« L'historien économique Joel Mokyr est récompensé avec la moitié du prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel pour sa description des mécanismes qui permettent aux avancées scientifiques et à leurs applications pratiques de s’améliorer mutuellement et de créer un processus auto-entretenu, conduisant à une croissance économique soutenue. Parce que c’est un processus qui remet en question les intérêts dominants, il démontre aussi l'importance d'une société qui est ouverte aux idées nouvelles et qui permet le changement.
L'autre moitié du prix est décernée aux économistes Philippe Aghion et Peter Howitt. Dans une publication conjointe publiée en 1992, ils ont construit un modèle mathématique formalisant comment les entreprises investissent dans des nouveaux procédés de production et dans de nouveaux produits de meilleure qualité, tandis que les entreprises qui proposaient auparavant les meilleurs produits se voient dépassés. La croissance survient de la "destruction créatrice". Ce processus est "créatif" car il s'appuie sur l'innovation, mais il est également "destructeur" car les produits plus anciens deviennent obsolètes et perdent leur valeur commerciale. Au fil du temps, ce processus a fondamentalement transformé nos sociétés ; en l'espace d'un ou deux siècles, presque tout a changé.
La nouvelle normalité
Les économistes mesurent la croissance économique en calculant l'augmentation du produit intérieur brut (PIB), mais en réalité elle implique bien plus que de l’argent. De nouveaux médicaments, des voitures plus sûres, une meilleure alimentation, des modes de chauffage et d'éclairage plus efficaces, Internet et des possibilités accrues de communication à distance ne sont que quelques exemples de choses incluses dans la croissance.
Cependant, comme nous l'avons dit, la croissance économique basée sur le progrès technologique n'était pas la norme historique, bien au contraire. La tendance observée en Suède et en Grande-Bretagne du début du quatorzième siècle au début du dix-huitième siècle en est un exemple. Le revenu a parfois augmenté, parfois diminué, mais globalement la croissance a été presque imperceptible, malgré d'importantes innovations.
Ces découvertes n'ont donc pas eu d'effet notable sur la croissance économique à long terme. Selon Mokyr, cela s'explique par le fait que les nouvelles idées n'ont pas continué à évoluer ou engendré le flux d'améliorations et de nouvelles applications que nous tenons aujourd'hui pour acquis, une conséquence naturelle des avancées technologiques et scientifiques majeures.
En revanche, si l'on observe la croissance économique en Grande-Bretagne et en Suède du début du dix-neuvième siècle à nos jours, nous voyons quelque chose d’entièrement différent. A part des épisodes facilement identifiables comme la Grande Dépression des années 1930 et d'autres crises, la croissance (plutôt que la stagnation) est devenue la nouvelle norme. Un schéma similaire, avec une croissance annuelle soutenue de presque 2 %, s'est manifestée dans plusieurs pays industrialisés après le début du dix-neuvième siècle. Cela peut paraître peu, mais avec un tel rythme de croissance un individu verra ses revenus doubler au cours de sa vie active. À terme, cela a un effet révolutionnaire sur le monde et sur la qualité de vie des individus.
Des connaissances utiles
Alors, qu'est-ce qui crée cette croissance économique soutenue ? Les lauréats de cette année ont utilisé différentes méthodes pour répondre à cette question. Grâce à ses travaux en histoire économique, Joel Mokyr a démontré la nécessité d'un flux continu de connaissances utiles. Ce savoir utile se compose de deux volets : le premier est ce que Mokyr appelle le "savoir propositionnel" (propositional knowledge), une description systématique des régularités du monde naturel qui montrent pourquoi quelque chose fonctionne ; la seconde est le "savoir prescriptif" (prescriptive knowledge), comme les instructions pratiques, les dessins ou les recettes qui décrivent ce qui est nécessaire pour que quelque chose fonctionne.
Mokyr montre qu'avant la Révolution industrielle, l'innovation technologique reposait principalement sur le savoir prescriptif. Les gens savaient que quelque chose fonctionnait, mais pas pourquoi. Le savoir propositionnel, comme en mathématiques et en philosophie naturelle, s'est développé sans référence au savoir prescriptif, ce qui a rendu difficile, voire même impossible, de bâtir sur un savoir existant. Les tentatives d'innovation étaient souvent hasardeuses ou s'appuyaient sur des approches qu'une personne possédant un savoir propositionnel adéquat aurait considérées comme vaines, comme la construction d'une machine à mouvement perpétuel ou l'utilisation de l'alchimie pour fabriquer de l'or.
Les seizième et dix-septième siècles ont été marqués par la Révolution Scientifique dans le sillage des Lumières (Enlightenment). Les scientifiques ont commencé à insister sur des méthodes de mesure précises, des expériences contrôlées et la reproductibilité des résultats, ce qui a conduit à une meilleure rétroaction entre le savoir propositionnel et le savoir prescriptif. Cela a favorisé l'accumulation de connaissances utiles qui pouvaient être utilisées dans la production de biens et services. Les exemples typiques incluent l'amélioration de la machine à vapeur grâce aux connaissances contemporaines sur la pression atmosphérique et le vide, ainsi que les progrès dans la production d'acier dus à la compréhension de la manière par laquelle l'oxygène réduit la teneur en carbone de la fonte en fusion. Ces avancées en savoir utile ont facilité l'amélioration des inventions existantes et leur ont ouvert de nouveaux domaines d’utilisation.
De la théorie à la pratique
Cependant, pour concrétiser de nouvelles idées, des connaissances pratiques, techniques et, surtout, commerciales s’avèrent nécessaires. Sans elles, même les idées les plus brillantes resteront à l'état de projet, comme les hélicoptères de Léonard de Vinci. Mokyr a souligné que la croissance soutenue a d'abord eu lieu en Grande-Bretagne en raison de la présence de nombreux artisans et ingénieurs qualifiés. Ils étaient capables de comprendre les conceptions et de transformer les idées en produits commerciaux et cela a été vital pour atteindre une croissance soutenue.
Une résistance réduite au changement
Un autre facteur que Mokyr juge comme nécessaire à une croissance soutenue est que la société soit ouverte au changement. La croissance basée sur le changement technologique ne crée pas seulement des gagnants ; elle crée aussi des perdants. Les nouvelles inventions remplacent les anciennes technologies et peuvent détruire les structures et méthodes de travail existants. Il a également montré que c'est pourquoi les nouvelles technologies se heurtent souvent à la résistance de groupes d'intérêt établis qui voient leurs privilèges menacés.
Les Lumières ont plus généralement favorisé l’acceptation du changement. Les nouvelles institutions, telles que le Parlement britannique, n'ont pas offert les mêmes possibilités aux privilégiés pour bloquer le changement. Au lieu de cela, les représentants des groupes d'intérêt ont eu l’opportunité de se réunir et de parvenir à des compromis mutuellement bénéfiques. Ces changements au sein des institutions sociétales ont levé un obstacle majeur à la croissance soutenue.
Le savoir propositionnel peut parfois aussi contribuer à réduire la résistance aux idées nouvelles. Au dix-neuvième siècle, le médecin hongrois Ignaz Semmelweis a constaté que les taux de mortalité maternelle diminuaient considérablement lorsque les médecins et autres personnels se lavaient les mains. S'il avait su pourquoi et pu prouver l'existence de bactéries dangereuses que l’on tue en se lavant les mains, ses idées auraient peut-être eu un impact plus tôt.
La croissance, un processus transformateur
Joel Mokyr s'est appuyé sur des observations historiques pour identifier les facteurs nécessaires pour la croissance soutenue. Inspirés par des données modernes, Philippe Aghion et Peter Howitt ont construit un modèle économique mathématique qui montre comment le progrès technologique conduit à une croissance soutenue. Ces approches sont différentes, mais elles traitent dans le fond des mêmes questions et des mêmes phénomènes.
Comme nous l'avons vu ci-dessus, la croissance économique dans les pays industrialisés comme la Grande-Bretagne et la Suède a été remarquablement stable. Cependant, sous la surface, la réalité est tout sauf stable. Aux États-Unis, par exemple, plus de 10 % des entreprises sont évincées du marché chaque année, et autant sont créées. Parmi les entreprises restantes, un grand nombre d'emplois sont créés ou supprimés chaque année ; même si ces chiffres sont moins élevés dans d'autres pays, le schéma est le même.
Aghion et Howitt ont saisi que ce processus transformateur de "destruction créatrice", à travers lequel des entreprises et des emplois disparaissent et sont continuellement remplacés, est au cœur du processus qui mène à la croissance durable. Une entreprise qui a une idée pour un meilleur produit ou un moyen de production plus efficace peut surpasser ses concurrents et devenir la meneuse sur le marché. Cependant, dès que cela se produit, cela incite les autres entreprises à améliorer encore leurs produits ou leurs méthodes de production et ainsi grimper au sommet de l’échelle.
Un modèle révolutionnaire
Une description simplifiée de certains des mécanismes importants du modèle serait la suivante. Une économie inclut des entreprises dotées des technologies les plus performantes et les plus avancées. Lorsqu’elles déposent des brevets sur leurs produits, elles peuvent être rémunérées davantage que leurs coûts de production et ainsi tirer profit d’un monopole. Il s’agit des entreprises qui ont atteint le sommet de l’échelle. Un brevet offre une protection contre la concurrence, mais pas contre une autre entreprise développant une innovation brevetable. Si le nouveau produit ou le nouveau procédé de production est suffisamment bon, il peut supplanter l’ancien et l’entreprise peut progresser davantage sur l’échelle.
La possibilité de tirer profit d’un monopole, même temporairement, incite les entreprises à investir en recherche-développement (R&D). Plus une entreprise est confiante à l’idée de rester au sommet, plus les incitations sont fortes et plus l’investissement en R&D est important. Cependant, un supplément de R&D entraînera une réduction du temps moyen consacré à l’innovation et l’entreprise au sommet se trouvera évincée. Dans l'économie, un équilibre s'instaure entre ces forces qui décident du montant investi en R&D et donc du rythme de la destruction créatrice et de la croissance économique.
L'argent destiné à l'investissement en R&D provient de l'épargne des ménages. Le montant de cette épargne dépend du taux d'intérêt, qui est lui-même influencé par le taux de croissance de l'économie. La production, la R&D, les marchés financiers et l'épargne des ménages sont par conséquent liés et ne peuvent être analysés isolément. Les économistes qualifient de modèle d'équilibre général un modèle macroéconomique où différents marchés s’équilibrent. Le modèle qu’Aghion et Howitt ont présenté dans leur article de 1992 fut le premier modèle macroéconomique de destruction créatrice à être d'équilibre général.
Les effets sur le bien-être
Le modèle d'Aghion et Howitt peut être utilisé pour analyser s'il y a un volume optimal de R&D, et donc de croissance économique, si le marché est libre et s’il n’y a pas d’interférence politique. Les précédents modèles, qui n'analysaient pas l'économie dans son ensemble, ne permettaient pas de répondre à cette question. Il s'est avéré que la réponse était loin d'être simple, car deux mécanismes jouent en sens opposé.
Le premier mécanisme repose sur le fait que les entreprises qui investissent en R&D comprennent que les profits qu’elles tirent d'une innovation ne dureront pas éternellement. Tôt ou tard, une autre entreprise lancera un meilleur produit. Du point de vue de la société, cependant, la valeur de l'ancienne innovation ne disparaît pas, car la nouvelle s'appuie sur le savoir existant. Les innovations rendues obsolètes ont donc une plus grande valeur pour la société que pour les entreprises qui les développent, ce qui rend les incitations privées à la R&D plus faibles que les gains qu’elles procurent à la société dans son ensemble. La société peut donc tirer profit des subventions à la R&D.
Le deuxième mécanisme examine comment, lorsqu'une entreprise parvient à en évincer une autre du sommet de l’échelle, la nouvelle réalise un profit tandis que celui de l'ancienne disparaît. Ce mécanisme est souvent qualifié de "business-stealing effect", bien qu'il ne s'agisse évidemment pas d'un vol au sens juridique du terme. Par conséquent, même si la nouvelle innovation n'est que légèrement meilleure que l'ancienne, les bénéfices peuvent être significatifs et supérieurs aux gains socio-économiques. Par conséquent, d'un point de vue socio-économique, les investissements dans la R&D peuvent donc être excessifs ; le développement technologique peut être trop rapide et la croissance trop forte. Cela soulève des arguments contre le subventionnement de la R&D par la société.
Laquelle de ces deux forces domine ? Cela dépend de divers facteurs, qui ne sont pas forcément les mêmes selon le marché et l’époque. La théorie d'Aghion et Howitt est utile pour comprendre quelles mesures seront les plus efficaces et dans quelle mesure la société doit soutenir la R&D.
Les travaux ultérieurs
Le modèle qu’Aghion et Howitt ont élaboré en 1992 a donné lieu à de nouveaux travaux, notamment l'étude des niveaux de concentration du marché, qui dépend du nombre d'entreprises en concurrence les unes avec les autres. La théorie des deux chercheurs montre que des niveaux de concentrations trop élevés ou trop faibles nuisent au processus d'innovation. Malgré des avancées technologiques prometteuses, la croissance a reculé ces dernières décennies. L'une des explications, basée sur le modèle d'Aghion et Howitt, est que certaines entreprises sont devenues trop dominantes. Des politiques plus énergiques visant à contrer une domination excessive du marché pourraient s'avérer nécessaires.
Un autre enseignement important est que l'innovation crée des gagnants et des perdants. Cela s'applique non seulement aux entreprises, mais aussi aux travailleurs. Une forte croissance implique une destruction créatrice importante, ce qui signifie plus de destructions d'emplois et qu’il y a potentiellement un chômage élevé. Il est par conséquent important de soutenir les personnes qui sont touchées tout en facilitant leur redéploiement vers des emplois plus productifs. La solution pourrait être de protéger les travailleurs, mais pas les emplois, par exemple grâce à un système que l'on qualifie parfois de "flexicurité".
Les lauréats démontrent aussi l'importance pour la société de créer des conditions propices aux innovateurs et entrepreneurs qualifiés. La mobilité sociale, où la profession n'est pas déterminée par l'identité des parents, est donc importante pour la croissance.
Des outils pour les sociétés futures
Les travaux de Mokyr, Aghion et Howitt nous aident à comprendre les tendances contemporaines et comment nous pouvons résoudre certains problèmes majeurs. Par exemple, les travaux de Mokyr montrent que l'IA pourrait renforcer la rétroaction entre savoir propositionnel et savoir prescriptif et accélérer le rythme auquel s’accumulent les connaissances utiles.
Il est manifeste qu'à long terme une croissance soutenue n'a pas que des conséquences positives sur le bien-être humain. Premièrement, une croissance soutenue n'est pas synonyme de croissance soutenable. Les innovations peuvent avoir des effets secondaires négatifs significatifs. Mokyr estime que ces effets négatifs initient parfois des processus qui révèlent des solutions aux problèmes, faisant du développement technologique un processus autocorrecteur. Il est clair, cependant, que cela nécessite souvent des politiques bien conçues, notamment dans les domaines du changement climatique, de la pollution, de la résistance aux antibiotiques, de l'augmentation des inégalités et de l’usage insoutenable des ressources naturelles.
En conclusion, et c'est peut-être le plus important, les lauréats nous ont appris qu'une croissance soutenue ne peut être tenue pour acquise. La stagnation économique, et non la croissance, a été la norme pendant la majeure partie de l'histoire de l'humanité. Leurs travaux montrent que nous devons être conscients des menaces qui pèsent sur la croissance et les contrer. Ces menaces peuvent provenir de la domination du marché par une poignée d’entreprises, des restrictions à la liberté académique, de l'expansion du savoir à l'échelle régionale plutôt que mondiale, et des blocages imposés par des groupes potentiellement désavantagés. Si nous ne répondons pas à ces menaces, la machine qui nous a donné une croissance soutenue, la destruction créatrice, pourrait cesser de fonctionner et nous devrions de nouveau nous habituer à la stagnation. Nous pouvons éviter cela en tenant compte des constats essentiels des lauréats. »
Académie royale des Sciences de Suède, « From stagnation to sustained growth », 13 octobre 2025. Traduit par Martin Anota
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