lundi 22 décembre 2025

Le boom de l’IA : quelques leçons de l’histoire

« Ces dernières années ont été marquées par un boom extraordinaire de l'intelligence artificielle (IA), nourri par la conviction largement répandue que l'IA est une technologie véritablement transformatrice qui stimulera la croissance économique pendant de nombreuses années, à l'instar de l'adoption du chemin de fer, de l'électricité, de l'automobile, de l'ordinateur personnel et d'internet au cours des deux derniers siècles. Mais il y a aussi beaucoup de sceptiques qui estiment que ce boom est largement excessif, que les retombées économiques ne se manifesteront que lentement et qu’une bulle est en train de se former autour de l'IA, une bulle qui éclatera avec des conséquences potentiellement graves pour l'économie américaine. Les précédents cycles d'investissements massifs dans le changement technologique peuvent nous éclairer sur les différentes manières dont l'IA pourrait effectivement être une bulle, sur les conséquences qu’une telle bulle engendrerait et sur les indicateurs qu’il faut observer pour évaluer sur quelle trajectoire l’IA se trouve actuellement.

Les faits

Le boom de l'IA est multiforme. L'intelligence artificielle est une ambition ancienne pour la recherche en informatique. Après des années de progrès lents, son utilisation a explosé depuis novembre 2022 avec l'introduction de chatbots interactifs et conviviaux, développés à partir d'analyses statistiques sophistiquées de vastes ensembles de données. ChatGPT et d'autres chatbots basés sur l'IA ont été adoptés par les particuliers et les entreprises à un rythme bien supérieur à celui des précédentes vagues d'innovation informatique. Le boom extraordinaire du matériel (centres de données, usines de fabrication de puces) et des logiciels (nouveaux modèles et outils d'IA) associés à l'IA aux États-Unis a contribué de manière significative à la croissance économique américaine récente – environ 1 point de pourcentage de la croissance du PIB en 2025 selon certaines estimations. Les cours boursiers des sept plus grandes entreprises technologiques ont progressé bien plus rapidement que ceux du reste du marché, faisant grimper le ratio cours/bénéfice (price-to-earnings ratio) de Shiller, un indicateur largement utilisé pour mesurer la sous-évaluation ou la surévaluation d'une action, proche de son précédent sommet, celui atteint au plus fort de la bulle internet (cf. graphique). Et la rémunération des plus grands innovateurs en matière d’IA a également connu une explosion vertigineuse.

Le défi consiste à anticiper dans quelle mesure ce boom de l'IA sera justifié par la poursuite d’avancées technologiques exceptionnelles accompagnées de retombées économiques. Malgré les remarquables avancées qui ont été récemment observées, une grande incertitude demeure quant à l'évolution future de l'innovation en IA, ainsi qu'à ses applications potentielles et à leur impact économique. Il est vrai que l'IA est déjà utilisée dans de nombreux domaines. Pour les particuliers, elle offre des logiciels puissants mais intuitifs, par exemple pour la recherche, la création d'images, la communication et l'apprentissage. Pour les entreprises, elle offre un outil permettant d'effectuer rapidement de nombreuses tâches du tertiaire de niveau intermédiaire, telles que le codage, l'analyse de données et la rédaction de rapports. Les outils d'IA progressent grâce à de nouvelles versions qui corrigent les défauts précédents, comme les "hallucinations d'IA" (lorsqu'un chatbot invente une réponse incorrecte), et intègrent des capacités de raisonnement plus avancées. À mesure que l'IA progresse, elle pourrait transformer de nombreux secteurs d'activité économique, par exemple pour soutenir les véhicules autonomes, l'éducation personnalisée, le développement de nouveaux médicaments et d'outils de diagnostic médical adaptés aux besoins de santé individuels – ou encore dans des directions difficiles à anticiper. Cependant, les avis divergent quant à savoir dans quelle mesure les capacités de l'IA continueront de progresser. Pour certains, elles pourraient atteindre un plateau technologique.

L'un des principaux enseignements de l'histoire économique est que les vagues d'innovation technologique que l’on a connues par le passé se sont rarement déroulées sans heurts et que nombre d'entre elles se sont accompagnées d’effondrements, même si, à terme, les innovations sont devenues des technologies fondamentales. Ces cycles d'expansion et d'effondrement prennent souvent la forme d'une bulle. Dans sa forme classique, une bulle se forme sur les marchés financiers, où l'espoir d'une appréciation du prix des actifs attire mécaniquement des financements supplémentaires, faisant grimper les prix bien au-delà de la valeur intrinsèque des actifs, jusqu'à ce que le sentiment s'inverse, que les nouveaux financements se tarissent et que les prix s'effondrent. La "bulle internet" (dotcom bubble) de la fin des années 1990 illustre parfaitement comment l'engouement pour une nouvelle technologie (en l’occurrence internet) s'est accompagné d'une telle bulle financière, se soldant par un effondrement des cours boursiers. Une bulle peut également se former dans l'économie réelle, lorsqu'une nouvelle technologie entraîne une forte hausse des investissements dans les infrastructures, de la part d'entrepreneurs cherchant à être les premiers à développer les capacités du réseau et à conquérir des marchés. Cette bulle est suivie d'un éclatement lorsqu'on prend conscience que le volume total d'infrastructures qui ont été construites dépasse largement les besoins, du moins à court terme. La construction du réseau ferroviaire aux États-Unis au dix-neuvième siècle en est un exemple bien connu. Les compagnies ferroviaires se sont fortement endettées pour construire de nouvelles lignes. Face à une offre d'obligations ferroviaires supérieure à la demande, de nombreuses compagnies ont fait faillite, entraînant dans leur chute l'une des plus grandes banques de New York et déclenchant la panique financière de 1873. Il est à noter que les bulles financières et les cycles d'expansion et d’effondrement de l'économie réelle sont généralement liés, comme l'ont démontré les exemples d'internet et du secteur ferroviaire.

Les précédents épisodes de booms d'investissement tirés par les nouvelles technologies suggèrent différents scénarios quant à l'évolution possible du boom de l'IA au cours des prochaines années. Il n'est pas rare que ces booms technologiques se soldent par des déceptions : même si les technologies en question ont généré des rendements substantiels dans certains secteurs, leur impact sur la productivité ou la rentabilité au niveau agrégé s'est avéré limité, du moins à court et moyen terme (bien que les rendements à long terme aient finalement été considérables). Ce fut le cas pour les précédentes vagues d'innovation, notamment celles des chemins de fer et d’internet. Souvent, le développement de nouvelles compétences et de nouveaux produits nécessaires pour tirer pleinement parti des nouvelles technologies a pris plus de temps que prévu. Parfois, une nouvelle technologie est supplantée par une autre vague d'innovations : l'arrivée du chemin de fer a rendu obsolètes les canaux construits durant la première moitié du dix-neuvième siècle. (Un tel sort pourrait également être réservé à la technologie d'IA actuelle basée sur les grands modèles de langage.) Dans tous les cas, il en a résulté un effondrement généralisé, avec un retour brutal de l’investissement à des niveaux plus normaux, des chutes violentes des cours boursiers et une généralisation des difficultés financières pour les entreprises qui ont surinvesti.

À l'inverse, un boom tiré par les nouvelles technologies peut se solder par un effondrement de la rentabilité, si les investisseurs peinent à dégager suffisamment de profits pour rémunérer les investissements extraordinaires qui ont été réalisés. Lors de l'éclatement de la bulle internet, nombre d'entreprises en faillite affichaient des valorisations élevées, mais dégageaient peu, voire pas, de bénéfices. Après le krach de la bulle internet, les entreprises de logiciels prospères ont trouvé, dans les années 2000, des moyens de monétiser efficacement leurs investissements importants. Par exemple, Google et Facebook ont pu le faire grâce à des algorithmes publicitaires sophistiqués développés pour leurs applications de recherche et de réseaux sociaux, tandis que Microsoft a continué de prospérer grâce à un modèle économique basé sur la facturation (par abonnement ou par licence d’utilisation) pour l'utilisation de ses logiciels de productivité pour les entreprises. Jusqu'à présent, dans le cycle actuel de l'IA, les fabricants de puces avancées comme Nvidia ont réalisé des profits fulgurants, mais les revenus tirés de l'utilisation des logiciels d'IA sont restés assez limités. Au mieux, les revenus futurs semblent modestes, à l'exception de quelques entreprises performantes qui s'accaparent la part du lion du marché. De plus, les fabricants de puces et les concepteurs de logiciels pourraient être fragilisés si l'IA devenait une commodité standardisée ou si une technologie alternative, voire meilleure, émergeait. Dans ce scénario, on observerait un repli et une consolidation des secteurs des logiciels et des infrastructures d'IA, mais l'économie dans son ensemble pourrait continuer de prospérer grâce aux applications de l'IA. Le marché boursier connaîtrait un rééquilibrage : les entreprises technologiques produisant des logiciels et des infrastructures d'IA verraient leurs cours diminuer, tandis que celles qui utilisent des outils d'IA pour améliorer leurs produits et accroître leur rentabilité verraient les leurs augmenter.

Même si les gains attendus en matière de productivité et de rentabilité au niveau agrégé se concrétisaient, une grande restructuration pourrait se produire au cours d’un boom soutenu. Comme ce fut le cas pour d'anciens leaders du marché des logiciels tels que Netscape et MySpace, le secteur de l'IA lui-même pourrait connaître quelques grands gagnants et de nombreux perdants, compte tenu des effets de réseau et des économies d'échelle. Même ChatGPT, qui a récemment lancé un "code rouge" face aux menaces pesant sur son leadership en matière d’IA, pourrait être évincé. De même, de nombreuses entreprises des secteurs utilisant l'IA pourraient se retrouver distancées par d'autres qui réussissent mieux à appliquer les nouveaux outils d'IA disponibles, ou être absorbées par les leaders dans l'adoption de l'IA, un phénomène déjà observé lors des cycles précédents. Plus généralement, les travailleurs devront s'adapter au fait que de nombreuses entreprises n'auront plus besoin d'autant de salariés pour des tâches routinières, comme la programmation de base ou la rédaction de rapports, soit en gagnant en compétences en matière d’IA, soit en se tournant vers des activités alternatives moins facilement remplaçables par l'IA, telles que les compétences créatives et manuelles. 

Bien que chaque cycle soit différent et qu'il soit important de reconnaître les spécificités du cycle actuel, l'histoire économique suggère certains signaux qu'il serait utile de surveiller à mesure que le boom actuel de l'IA se poursuit, afin d'anticiper comment il pourrait finir. L'adoption des outils d'IA et l'efficacité de l'IA dans les tâches professionnelles continuent-elles de croître de façon spectaculaire ? Jusqu'à présent, la base d'utilisateurs continue de croître rapidement et l'efficacité des nouveaux modèles continue de progresser de façon exponentielle. Cette tendance se maintiendra-t-elle, comme la loi de Moore l'a fait pendant cinquante ans ? Sinon, le risque d’une désillusion augmente, ce qui freinerait l'adoption et les flux de revenus du secteur de l'IA. De même, les entreprises utilisatrices d'outils d'IA réalisent-elles des gains de productivité significatifs et des innovations majeures justifiant qu’elles investissent massivement dans l'IA ? Des études du MIT Media Lab et de McKinsey suggèrent que, pour l'instant, la plupart des entreprises ne tirent pas encore de bénéfices significatifs de leurs investissements, mais ces efforts se poursuivent néanmoins à un rythme soutenu. La valorisation boursière des "valeurs chaudes" (hot stocks) tient-elle principalement aux espoirs d'une poursuite de la hausse des cours à court terme, au-delà de toute perspective raisonnable de bénéfices futurs ? Un tel comportement s'inverserait inévitablement tôt ou tard, entraînant très probablement un krach boursier comme celui de la bulle internet.

Ce qu’il faut en retenir

Il ne fait aucun doute que les récentes avancées technologiques en IA ont eu des effets considérables et soutiennent fortement l'économie et le marché boursier américains. Cependant, au regard des leçons tirées des précédentes vagues d'innovation technologique, il est important de comprendre que les périodes de mutation technologique rapide se font rarement sans heurts. Etant donné le rythme des changements, l'incertitude et la complexité de l'innovation, il est très difficile de distinguer les attentes raisonnables de l’emballement pour anticiper l'évolution de l'IA dans les années à venir et évaluer l'ampleur des risques liés aux différents dénouements possibles d’une bulle. Les développements récents présentent certes des caractéristiques de bulles spéculatives, mais cette fois les choses pourraient-elles être différentes ? Plusieurs scénarios semblent plausibles : il reste à déterminer si nous sommes aux premiers temps d'un âge d'or de croissance alimentée par les applications de l'IA (malgré l'inévitable destruction créatrice qui affectera ceux qui ne pourront pas s'adapter à ce nouveau monde) ; à l’autre extrême, un effondrement de l'IA où les grandes attentes sont déçues et où l'économie subit une grave récession à mesure que les excès du boom de l'IA se dénouent ; ou un scénario intermédiaire dans lequel l'IA apporte durablement des rendements élevés aux utilisateurs, mais où le secteur de l'IA connaît une forte contraction et une consolidation. »

Charles Collyns, « Tracking the AI boom: Some lessons from economic history », EconoFact, 19 décembre 2025. Traduit par Martin Anota

 

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