduit par Martin Anota


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