Le point de vue d'une historienne sur la manière de gérer la frénésie autour du Nobel d’économie
« J'essaie généralement de rester à l'écart de la frénésie des prix Nobel d'économie, ne serait-ce que parce que l'hyperpersonnalisation des réalisations scientifiques qu'elle suscite est aux antipodes avec la compréhension que nous, historiens, avons de la dynamique du crédit en science. La recherche en science économique est devenue de plus en plus collective, s'appuyant sur une expertise en théorie, en collecte de données, en techniques empiriques, et parfois en philosophie, en droit ou en psychologie. Il y a bien sûr un arbitrage ici : je l’ai vu dans les archives de la médaille John Bates Clark, qui est décernée chaque année à un économiste de moins de 40 ans travaillant aux États-Unis. Ces prix suscitent des attentes, des divisions et des déceptions au sein de la discipline, mais ils offrent quelque chose de précieux : du prestige et de la visibilité au-delà d’elle. Ils signalent au grand public l'importance de ces travaux.Mais j'étais l'un des chercheurs invités à commenter, presque en direct, le prix de cette année à la radio française aujourd'hui, et il se trouve qu'un bon ouvrage collectif d'historiens de l'économie sur l'économie de la croissance du vingtième siècle a été publié récemment. Voici donc un billet avec quelques références et réflexions. Je ne décrirai pas les contributions des lauréats car (1) le comité Nobel l’a déjà fait et très bien fait, (2) des dizaines d'articles faisant exactement cela seront publiés dans les prochaines heures (voir par exemple Brian Albrecht sur Econforces, la critique de l'ouvrage de Mokyr par Anton Howes, lui-même un grand historien de la technologie, et attention au toujours excellent résumé de Kevin Bryan sur son blog A fine Theorem) et (3) les lauréats 2025 se trouvent être d'excellents écrivains et vulgarisateurs, donc allez simplement lire leurs livres.
L'historien économique israélo-américain Joël Mokyr a reçu la moitié du prix, tandis que le Français Philippe Aghion et le Canadien Peter Howitt se sont partagé l'autre moitié. Comme c'est devenu courant ces dernières décennies, le prix est présenté comme une récompense pour les méthodes, non pour les résultats, les recommandations en matière de politique économique, avant tout pour les méthodes.
Bien sûr, les lauréats parviennent à d’importantes conclusions. Mokyr démontre qu'une croissance soutenue à long terme est née de la combinaison de deux types de savoirs durant la Renaissance européenne : le savoir propositionnel (le savoir scientifique quant au fonctionnement des choses) et le savoir prescriptif (les connaissances pratiques quant à leur fonctionnement). Cette combinaison implique des conditions institutionnelles et historiques particulières, notamment la fragmentation politique, les Lumières (Enlightenment), le développement d'un marché des idées en Europe avec lequel les intellectuels ont pu remettre en question l'orthodoxie et, en particulier en Grande-Bretagne, une culture du progrès. S'appuyant sur Joseph Schumpeter, Aghion et Howitt affirment que la croissance économique naît de la destruction créatrice, un processus par lequel les entrepreneurs tentent d'échapper à la concurrence en innovant pour prendre l'avantage sur leurs rivaux.
Mais ces conclusions ne sont pas restées sans susciter des contestations. Aghion et Howitt ont notamment eu une célèbre confrontation avec Charles Jones de Stanford sur l'importance de la R&D, de la taille de la population et des effets d'échelle (comme le résume Acemoglu ici et voir aussi cet article). Les travaux de Mokyr ont suscité une controverse avec Robert Allen sur les causes de la Révolution industrielle britannique (voir le compte-rendu de la controverse que propose Crafts) : l'industrialisation a-t-elle été provoquée, comme le soutient Mokyr, par des changements culturels et scientifiques, en l’occurrence la circulation des idées, la culture britannique du progrès et de l'application pratique ? Ou était-ce, comme le soutient Allen, une question de salaires plus élevés, d'énergie moins chère et d’enseignement technique ? Derrière ces débats se cache une question plus profonde : qu’est-ce qui tire fondamentalement la croissance économique ? L'éducation (et de quel type) ? L'innovation ? L'apprentissage par la pratique (learning by doing) ? La fertilité ? La géographie ? Les institutions ?
Les économistes ont des désaccords plus vifs sur les implications de ces théories pour la politique économique. Qu'est-ce donc qu'une bonne politique de concurrence ? Une bonne politique industrielle ? Qui devrait financer l'innovation et comment ? Quel est le niveau approprié de protection de la propriété intellectuelle ? Pouvons-nous poursuivre simultanément le découplage et la croissance verte ?
Ironiquement, la conception des politiques publiques est précisément la raison d'être du Nobel d'économie, ou plutôt du "Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d'Alfred Nobel". Les études d'archives réalisées par Avner Offer, Gabriel Soderberg et Phil Mirowski révèlent que ce prix était un "coup d'État" réalisé en 1968 par le gouverneur de la banque centrale suédoise, Per Åsbrink. Après une décennie de tentatives infructueuses pour gagner son indépendance vis-à-vis du gouvernement social-démocrate de Tage Erlander (notamment le pouvoir de fixer les taux d'intérêt de façon autonome), Åsbrink a trouvé une autre voie. Il a utilisé les fonds de la banque centrale pour créer un prix d'économie célébrant le tricentenaire de l'institution.
Conseillé par Assar Lindbeck, qui allait dominer le comité Nobel d'économie pendant les 25 années suivantes, Åsbrink fit pression sur le patriarche de la famille Nobel pour qu'il accepte le projet. La Fondation Nobel, alors contrôlée par des industriels, approuva. L'annonce suivit rapidement. Comme d'autres prix scientifiques, il serait administré par l'Académie royale des Sciences de Suède. "La science économique est aujourd'hui une discipline scientifique si développée et établie", déclara Åsbrink, ne laissant aucune place au doute. Il pensait que récompenser cette "science" orienterait les débats politiques vers l'orthodoxie monétaire qu'il approuvait.
Le prix était, comme le qualifient Offer et Söderberg, un "projet vaniteux", explicitement conçu pour transférer soixante ans de prestige scientifique accumulé par la physique, la chimie et la biologie à l'économie. Ce fut un succès spectaculaire. Pourtant, les auteurs ne trouvent aucun schéma idéologique systématique chez les lauréats qui ont suivi. Le prix est simplement devenu le marqueur public de ce qui constitue une bonne science économique.
Les trois économistes qui ont reçu le Nobel 2025 l’ont précisément reçu pour les nouveaux outils qu'ils ont développés pour étudier la croissance soutenue. Les économistes orthodoxes peuvent contester leurs conclusions spécifiques (dans quelle mesure l'innovation stimule la croissance ? quels sont les moteurs de l'innovation elle-même ?), mais ils reconnaissent que leurs méthodes ont donné lieu à des contributions et débats fructueux. Et comme toujours, le comité Nobel a su trouver un juste équilibre entre les approches alternatives, en en réunissant certaines.
D'un côté : le modèle mathématique d'Aghion et Howitt. Ils ont formalisé la destruction créatrice de Schumpeter en y ajoutant des microfondements, en montrant comment les choix des entrepreneurs génèrent et soutiennent l'innovation. Il s'agissait d'une percée majeure par rapport au modèle séminal de Solow (avec progrès technique exogène). Historiens et auteurs ont récemment examiné cette évolution, en se focalisant particulièrement sur les travaux de Bob Lucas et Paul Romer, tous deux lauréats du prix Nobel d’économie. Goulven Rubin, qui a récemment dirigé un numéro spécial sur l'histoire de la théorie de la croissance endogène, souligne une énigme au cœur de cette histoire. Bien que plusieurs contributeurs aient maintenant reçu des prix Nobel pour leurs contributions dans les années 1990, une vague de modèles de croissance endogène existait déjà dans les années 1960 (pensez à Arrow sur l'apprentissage par la pratique, à Uzawa, à Sheshinski, à Shell et à d'autres). Pourquoi la première vague s’est-elle essoufflée, tandis que la seconde a décollé ?
Peut-être en raison de ces microfoundations. Peut-être aussi parce que leur modèle a été conçu de façon à pouvoir être confronté aux nouveaux grands ensembles de données relatives aux entreprise qui ont été constitués au fil des décennies. Après les années 1990, Aghion a proposé une série d'études empiriques sur le rôle de l'innovation dans la croissance économique et les conséquences de divers types de politiques économiques, avec de nombreux coauteurs (voir par exemple ses récents travaux sur les subventions aux batteries automobiles).
Alors que l'article de 1992, pour lequel Aghion et Howitt ont reçu le prix, est représentatif de l'approche de longue date d'Aghion, il ne représentait pour Howitt qu'une étape dans un parcours intellectuel plus éclectique. On le comprend bien dans un autre récent numéro spécial sur l'histoire de l'économie, édité par Muriel Dal Pont et Hans-Michael Trautwein pour célébrer l'obtention par Howitt d'un doctorat honorifique de l'Université Côte d'Azur. De façon révélatrice, ce numéro spécial ne se concentre ni sur l'innovation, ni sur la croissance endogène, mais sur l'histoire des défauts de coordination en science économique.
Dans leur introduction, Dal Pont et Trautwein retracent le développement intellectuel de Howitt, depuis l'influence fondatrice de Keynes (voir également les articles de David Laidler et Sylvie Rivot sur les engagements keynésiens de Howitt) jusqu'à ses contributions à la théorie du déséquilibre à la Clower et Leijonhufvud, ses travaux conjoints avec Aghion et, plus récemment, son orientation vers la modélisation pour expliquer l'inflation. Ils considèrent que les travaux de Howitt sont unifiés par une seule question : "comprendre comment les mécanismes de marché peuvent échouer", ce qui nécessite de s’attaquer aux problèmes de coordination à court terme (comme le font généralement les macroéconomistes) et à long terme. "En particulier", écrivent-ils, "il considère les ajustements au changement technologique non pas comme une simple transition autolimitée vers un nouvel état stationnaire, mais comme une condition permanente de la vie économique dans une société en progrès, c'est-à-dire un phénomène de long terme". Howitt lui-même explique son approche dans une contribution à cet ouvrage.
Même en tenant compte des divergences méthodologiques entre Aghion et Howitt, Mokyr est l’aberration. Ses publications sont rares dans les cinq revues les plus prestigieuses (le "top five"). Ses méthodes sont résolument historiques. Maintenant, récompenser les historiens économiques est une réelle tendance lors des dernières cérémonies de remise des prix Nobel (Acemoglu-Johnson-Robinson, Goldin, Bernanke), une tendance qui ne se reflète pas vraiment dans la profession en général (par exemple, sur le job market). Mais l'approche de Mokyr est la plus historique. Il utilise l'analyse comparative, combine des données empiriques qualitatives et quantitatives, tirées notamment de la correspondance, des ouvrages techniques et des archives de la Renaissance. Il élabore des récits, il considère les trajectoires historiques comme uniques.
Les travaux de Tanguy Le Fur sur l'histoire des perspectives à très long terme de la croissance chez les historiens économiques capturent cette tension. Après avoir étudié les contributions d'Oded Galor, il examine maintenant celles de Mokyr. Dans la conclusion de son article sur Galor, il note que « la dichotomie entre théorie de la croissance et histoire économique a ainsi été abordée par les praticiens des deux disciplines ». Or, l'ironie est que le comité Nobel a réuni des chercheurs travaillant sur la même question avec des perspectives méthodologiques différentes, sans être conscients de leurs travaux respectifs.
Comment aborder la semaine de commentaires à venir ? Attendez-vous à des salves d'applaudissements et de critiques, focalisées sur différentes questions.
Premièrement, la méthode. Les approches des lauréats sont-elles appropriées ? Les prix Nobel reflètent un consensus méthodologique au sein de l'économie orthodoxe, si bien que les controverses épistémologiques seront passées sous silence (même si la question de savoir si Mokyr, ou même Howitt, peuvent être qualifiés d’orthodoxes est sujette à débat). Néanmoins, l'innovation et la croissance sont également centrales dans les traditions hétérodoxes, en particulier de l'économie évolutionniste (voir par exemple les travaux de Richard Nelson, Sidney Winter et Giovanni Dosi, ainsi que l'approche de l'innovation par l'économie des sciences de Paul David. Je les mentionne car ils s'appuient d'une certaine manière sur le cadre schumpétérien, mais il en existe bien d'autres).
Deuxièmement, les conclusions : l’innovation est-elle le moteur d’une croissance soutenue ou d’autres facteurs s’avèrent-ils plus importants ?
Troisièmement, la politique publique. Si les lauréats ont raison, qu’est-ce qui s’ensuit ? À quoi devrait ressembler la politique industrielle ? La politique de concurrence ? Qui finance l’innovation ? Pour quoi ? Compte tenu de l’histoire du prix, les médias et le public presseront les lauréats et les commentateurs de se prononcer sur des questions de politique publique bien plus vastes : la taxe Zucman en France, la politique commerciale, l’indépendance de la Fed, le niveau de la dette publique, la discipline budgétaire. L’autorité des Nobel sera invoquée pour légitimer des positions politiques, souvent sur des sujets que les lauréats n’ont jamais abordés ou alors formulés différemment.
Enfin, l'accent mis sur la croissance et l'innovation elle-même (notamment les récents travaux d'Aghion avec ses coauteurs sur la transition énergétique tirée par l'innovation) pourrait devenir controversé. Certains économistes estiment qu’il y a trop peut d’attention accordée aux moteurs à long terme de la croissance et au soutien à l'innovation en Europe. D'autres estiment que l’on s’intéresse excessivement à la croissance en général ; pensons au débat opposant croissance verte et décroissance. (Pour une perspective historique sur la domination du paradigme de la croissance en économie, voir le récit de la théorie de la croissance que propose Schmelzer et son ouvrage co-dirigé avec Iris Borowy. Un livre de Christopher Jones vient également d’être publié ce mois-ci, ainsi que cet excellent article de Quentin Couix sur l’opposition entre les économistes traditionnels et les économistes écologistes.)
Il est important que nous, en tant que chercheurs, médias et citoyens, démêlions ces différentes couches de conversations. »
Beatrice Cherrier, « What does a Nobel Prize on ‘innovation-driven economic growth’ actually reward? », The Undercover Historian (blog), 13 octobre 2025. Traduit par Martin Anota
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