jeudi 9 octobre 2025

Le néolibéralisme a été vaincu par la réalité

« Pourquoi le néolibéralisme, dans ses composantes domestiques et internationales, a-t-il échoué ? Je pose cette question, bien plus en détail que je ne pourrais le faire dans un court essai ici, dans mon prochain ouvrage, The Great Global Transformation: National Market Liberalism in a Multipolar World. Je la pose aussi pour des raisons personnelles : certains de mes meilleurs amis sont néolibéraux. C'était un projet générationnel des baby-boomers occidentaux, adopté plus tard par d'autres, d'Europe de l'Est (comme moi), et par les élites latino-américaines et africaines. Aujourd'hui, lorsque je rencontre mes amis baby-boomers vieillissants, affichant toujours un enthousiasme quasi intact pour le néolibéralisme, ils me semblent être les rescapés idéologiques d'un monde disparu depuis longtemps. Ils ne viennent pas de Vénus ou de Mars ; ils viennent du Titanic.

Quand je dis que le néolibéralisme a été vaincu, je ne veux pas dire qu'il a été intellectuellement vaincu, au sens où un projet alternatif opérationnel attendrait de le remplacer. Non : comme le communisme, le néolibéralisme a été défait par la réalité. Le monde réel a tout simplement refusé de se comporter comme les libéraux auraient voulu qu'il se comporte.

Nous devons tout d'abord reconnaître que le projet présentait de nombreux atouts. Il était idéologiquement et générationnellement lié à aux cohortes rebelles des années 1960, si bien qu’il avait un pedigree anticonformiste. Il promouvait l'égalité raciale, de genre et sexuelle. Mais par son accent sur la mondialisation, il a contribué à la plus grande réduction de la pauvreté mondiale jamais vue et il a aidé de nombreux pays à trouver la voie vers la prospérité. Même son consensus de Washington tant décrié (alors que certains de ses commandements ont été poussés à l'extrême et d'autres ignorés) est fondamentalement sain et a beaucoup de choses tout à fait recommandables non seulement parce qu'il offre un raccourci facile à comprendre en matière de politique économique. Il ne faut pas plus d'une heure pour l'expliquer au plus ignorant en matière d’économie.

Donc, pour revenir à la question initiale : pourquoi le néolibéralisme n'est-il pas resté l'idéologie dominante ? Je pense qu'il y a trois raisons : son universalisme, l’hubris de ses partisans (qui va toujours de pair avec l'universalisme) et l’hypocrisie de ses gouvernements.

[…] L'idéologie libérale traite, en principe, chaque individu et chaque nation de la même façon. C'est un atout : libéralisme et néolibéralisme peuvent, de nouveau en principe, séduire les groupes les plus divers, qu’importe leur histoire, leur langue ou leur religion. Mais l'universalisme est aussi son talon d'Achille. La prétention de s’appliquer à chacun entre rapidement en conflit avec le constat que les conditions locales sont souvent différentes. Tenter de les tordre pour qu’elles collent aux principes du néolibéralisme est voué à l’échec. Les conditions locales (et en particulier les questions sociales, fruits de l'histoire et de la religion) sont réfractaires aux croyances fondées sur des contextes géographiques et historiques très différents. Ainsi, dans sa rencontre avec le monde réel, le néolibéralisme recule. Le monde réel prend le dessus.

Mais tous les universalistes (notamment les communistes) refusent d'accepter cette défaite. Et ils doivent el faire, parce que toute défaite est un signe de non-universalisme. C'est là que l’hubris intellectuel entre en jeu. La défaite est perçue comme étant causée par des défauts moraux de ceux qui n'ont pas adopté les valeurs néolibérales. Pour ses adeptes, seule son acceptation pleine et entière suffit à qualifier une personne saine d'esprit et moralement juste. Quel que soit le nouveau contrat social que ses adeptes ont considéré comme valide, ne serait-ce qu'il y a une semaine, il doit être appliqué immédiatement et sans conditions. Le jeu moral, combiné à la réussite économique dont ont joui de nombreux partisans du néolibéralisme grâce à leur âge, leur situation géographique et leur éducation, lui a donné des connotations victoriennes, voire même calvinistes : devenir riche était perçu non seulement comme un signe de réussite matérielle, mais aussi comme une indication de supériorité morale. Comme le disait Deng Xiaoping, "il est glorieux de s’enrichir". Cet élément moral impliquait un manque d'empathie envers ceux qui échouaient à trouver leur juste place au sein du nouvel ordre. Si quelqu'un échouait, c'était parce qu'il le méritait. Fidèles à leur universalisme, les néolibéraux occidentaux de la classe moyenne supérieure ne traitaient pas leurs concitoyens différemment des étrangers. Un échec local n'était pas moins mérité qu'un échec dans un lieu très lointain. C'est ce qui a contribué plus que tout à la défaite politique des néolibéraux : ils ont tout simplement ignoré le fait que l’essentiel du politique (politics) est domestique.

L’hubris qui vient avec le succès (et qui a atteint des sommets inouïs après la défaite du communisme) a été renforcé par l'universalisme, une caractéristique partagée par toutes les idéologies et religions qui, de par leur nature même, refusent d'admettre que les conditions et pratiques locales comptent. Le syncrétisme n'était pas dans les directives des néolibéraux.

Enfin, l’hypocrisie. Le non-respect, en particulier dans les relations internationales, de l'"ordre mondial fondé sur des règles" autodéfini et autoproclamé, et la tendance à utiliser ces règles de manière sélective (c'est-à-dire à suivre les politiques archaïques de l'intérêt national sans le reconnaître) ont suscité chez beaucoup le sentiment d'un deux poids, deux mesures. Les gouvernements néolibéraux occidentaux ont refusé de l'admettre et ont répété leurs mantras, même quand de telles déclarations étaient en contradiction flagrante avec leurs actes. Sur la scène internationale, ils ont abouti à une impasse, en manipulant les mots, en réinventant les concepts, en fabriquant des réalités, tout cela pour tenter de masquer la vérité. Une partie de cette hypocrisie se manifestait également présente au niveau domestique, lorsqu'on enjoignait aux citoyens de se taire et de ne pas se plaindre parce que les données statistiques ne leur donnaient pas raison et que, par conséquent, leurs opinions subjectives étaient erronées et devaient être ignorées.

Et ensuite ? J'en parle dans The Great Global Transformation. Je pense qu'il y a un point sur lequel la plupart des gens s'accordent : que les cinquante dernières années ont vu la débâcle de deux idéologies universalistes : le communisme et le néolibéralisme. Tous deux ont été vaincus par le monde réel. Les nouvelles idéologies ne seront pas universelles : elles ne prétendront pas s'appliquer au monde entier. Elles seront particularistes, limitées dans leur portée, à la fois géographiquement et politiquement, et axées sur le maintien de l'hégémonie là où elles règnent, sans en faire des principes universels. C'est pourquoi il est insensé de parler d'idéologies mondiales de l'autoritarisme. Ces idéologies sont locales, visant à préserver le pouvoir et le statu quo. Cela ne les rend pas réfractaires à la vieille tentation impérialiste. Mais cette tentation ne pourra jamais s'étendre au monde entier et les divers autoritarismes ne collaboreront jamais pour tenter de le faire. De plus, en l’absence de principes universels, ils risquent fort de s'opposer les uns aux autres. La seule façon pour les régimes autoritaires d'éviter les conflits entre eux est d'accepter un ensemble de principes très restrictif, essentiellement ceux de non-ingérence dans les affaires domestiques et d'absence d'agression, et d'en rester là. La proclamation par Xi Jinping de cinq règles restrictives lors de la récente réunion de l'Organisation de Coopération de Shanghai pourrait se baser sur un tel calcul. »

Branko Milanovic, « Defeated by reality », Global Inequality and More 3.0, 8 octobre 2025. Traduit par Martin Anota

 

Aller plus loin...

« Les trois ères des inégalités mondiales »

« Les économistes du FMI passent au crible les politiques néolibérales »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire