vendredi 19 décembre 2025

Le retard de l'Europe dans le secteur technologique : importe-t-il vraiment ?

« […] J'ai tendance à consacrer plus de temps que la plupart des économistes américains à m’intéresser à l'Europe. Les comparaisons entre pays sont un bon moyen de comprendre quels sont les effets concrets des politiques et des événements. De plus, il me tient particulièrement à cœur de préserver l'Europe comme bastion de la démocratie libérale, alors que nous, en Amérique, nous égarons. Vous pouvez écouter mon excellente discussion avec Adam Tooze au sujet de l'Europe ici et lire mon billet expliquant pourquoi l'économie européenne est plus performante que vous ne le pensez . Mais aujourd'hui, je souhaite aborder une question assez précise et quelque peu technique : ce que signifie, ou non, l'écart entre la croissance de la productivité aux États-Unis et celle en Europe.

J’ai déjà écrit à ce propos. Mais je crois que j’ai réussi à affiner mon analyse et trouver une manière plus claire d'étayer mes arguments avec des données. Alors, c'est parti.

L'opinion générale est que l'économie européenne a pris un retard considérable sur l'économie américaine depuis la fin des années 1990. Cette opinion repose en grande partie sur le constat indéniable que les entreprises américaines ont pris une avance considérable sur les entreprises européennes dans le domaine des technologies de l'information. En outre, des données ont contribué à alimenter l'europessimisme en semblant indiquer une croissance de la productivité nettement plus faible en Europe qu'aux États-Unis.

Mais les données le montrent-elles vraiment ? En fait, la question fait l’objet d’un débat animé. Gabriel Zucman, un excellent économiste, s’est récemment indigné des insultes proférées à l’encontre de l’Europe par… l’ambassadeur des États-Unis auprès de l’UE. Ce dernier a affirmé que l’Europe était aussi pauvre que le Mississippi et l’Allemagne aussi pauvre que la Virginie occidentale. La réponse immédiate serait : si ses chiffres disent cela, alors ils sont faux. Qu’il descende de sa limousine et qu’il regarde autour de lui ! Mais cet ambassadeur craint sans doute d’être pris à partie par des immigrés originaires de pays que Trump a qualifiés de "pays de merde".

Certes, les chiffres officiels montrent qu'au cours des 25 dernières années, la productivité (la production réelle par travailleur) a progressé plus rapidement aux États-Unis qu'en Europe. Mais si nous analysons un peu plus finement les données, on constate que cet écart de productivité s'explique presque entièrement par la croissance plus forte des Etats-Unis dans le secteur technologique.

Pour moi, cela soulève la question de savoir si le retard apparent de l'Europe dans le domaine technologique est un problème aussi important que ce que l'on entend généralement dire. J'ai notamment deux raisons principales d'en douter.

Premièrement, faut-il croire ces mesures de la productivité ?

Les macroéconomistes travaillent souvent avec des modèles théoriques dans lesquels l'économie produit un seul bien, que l'on identifie ensuite aux mesures officielles du PIB réel. Tout économiste sensé sait pourtant que l’idée d'une économie à un seul bien est une sorte de fiction théorique assumée. Ou, comme nous l'expliquons à nos étudiants, c'est une approximation utile tant qu'on ne la prend pas trop au sérieux.

Cependant, la question d’agréger des choses très différentes n'est plus purement théorique lorsqu'on considère la croissance du secteur technologique. En effet, puisque ce secteur est au cœur de la comparaison des performances entre l'Europe et les États-Unis, comment mesurer la production et la productivité dans le secteur technologique ? Les processeurs actuels peuvent exécuter des milliers de fois plus d'instructions par seconde que les processeurs de pointe de la fin des années 1990. Cela signifie-t-il pour autant que la productivité du secteur informatique a augmenté de plusieurs centaines de milliers de pour cent ? De toute évidence, pas au sens économique du terme : un ordinateur capable de traiter mille fois plus de données que votre ancien ordinateur est certes meilleur, mais pas mille fois meilleur.

Les statisticiens tentent de mesurer la productivité dans le secteur technologique avec des indices "hédoniques" qui cherchent à évaluer ce que les gains de productivité apportent vraiment aux individus, plutôt que par des mesures physiques de la production. Ils ont beau essayer de faire le mieux qu’ils puissent faire, les mesures hédoniques restent sujettes à controverse.

Le problème ne se limite pas au secteur technologique. Brad DeLong a récemment suggéré que nous avons largement sous-estimé la croissance de la productivité en dehors du secteur technologique. Les indices mesurant les prix à la consommation des biens manufacturés ont baissé plus vite que ceux mesurant les prix à la production, ce qui laisse penser que la productivité manufacturière a progressé plus vite que ne l'indiquent les chiffres officiels. Appliqué à l'Europe, l'argument de DeLong pourrait donc impliquer que nous sous-estimons fortement la croissance de la productivité européenne, étant donné le retard de l'Europe dans le domaine technologique.

J'ignore si cette critique des idées reçues sur l'Europe est correcte ou non. Mais il est important d’avoir conscience que les données sous-jacentes aux affirmations d’un retard de productivité général de l'Europe sont bien moins fiables que beaucoup ne l’imaginent.

Deuxièmement, il y a la question de savoir comment le secteur technologique américain, avec sa croissance de la productivité exceptionnellement élevée, se traduit concrètement par des changements dans le niveau de vie des Américains.

J'avais initialement abordé cette question à l'aide d'un petit modèle mathématique, mais je ne pense pas que les mathématiques soient nécessaires pour l'étudier. Une simple expérience de pensée suffira. Premièrement, supposons qu'il y a deux pays, l'Amérique et l'Europe, et deux secteurs d'activité, le secteur technologique et le reste de l’économie. Deuxièmement, supposons que le secteur technologique soit fortement concentré dans l’espace : une fois implanté dans une région particulière, comme la Silicon Valley, il a tendance à y rester. Troisièmement, supposons que, par nature, le progrès technologique soit beaucoup plus rapide dans le secteur technologique que le reste de l’économie. Par exemple, il est beaucoup plus facile de rendre un ordinateur 100 fois plus rapide que de permettre à un coiffeur de couper les cheveux 100 fois plus vite. Enfin, supposons que, pour des raisons historiques fortuites, l'Amérique ait un avantage comparatif qui lui permet de produire toute la technologie du monde.

Dans un tel monde, la croissance globale de la productivité mesurée des Etats-Unis, qui inclut notamment la croissance dans le secteur technologique, sera supérieure à celle de l'Europe. Mais cela se traduira-t-il par une amélioration du niveau de vie des Américains relativement à celle des  Européens ?

La réponse à cette question dépend crucialement de l'existence d'une concurrence entre les entreprises du secteur technologique. S’il y en a une, alors la réponse est non : les gains de productivité se répercuteront sur les consommateurs des deux pays par une baisse des prix. Même si la concurrence est imparfaite, et s’il n’y a de gros profits que pour quelques entreprises, une grande partie des bénéfices des avancées technologiques se diffusera tout de même à l'échelle mondiale. Par ailleurs, ce qui est bon pour Mark Zuckerberg ne l'est pas forcément pour les États-Unis. Enfin, l'Europe peut recourir à la législation antitrust pour limiter les profits excessifs des oligopoles technologiques et garantir que ses propres consommateurs en bénéficient.

S'il vous paraît improbable que la forte croissance de la productivité dans la technologie aux États-Unis ne se traduise pas par un niveau de vie américain nettement supérieur à celui des autres pays développés, considérez les disparités de productivité entre les États américains. Une grande partie du secteur technologique américain est implanté en Californie. Cela explique, comme on devrait s'y attendre, la forte croissance de la productivité mesurée en Californie par rapport au reste du pays.

Voici ci-dessous un graphique construit à partir de données du Bureau of Economic Analysis, montrant les variations en pourcentage du PIB réel par travailleur sur la période 1998-2024 pour trois « pays » : la Californie, le Texas et "hors Californie", c'est-à-dire les États-Unis à l'exclusion de la Californie :

Il y a une large divergence, plus importante encore que celle entre l'UE et les États-Unis qui inquiète tant les Européens. Pourtant, les Texans ne semblent pas se demander avec obsession pourquoi ils ne peuvent pas être comme la Californie. Aux États-Unis, lorsqu'on s'intéresse à cette divergence, on comprend qu'elle tient principalement à des effets de composition.

Rien de tout cela n’amène à dire que tout va bien en Europe. Mais cela met en garde contre le dénigrement de l'économie européenne, ainsi que contre le triomphalisme américain. »

Paul Krugman, « Europe’s tech lag: Does it matter? », 16 décembre 2025. Traduit par Martin Anota

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