dimanche 21 décembre 2025

Pourquoi nous complaisons-nous dans la pauvreté ?

« Imaginons que nous connaissions une catastrophe économique majeure entraînant une chute de 30 % de nos revenus réels ; ce serait de loin la plus grave récession des temps modernes. On imagine que la réaction serait tout aussi spectaculaire : il y aurait une large mobilisation contre le gouvernement, avec de graves troubles politiques, et la question des causes de la crise et des mesures à prendre pour y mettre fin dominerait le débat politique.

En fait, il n'est pas nécessaire d'imaginer une telle catastrophe : elle s'est déjà produite. Au cours des 20 dernières années, le PIB réel par habitant n'a progressé que de 0,6 % par an, contre 2,3 % par an au cours des 50 années précédentes. Cela signifie que nos revenus réels sont inférieurs de 30 % à ce qu'ils auraient été s'ils avaient continué de suivre leur tendance antérieure.

Ce qui nous reste cependant à imaginer, c'est la réaction. Car cette catastrophe ne domine pas le débat politique et la classe politique consacre peu de sa réflexion à ce qu’il faut faire.

En réalité, d'une certaine manière, elle semble même vouloir nous appauvrir davantage. Le ministère de l'Intérieur a lui-même récemment estimé que les propositions du gouvernement pour restreindre les flux migratoires "auront un impact négatif sur le PIB". De même, l'intérêt pour un retour au marché unique est faible, malgré une estimation de Nick Bloom et de ses collègues selon laquelle le Brexit "a réduit le PIB britannique de 6 % à 8 %".

Pour quelqu'un de mon âge, c'est une véritable énigme. Quand j’étais jeune, le principal enjeu politique était la croissance économique et la façon de l'améliorer ; les idées jugées "mauvaises pour l'économie" étaient généralement rejetées, souvent avec dérision. Aujourd'hui, au contraire, les électeurs et leurs représentants semblent souhaiter une économie plus faible.

Nos mécanismes de rétroaction politique sont défaillants. En principe, les événements négatifs devraient déclencher une réaction qui corrige ou, du moins, atténue les dégâts. Ainsi, par exemple, la crise des années 1930 a conduit à l'élection, en 1945, d'un gouvernement déterminé à maintenir le plein emploi ; l'effondrement du système social-démocrate dans les années 1970 a mené au thatchérisme ; la dégradation des services publics dans les années 1990 a mené à l'élection du Parti travailliste en 1997, etc.

Mais une telle rétroaction semble avoir aujourd’hui quasiment disparu. Au lieu de cela, la classe politique se complaît dans le dysfonctionnement de notre économie.

Pourquoi ?

C'est en partie parce que nous sommes comme la grenouille […] dans la casserole d'eau : nous ne remarquons les changements progressifs que lorsqu'il est trop tard. C’est exacerbé par un biais des médias : ces derniers privilégient les événements marquants aux processus lents, si bien qu’ils ignorent une perte de prospérité lorsqu’elle est graduelle. C'est aussi parce que nous n'avons pas de Jim Bowen pour nous montrer ce que nous pourrions gagner ; nous sommes tout simplement incapables d'envisager un monde alternatif où nos revenus seraient 40 % plus élevés.

Mais il y a plus que cela. Il y a d’autres raisons expliquant pourquoi les politiciens ne cherchent pas à nous enrichir.

L’un d’eux tient à la fameuse phrase criée à Anand Menon lors de la campagne du référendum sur le Brexit : "c’est votre putain de PIB, pas le nôtre !" Les gens ne voient pas de lien entre la croissance économique globale et leur propre situation financière. Et d'une certaine manière, ils ont raison. Nos revenus personnels dépendent davantage d'événements idiosyncratiques que de l’état de l’économie nationale : conserverez-vous votre emploi ? en trouverez-vous un meilleur ? resterez-vous en bonne santé ? Les chiffres du PIB, bons ou mauvais, n'influencent que très légèrement ces probabilités : on peut perdre son emploi en période d’expansion et en trouver un bon lors d’une récession.

Et, en réalité, la croissance économique a aussi des inconvénients. C'est un processus de destruction créatrice. Et la destruction signifie qu'il y a un risque que vous perdiez votre emploi ou que l'entreprise locale historique qui, pendant des années, a constitué un véritable repère ferme ses portes. Même si l'on trouve un meilleur emploi par la suite, c'est déconcertant et perturbant. La stagnation est plus confortable.

Nous sommes ici face à quelque chose de courant en sciences sociales, une forme de sophisme de composition : ce qui est vrai pour un individu ne l’est pas forcément pour la société dans son ensemble. Par conséquent, des choses qui bénéficieraient à la société dans son ensemble sont sous-appréciées.

C’est également vrai pour une autre raison, soulignée par Mancur Olson. Les gagnants d'une plus forte croissance économique se comptent par millions : ils pourraient voir leur niveau de vie augmenter (en moyenne) de 5 à 10 % sur une période de dix à vingt ans. Mais ils sont dispersés. Aucun d’entre eux n'est incité à engager les dépenses et les efforts nécessaires à la création d'un groupe de pression pour obtenir un gain aussi faible et lointain. En revanche, les perdants de telles politiques sont incités à agir, car leurs pertes sont concentrées sur un petit nombre de personnes. Et moins ils sont nombreux, plus il leur est facile de se mobiliser. Ainsi, les opérateurs de services collectifs peuvent obtenir des prix élevés ; les entreprises en place peuvent s'opposer à un resserrement de la politique de concurrence ; les propriétaires fonciers peuvent résister aux demandes d'augmentation des impôts fonciers ; les avocats et les comptables peuvent s'opposer à la simplification fiscale ; et les financiers, en général, ne souhaitent rien qui puisse augmenter les taux d'intérêt réels et, par conséquent, faire baisser les prix d’actifs.

De plus, toute tentative sérieuse de stimuler la croissance amènerait à se poser des questions sur la qualité du management : pourquoi est-il si mauvais et comment pouvons-nous l’améliorer ? Là encore, cela mécontenterait une partie des élites.

Nous avons donc de puissants groupes d’intérêt qui soutiennent le statu quo de la stagnation économique, mais peu qui soient capables de faire efficacement pression pour des politiques favorables à la croissance. L'une des vertus de l'assouplissement des règles d’urbanisme et de construction est qu'il s'agit de l'une des rares mesures susceptibles de stimuler la croissance tout en satisfaisant un groupe d'intérêt particulier.

Promouvoir la croissance économique ne signifie pas seulement s'aliéner les puissants. Un inconvénient de la croissance a toujours été qu'elle enrichit certains, le revenu étant un bien positionnel. C'est particulièrement problématique aujourd'hui, car la croissance exige que le gouvernement aide des personnes que la classe politique apprécie peu. L'avantage comparatif du Royaume-Uni réside en partie dans l'enseignement supérieur et les arts créatifs, des secteurs occupés par des diplômés urbains progressifs, et non par des personnes plus âgées et moins diplômées qui lisent encore les journaux et constituent donc ce que les politiciens considèrent comme leur électorat cible.

Pire encore, une attaque sérieuse contre la stagnation pourrait exiger des gouvernements qu'ils réduisent les inégalités de richesse et de pouvoir. Gabriel Zucman et ses collègues ont montré qu'il y a, à long terme, "une forte corrélation positive entre égalité et productivité". Cela ne signifie pas que les gouvernements peuvent accroître la productivité simplement en taxant davantage les plus riches. Il s'agit plutôt de mettre en place des institutions qui favorisent à la fois l'égalité et la productivité, telles qu’une éducation pour tous et non pour une minorité ; des infrastructures et des services publics de qualité ; un renforcement des droits des travailleurs et des syndicats afin que les entreprises investissent dans l'amélioration de la productivité plutôt qu’elles se contentent d’intensifier le travail ; et un ethos démocratique (a minima) sur les lieux de travail.

Tout cela signifie que la classe politique n’est pas incitée à se préoccuper de la croissance économique. En fait, elle n’est pas incitée à réfléchir tout court. Les médias d'information, devenus de véritables fléaux, ont bien plus d'heures à remplir qu'il n'y a d'experts. En conséquence, les ondes sont occupées par des ignorants. Et cela contribue encore davantage à détourner l'attention de la science économique : alors qu'il faut des connaissances pour parler de l'économie (ou du système de protection sociale, du système de santé, etc.), n'importe quel imbécile peut déblatérer sur les guerres culturelles, et c’est souvent le cas. Ainsi, l'immigration et les personnes transgenres dominent le débat public au détriment de l'économie.

Cela arrange bien plus de gens que les seuls producteurs de télévision et de radio abrutissants. Une grande partie de la classe politique préfère ne pas s'interroger sur le capitalisme, ni contester les intérêts établis, mais plutôt se concentrer sur les immigrés. La stagnation leur facilite la tâche. Elle engendre une politique réactionnaire, notamment parce qu'elle alimente la peur du déclassement et ceux qui ont peur de perdre leur statut ont envie de s'en prendre aux plus faibles. De plus, elle alimente une nostalgie de "jours meilleurs" fantasmés d'avant l'arrivée des immigrés. Enfin, la stagnation entraîne la fermeture des bars et des commerces, réduisant ainsi le sentiment d'appartenance à une communauté et poussant les gens à aller sur internet et à regarder ses agitateurs d'extrême droite. Ainsi, une plus forte croissance économique menacerait de mettre fin à la supercherie que constitue la guerre culturelle. Pourquoi faire des vagues ?

Nous nous trouvons donc piégés dans un équilibre sous-optimal. Au lieu de susciter un désir et un intérêt pour des politiques favorables à la croissance, la stagnation renforce les pressions sur les responsables politiques pour qu'ils s'en complaisent.

La question n'est donc pas simplement de savoir comment stimuler la croissance économique : n'importe quel économiste pourrait vous donner une demi-douzaine d'idées. Il s'agit de savoir comment créer un espace public où les responsables politiques sont incités à stimuler la croissance, sachant que cela les obligerait à s'opposer aux intérêts établis et aux médias.

Mais, mais, mais… Pour paraphraser le cliché de Trotsky, vous ne vous intéressez peut-être pas à la croissance économique, mais la croissance économique, elle, s'intéresse à vous. D'une part, une économie stagnante fait de la politique un jeu à somme nulle. Sans croissance, de meilleurs services publics nécessitent une baisse de la consommation privée (à moins de croire à une miraculeuse hausse de la productivité du secteur public). Cela comporte des risques considérables, notamment celui de voir les fermetures de commerces et de bars renforcer l'extrême droite.

Par ailleurs, la croissance économique a historiquement servi à légitimer les démocraties libérales capitalistes. Pendant des décennies, ces régimes ont littéralement tenu leurs promesses de fournir des biens et de continuer à le faire à l’avenir. Dans une économie stagnante, cette source de légitimité disparaît. Il y a donc de bonnes raisons pour lesquelles des politiciens sensés ont souhaité, pendant des décennies, stimuler la croissance. C’est parce que cela leur permettait d'éviter la question la plus embarrassante : socialisme ou barbarie ? »

Chris Dillow, « Wallowing in poverty. Why we're not bothered about economic growth », 20 décembre 2025. Traduit par Martin Anota


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