« Une fois l'intelligence artificielle véritablement déployée, à quelle vitesse l'économie pourra-t-elle croître ? 5 % par an ? 10 % ? 50 % ? Dites votre chiffre ! Si vous voulez faire la une des médias, proposez-en un gros !
ARK Invest, un gestionnaire d'investissement focalisé sur les innovations disruptives, a avancé qu'une croissance réelle du PIB de 7 % était tout à fait plausible. Epoch AI, un think-tank se focalisant sur les tendances de l'IA, a suggéré que les taux de croissance pourraient dépasser les 20 % par an, une fois remplies certaines conditions préalables. D'autres commentateurs sont beaucoup plus conservateurs : par exemple, le lauréat du prix Nobel d'économie Daron Acemoglu estime qu'au cours des prochaines années, l'IA pourrait entraîner relever les taux de croissance annuels d'environ 0,1 point de pourcentage. Ce serait une bonne chose, mais pas assez significative pour être remarqué.
Il convient de prendre un moment pour réfléchir à ce que de tels taux de croissance pourraient signifier en pratique. Avec une croissance annuelle de 7 %, une économie doublerait de taille chaque décennie et, potentiellement, le niveau de vie pourrait doubler. (Les fruits d'une telle croissance seraient-ils partagés ? C’est une autre question, pour une autre chronique.)
Dans une telle économie, les personnes qui deviennent parents à 30 ans pourraient raisonnablement s’attendre à ce que leurs enfants finissent par être huit fois plus riches qu'eux. À l'exception des plus dépensiers, tous les gouvernements verraient leurs problèmes budgétaires disparaître, le fardeau de la dette nationale ayant été vaporisé par le feu de la croissance économique.
De tels chiffres ne sont pas sans précédents : quelques économies, comme celles de la Chine, du Japon et de la Corée du Sud, ont connu une telle croissance sur de longues périodes tout en rattrapant les sociétés alors plus riches. Mais ce serait une première d’observer de tels taux de croissance parmi les économies les plus riches du monde.
Une économie croissant à un rythme de 20 % par an est encore plus éloignée de nos intuitions. À un tel rythme, l'économie doublerait de taille trois fois par décennie ; les enfants finiraient par être environ 500 fois plus riches que leurs parents. Des siècles de progrès économique seraient condensés en quelques décennies et des années de progrès en à peine quelques mois.
Une telle croissance est-elle possible ? La théorie paraît suffisamment plausible. L'IA devient suffisamment avancée pour contribuer à rendre l’IA encore plus performante. Avec une IA toujours plus performante contribuant à développer une IA toujours plus performante, la capacité de l’IA croîtrait à un rythme exponentiel, le taux de croissance augmentant chaque année. Ces superintelligences contribueraient à résoudre de nombreux autres problèmes, par exemple en développant la fusion comme source d'énergie propre quasi illimitée, une énergie sans doute indispensable pour alimenter tous ces cerveaux en silicium. Les IA s'amélioreraient tout le temps et seraient de plus en plus nombreuses.
C’est très beau en théorie. En pratique, les obstacles sont assez manifestes. Le doute le plus évident : les IA seront-elles suffisamment avancées pour créer de meilleures IA ? Seront-elles assez bonnes pour supplanter les humains, ou pour multiplier leur production, non seulement dans le traitement abstrait, mais aussi dans la prise de décisions stratégiques ou l'exécution de tâches physiques et émotionnelles ? Et y a-t-il vraiment assez d'énergie utilisable pour alimenter tous ces calculs ?
L'histoire des technologies incite également à la prudence. Revenons aux années 1960. La croissance de la population mondiale atteignait alors son apogée, multipliant le nombre de génies capables de développer des idées bénéfiques pour l'humanité entière. L'éducation était en plein essor : de plus en plus de personnes allaient à l'école et à l'université, ce qui entraînait une augmentation spectaculaire (et potentiellement auto-renforçante) de la matière grise diplômée. L’informatique réduisait considérablement le coût des calculs et les ordinateurs étaient utilisés pour concevoir de meilleurs ordinateurs. Internet pointait également à l'horizon, et il y a eu d'innombrables autres sources de soutien potentielles : des voyages plus rapides et moins chers ; une finance plus sophistiquée pour soutenir les nouvelles idées ; des bibliothèques regorgeant de livres toujours plus nombreux.
Si un économiste avait souligné tout cela à la fin des années 1960 et avait affirmé que le taux de croissance des principales économies était sur le point de doubler, cela aurait-il semblé si absurde ? Pourtant, la croissance américaine n'a pas doublé. Elle a chuté après 1970 et est restée décevante depuis. Accroître le taux de croissance économique n'est peut-être pas aussi facile qu'on pourrait l'espérer.
Un récent essai de l'économiste Luis Garicano met en avant plusieurs raisons à cela. L'une d'elles est l'effet "joint torique" (O-ring effect), une idée nommée d'après la défaillance d'un simple composant qui a détruit la navette spatiale Challenger, tuant les sept membres de son équipage. En économie, l'effet "O-ring" symbolise l'idée qu'un système sophistiqué et hautement productif ne vaut parfois que par son maillon le plus faible.
Imaginez le robot masseur qui ne vous brise le cou qu'occasionnellement ; la voiture autonome qui vous prend rarement pour un déchet qui traverse la route ; le système d'IA générative capable d'écrire de la prose à votre place et de fonctionner pendant des jours, voire des semaines, avant de commettre une erreur menaçant votre carrière. Dans certains cas, il est facile de contourner une faiblesse du système d'IA. Dans d'autres cas, ces faiblesses, comme la fragilité d'un joint torique, peuvent être la seule chose qui compte vraiment.
Un problème connexe est l'effet Baumol, du nom de l'économiste William Baumol. Baumol et son collègue William Bowen décrivaient initialement l'économie d'un quatuor à cordes, mais ils ont abouti à une conclusion d'une portée bien plus vaste. Tout secteur de l'économie valorisé, mais qui ne peut facilement devenir plus productif, tendra à consommer une part croissante des dépenses.
Cela s'est produit à maintes reprises. D'abord, l'agriculture est devenue considérablement plus productive. Puis les machines à vapeur sont devenues bien plus productives ; puis l'industrie manufacturière ; le calcul ; les communications, etc. Malgré ces miracles de productivité (en fait, en conséquence de ces derniers), de plus en plus de dépenses sont consacrées à des secteurs comme la santé, l'éducation et la restauration. Si la productivité agricole devait encore doubler demain, cela serait à peine visible dans les statistiques du PIB. La productivité informatique double constamment, mais la croissance du PIB reste obstinément inférieure à ce qu’elle était dans les années 1960.
Il y a des raisons de penser que cette fois-ci les choses seront différentes, mais la création d'une intelligence en silicone n'est pas le seul problème à résoudre si nous voulons que les niveaux de vie croissent à un rythme de 20 % par an. Un enseignement à tirer de tout cela est peut-être le suivant : un taux de croissance de 1 % peut paraître faible au regard des standards du vingtième siècle, mais même 1 % de croissance n'en demeure pas moins une croissance exponentielle. Et une croissance exponentielle pourrait être plus difficile à maintenir qu'on ne le pense. »
Tim Harford, « If AI lifts off, will living standards follow? », 2 octobre 2025. Traduit par Martin Anota
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