lundi 4 novembre 2024

Décroissance : y a-t-il un consensus quant à savoir si elle pourrait être une bonne idée ?

« Face à la menace du changement climatique et d’autres dommages à l’environnement, certains disent que la solution consiste à inverser notre engagement collectif en faveur d’une croissance économique (economic growth) continue. Mais l’idée de décroissance (degrowth) a toute un éventail de définitions et les analyses des recherches sur le sujet aboutissent à des conclusions contrastées.

L’économie mondiale a connu une croissance spectaculaire depuis la Révolution industrielle, avec une augmentation considérable de la population et de l’espérance de vie dans le monde entier. Cette expansion rapide a sans nul doute conduit à d’énormes améliorations dans la vie et les moyens de subsistance de beaucoup, mais elle a également eu un coût écologique.

Des inquiétudes quant aux risques existentiels liés à cette croissance économique effrénée ont été exprimées dès les premiers jours de la Révolution industrielle (avec par exemple, Malthus [1798], Mill [1848] et Jevons [1865]).

A part des années 1970, ces discours ont ensuite mis l'accent sur la catastrophe existentielle liée à l'utilisation des ressources naturelles et aux pressions environnementales. Certains croyaient que seule la décroissance pouvait l'éviter. Cette idée a été formulée dans l’influent rapport Les Limites à la croissance (Limits to Growth) appelant à "modifier ces tendances de croissance et à établir une condition de stabilité écologique et économique qui soit soutenable à long terme» [Meadows et al., 1972].

La décroissance est devenue le dernier élément d’une longue série de critiques de la croissance économique [Arndt, 1987] et il y a eu de nombreuses études sur le sujet dans les années 1970 et dans les décennies qui ont suivi [Georgescu-Roegen, 1971 ; Baykan, 2007 ; Jackson, 2009 ; Kallis et al., 2018 ; Kallis, 2019 ; Schmelzer et al., 2022 ; et Diesendorf et al., 2024].

Une définition de la décroissance est une réduction planifiée de l’utilisation de l’énergie et des ressources naturelles dans une économie [Hickel, 2020]. Les travaux sur ce sujet utilisent typiquement les limites planétaires comme une influence motivante [Hickel, 2020, 2021 ; Schmelzer et al., 2022]. Il s’agit d’un paradigme qui place des limites subjectives sur les processus du système terrestre [Rockstrom et al., 2009 ; et  Steffen et al., 2018] et pour lequel la dernière évaluation des limites planétaires indique que six des neuf limites ont été franchies, notamment l’intégrité de la biosphère et les flux biogéochimiques.

La décroissance est devenue plus populaire ces derniers temps. On peut le constater en observant les mentions du concept et du terme associé "post-growth" ("post-croissance") (la distinction semble être avant tout une question de nomenclature) sur Google Ngram, c'est-à-dire la fréquence relative de ces mots dans le corpus de travaux numérisés par Google à partir de 1970 (cf. graphique 1).

L’influence de la première conférence internationale sur la décroissance en 2008, organisée à Paris, est également évidente dans le graphique 1. La majorité des chercheurs actifs dans ce domaine sont européens et peut-être ont-ils été motivés par une plus grande sensibilisation au concept. Par ailleurs, comme le suggère une étude, assistons-nous à une augmentation de la popularité de la décroissance parce que les économies d’Europe occidentale ont "décru", c’est-à-dire qu’elles ont stagné et/ou connu une baisse de la croissance du PIB [Naudé, 2023a, 2023b] ?

GRAPHIQUE 1  Mentions des termes "degrowth" et "post-growth", fréquence sur Google Ngram

Néanmoins, la décroissance reste un concept de niche. Par exemple, les références au terme "degrowth" sont dépassées par celles aux "limits to growth" (selon Google Scholar, en septembre 2024, on comptait que le rapport de 1972 avait été cité 34.920 fois) et tout est écrasé par le nombre de références au terme "economic growth".

GRAPHIQUE 2  Mentions des termes "degrowth", "economic growth", "limits to growth" et "post-growth", fréquence sur Google Ngram

Pourtant, la décroissance continue de gagner de l’attention. Une récente analyse des études sur la décroissance a largement circulé sur les réseaux sociaux (un billet de Rutger Bregman sur X a été vu 1,3 million de fois au 24 septembre 2024) parce qu’elle aurait montré des failles dans la méthodologie de la décroissance. La même étude a ensuite été évoquée dans un article du Financial Times.

Cet article décrit les concepts fondamentaux de la décroissance et aborde trois revues systématiques récentes (à noter que la date de publication de la dernière revue évoquée est fixée à 2025).

Qu'est-ce que la décroissance ?

Définir ce que les partisans de la décroissance entendent par ce terme est un défi, car il existe une grande variété d'interprétations. Cette idée a fini par signifier tout pour tout le monde. De plus, "les propositions de décroissance sont dans une certaine mesure utopiques" [Kallis et al., 2018].

En reprenant la définition de certains des plus éminents chercheurs dans le domaine de la décroissance, alors : "la décroissance est définie par les économistes écologistes comme une réduction équitable du rendement (equitable downscaling of throughput), avec une sécurisation concomitante du bien-être. S’il existe un couplage fondamental entre l’activité économique et l’utilisation des ressources naturelles, comme le suggère l’économie écologique, alors des politiques environnementales ou climatiques sérieuses vont ralentir l’économie. Inversement, une économie plus lente utilisera moins de ressources naturelles et émettra moins de carbone. Cela ne revient pas à dire que l’objectif de la décroissance est de réduire le PIB ; le ralentissement de l’économie n’est pas une fin en soi, mais le résultat probable d’une transition vers un bien-être équitable et une soutenabilité environnementale" [Kallis et al., 2018].

Certains définissent la décroissance en termes écologiques, la décrivant comme : "une réduction socialement durable du rendement (ou du métabolisme) de la société" qui est "incompatible avec une croissance économique supplémentaire et entraînera selon toute vraisemblance une décroissance économique (du PIB)" [Kallis, 2011, 2017] (cf. également Georgescu-Roegen [1971] et Meadows et al. [1972]).

La poursuite de la croissance du PIB est critiquée en raison de l’usage croissant des ressources naturelles et de l'énergie, ainsi que du gaspillage qu'elle entraîne. Cela s'ajoute à la conviction qu'il n'est pas réaliste de penser que les avancées technologiques et les gains d'efficacité nous permettront de prévenir le changement climatique et de supprimer la "pression sur d'autres limites planétaires" [Hickel, 2020 ; 2021].

D'autres se réfèrent à la décroissance comme à "un concept générique qui rassemble un large éventail d'idées et de luttes sociales" avec l'idée d'une "urgence écologique" résultant du franchissement de plusieurs limites planétaires [Mastinia et al., 2021].

Le changement climatique n'est pas la seule préoccupation de la décroissance, qui met également l'accent sur la réduction de l'utilisation des ressources naturelles de manière plus générale. Le concept a été décrit comme un programme politique visant à "planifier notre sortie de la catastrophe écologique" [Kallis, 2011].

Elle est également considérée comme un moyen possible de réduire les émissions de carbone conformément aux objectifs climatiques fixés par le GIEC [Kallis, 2017 ; Keyßer et Lenzen, 2021 ; Hickel et al., 2022]. Dans ses formes les plus extrêmes, la décroissance est préconisée comme un moyen pour les communautés locales de se protéger du risque climatique mondial [Ajulo et al., 2020].

La décroissance a été critiquée pour son ambiguïté et son manque de cohérence conceptuelle [van den Bergh, 2011]. Mais certains affirment que c’est ce à quoi on peut s’attendre d’une science sociale normative, en d’autres termes d’une science sociale où les valeurs sont évaluées de façon critique et ne rentrent pas clairement dans les approches positivistes de mesure et de test scientifiques [Kallis, 2011].

En supposant que le capitalisme nécessite une croissance continue (voir, par exemple, Harvey [2007]), où "la croissance est fonctionnelle pour maintenir la stabilité économique et sociale" [Jackson, 2009], les solutions de décroissance proposées impliquent une redistribution anticapitaliste [Harvey, 2014].

En effet, certains auteurs voient le système capitaliste comme la cause sous-jacente des problèmes environnementaux tels que le changement climatique (par exemple, Hickel [2020] et Schmelzer et al. [2022]). Ils affirment que s’éloigner du système capitaliste et freiner la croissance économique aidera la planète. Bien que cette ligne d’argumentation néglige des questions épineuses telles que le fait que l’accident nucléaire de Tchernobyl s’est produit sous le système économique communiste rival, l’une des défenses est que "les régimes communistes recherchaient également une accumulation et une croissance continues, étatiques plutôt que privées" [Kallis, 2011].

Pour certains, la décroissance implique une réduction des dépenses en biens, y compris certains types de biens publics, et moins d’investissements dans les nouvelles technologies :

"Nous devrons nous contenter de moins d’infrastructures de transport à grande vitesse, de moins de missions spatiales pour touristes, de moins de nouveaux aéroports ou de moins d’usines produisant des gadgets inutiles, de moins de voitures plus rapides ou de moins de téléviseurs de meilleure qualité. Nous aurons peut-être encore besoin de plus d’infrastructures d’énergie renouvelable, de meilleurs services sociaux (éducation et santé), de plus de places publiques ou de théâtres et de plus de centres de production et de vente au détail d’aliments biologiques locaux" [Kallis, 2011].

Pour les critiques, cette ligne de pensée ne tient pas compte du fait que la baisse du PIB (la décroissance) implique une baisse des investissements dans les technologies, telles que celles nécessaires aux énergies renouvelables [van den Bergh, 2011]. Pourtant, la réduction du PIB due à une baisse des investissements est considérée comme essentielle à la décroissance et à la réduction de la consommation [Kallis et al., 2018]. Comme le disent les partisans de la décroissance, les avancées technologiques doivent être financées via la décroissance [Mastinia et al., 2021) , bien que la manière par laquelle cela peut être réalisé ne soit pas clairement définie.

Il y a bien sûr des modèles macroéconomiques de décroissance plus formels, dérivés mathématiquement (voir Lange [2022] pour plus de précisions), mais cette discussion se veut un bref résumé de la théorie de la décroissance.

Que nous apprend la recherche sur la décroissance ?

Il y a eu plusieurs revues d’études sur la décroissance (l’une des plus citées est celle de Kallis et al., [2018], mais elle se concentre non seulement sur la décroissance, mais aussi sur l’histoire du PIB et de la croissance économique, entre autres sujets).

Cette revue cite 150 travaux universitaires, dont 50 sont des livres, dont beaucoup n’ont absolument rien à voir avec la décroissance. Par exemple, GDP: A Brief but Affectionate History de Diane Coyle […] est cité, mais il ne s’agit clairement pas d’un traité sur la décroissance.

En outre, 81 articles sont cités dans cette revue, mais 14 d’entre eux proviennent d’un numéro spécial de 2018 sur "la technologie et la décroissance" publié dans le Journal of Cleaner Production. Ainsi, bien que la revue soit optimiste quant à la décroissance et à la capacité d’"anticiper les utopies de la décroissance", il ne s’agit pas d’une approche très solide car les travaux sont citées de façon sélective pour s’aligner sur la perspective des auteurs qui sont des défenseurs de la décroissance.

L’étalon-or des études de recherche – ou des revues de littérature – est une revue systématique qui cherche à examiner tous les travaux sur un sujet de manière systématique. De telles revues sont couramment utilisées dans la recherche médicale pour permettre aux cliniciens de se tenir au courant des développements [Prisma, 2020].

Il y a désormais des procédures de rapport bien définies pour les revues systématiques [Page et al., 2021]. Par exemple, avant d'entreprendre une revue systématique, il faut "vérifier s'il existe déjà des revues ou si elles sont en cours et si une nouvelle revue est justifiée" [Centre for Reviews and Dissemination, 2009].

Une revue systématique commence avec une question de recherche, puis des termes de recherche sont conçus, puis appliqués à un référentiel de recherche, tel que Scopus, Web of Science ou Google Scholar, chacun ayant ses propres avantages et inconvénients. Elle entre ensuite un terme de recherche et les résultats sont filtrés, les études non pertinentes étant exclues. La sélection des articles est ensuite examinée par l'équipe de recherche.

Les critères d’inclusion/exclusion doivent être clairement définis. Idéalement, il devrait y avoir une hiérarchie claire des modèles d’étude pour évaluer les preuves. Comme l’approche de revue systématique est principalement utilisée dans la recherche médicale, elle va des essais contrôlés randomisés aux essais quasi-expérimentaux ou observationnels, car ce sont ces méthodes qui permettent de déterminer le mieux l’inférence causale d’un traitement par rapport à un contrôle. Mais l’application de l’approche de revue systématique en dehors du milieu médical implique une pondération claire des analyses conceptuelles/théoriques par rapport aux approches appliquées.

Ici, nous voyons un problème, car une grande partie de la recherche sur la décroissance est de nature théorique/conceptuelle. Elle envisage des possibilités futures et il ne peut donc y avoir aucune preuve empirique de la nature de celles fournies dans la recherche médicale (des réponses à des questions telles que "le médicament X fonctionne-t-il ?").

Trois revues systématiques sur la décroissance ont été publiées dans Ecological Economics, la revue de l'International Society for Ecological Economics, à des dates proches : septembre 2023 [Engler et al., 2024], octobre 2023 [Savin et van den Bergh 2024] et février 2024 [Lauer et al., 2025]. Curieusement, malgré des protocoles de recherche apparemment similaires, les revues aboutissent à des conclusions différentes.

En examinant plus en détail les protocoles de recherche, nous pouvons constater une nette différenciation. Par exemple, les termes de recherche d'une revue recherchent les mots-clés dans le titre de l'article, le résumé ou les mots-clés [Engler et al., 2024], tandis qu'une autre ne recherche que dans les titres [Savin et van den Bergh, 2024]. Les trois revues recherchent les mêmes mots-clés, mais l'une d'elles [Lauer et al., 2025] inclut également le terme "modèle".

En outre, une revue [Engler et al., 2024] tente de faire la distinction entre la décroissance en tant que mouvement social et la décroissance en tant que discipline universitaire. Les auteurs choisissent donc de sélectionner uniquement des articles évalués par des pairs, affirmant que c'est la meilleure façon de faire la distinction entre les deux. La troisième revue [...] [Lauer et al., 2025] sélectionne tout ce qui inclut un "modèle", mais de nouveau la majorité des études sont des articles évalués par des pairs.

Par contraste, l’autre revue [Savin et van den Bergh, 2024] ne se focalise pas uniquement sur les articles évalués par les pairs et inclut aussi d’autres formes de publication. Elle exclut les livres (car ils sont considérés comme un résumé d’études existantes) et toutes les études auxquelles les auteurs n’ont pas eu accès.

D'autres différences concernent la période de l'étude et les détails des termes de recherche. La période de référence d'une étude [Savin et van den Bergh, 2024] n'est pas précisée, il n'est donc pas possible d'établir une comparaison claire. En outre, deux des études [Engler et al., 2024 ; Lauer et al., 2025] incluent les termes de recherche complets utilisés, de sorte que ces revues pourraient être reproduites sur Scopus/Google Scholar (mais ce n’est pas ce que font Savin et van den Bergh [2024]).

Sans surprise, avec des paramètres de recherche différents, les études aboutissent à des conclusions différentes sur les travaux universitaires consacrés à la décroissance. En outre, même si l’on peut douter qu'elles aient trouvé les mêmes études étant donné que le nombre d'études examinées diffère, on peut supposer sans risque que des études différentes ont été examinées.

Les trois revues identifient aussi un nombre variable d'analyses théoriques. Par exemple, dans une revue, seulement 1,9 % de l'échantillon utilise un modèle théorique (neuf études), 1,4 % emploie un modèle empirique, 5,5 % (31 études) utilise une analyse de données quantitatives et 4,1 % utilise une analyse de données qualitatives (23 études) [Savin et van den Bergh, 2024]. Cela amène les auteurs à conclure que la recherche est en grande partie basée sur l'opinion et n'atteint pas un niveau de recherche élevé. En outre, ils notent que "les études qualitatives et quantitatives ont tendance à ne pas satisfaire aux normes d'une bonne recherche".

Pourtant, les deux autres études identifient beaucoup plus d’études théoriques et de modèles empiriques (75 études qui utilisent des modèles pour simuler l’effet des politiques de décroissance dans Lauer et al. [2025] et 107 articles qui emploient la modélisation quantitative dans Engler et al. [2024]).

Alors, existe-t-il seulement une poignée d’études qui utilisent des méthodes quantitatives pour évaluer la décroissance ? De ces revues systématiques, nous n’en savons pas plus. Mais comme deux des trois revues concluent qu’il y a un important courant de recherche quantitative, cela implique probablement qu’il en existe un.

L’ontologie et la réflexivité des équipes de recherche pourraient peut-être expliquer les différences, en particulier dans ce qui est considéré comme une recherche valide. L’un des arguments clés des partisans de la décroissance est qu’il s’agit d’une réduction planifiée et qu’une récession ne constituerait pas une décroissance. Mais si des choix faits par de la société ou en son nom (par exemple, une réduction des investissements) conduisaient à la décroissance, s’agit-il d’une réduction planifiée ou d’une conséquence imprévue ?

Par exemple, selon les auteurs d’une étude, une récession ne constitue pas une décroissance et ils voient les études basées sur la baisse du PIB comme une "causalité inverse" parce que la décroissance a été appliquée à quelque chose qui n’était pas délibérément une politique de décroissance mais due à d’autres facteurs externes tels que la crise financière mondiale de 2007-2009 [Savin et van den Bergh, 2024].

Il est admis qu'il manque une définition cohérente de ce qu'est la décroissance et/ou la post-croissance dans la recherche. Les multiples définitions ont créé des difficultés pour modéliser et tester cette théorie car elle n'est pas clairement spécifiée. Le manque de spécifications théoriques concises rend la modélisation des paramètres difficile.

Un autre problème concerne le manque de propositions politiques clairement définies. Une étude est particulièrement critique à ce sujet [Engler et al., 2024]. Mais on pourrait affirmer que l’examen des articles universitaires évalués par des pairs n’est pas le bon endroit pour trouver des propositions politiques détaillées. Plusieurs des propositions identifiées impliquent une restriction radicale de l’ordre social existant, comme la redistribution, ce qui est un défi à modéliser en utilisant des boîtes à outils de modélisation conventionnels.

Il y a un consensus sur un regroupement des recherches sur la décroissance. Il est centré autour d'un groupe d'auteurs que l'on peut identifier comme "l'école de Barcelone d'écologie économique et politique écologique", car plusieurs d'entre eux sont étroitement liés à l'Université autonome de Barcelone.

Deux études identifient l’Espagne comme le pays avec les chercheurs de la décroissance les plus actifs [Engler et al., 2024 ; et Savin et van den Bergh, 2024]. Mais il y a un désaccord sur le pays qui est le deuxième plus grand producteur de recherche sur la décroissance entre la Suède [Engler et al., 2024] et le Royaume-Uni [Savin et van den Bergh, 2024]. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un domaine de recherche dominé par l’Europe. […]

Pourquoi les économistes ne se sont-ils pas engagés avec le travail sur la décroissance ?

Ce qui manque dans les diverses revues de littérature sur la décroissance, c'est une référence à une critique du concept dans les revues économiques. Une recherche de Web of Science pour les mots "degrowth", "de-growth", "post-growth" ou "postgrowth"» trouve seulement trois articles dans les revues économiques orthodoxes et aucun dans celles que la discipline considère comme les cinq premières (top five).

Parmi les trois études, une seule est vraiment liée au concept de décroissance. Une étude développe un modèle à deux pays (pauvre et riche) pour évaluer la décroissance du point de vue du bien-être intergénérationnel et intragénérationnel et montre qu’une trajectoire de décroissance égalitaire implique une croissance dans un pays pauvre et une décroissance dans un pays riche [Martinet et al., 2022].

Dans les publications économiques, il y a aussi une critique du postulat de la décroissance [Jakob et Edenhofer, 2014]. Une autre montre que si le capital ne croît pas assez vite, la décroissance est possible [Bosi et al., 2023] […].

Comme les travaux sur la décroissance s’inspirent des Limites à la croissance ou plutôt d’une "réincarnation avancée" comme Kallis et March (2015) le voient, c’est peut-être la raison pourquoi nous pouvons voir un manque d’engagement. Ce livre avait prédit un "dépassement et un effondrement" de l’économie mondiale. Il a eu une grande influence et, contrairement à la décroissance, il a retenu l’attention des économistes orthodoxes.

Il s'appuyait sur un modèle de dynamique des systèmes (un modèle mathématique permettant d'expliquer les systèmes complexes et comment ils évoluent au fil du temps) écrit par Jay Forrester, professeur d'ingénierie au MIT (World Dynamics). Les critiques affirmaient que le changement de certaines hypothèses clés dans le modèle avait considérablement modifié le résultat [Nordhaus, 1973] et ont rejeté les mises à jour des Limites à la croissance […].

D’un point de vue néoclassique, la croissance n’a pas (encore) été limitée par le manque de ressources naturelles, en partie parce que les avancées technologiques nous permettent de produire plus avec moins et en partie à cause des forces du marché [Weitzman, 1999]. Lorsqu’un produit ou une marchandise devient plus cher, les gens en consomment moins ou se tournent vers une alternative. En outre, les modèles n’indiquent pas de limites à la croissance et montrent comment la qualité de l’environnement peut s’améliorer avec la croissance [John et Pecchenino, 1994 ; Stokey, 1998].

Alors, l’affaire est classée ? Du point de vue de la science économique orthodoxe, il semblerait que ce soit le cas, mais pas nécessairement pour les partisans des Limites à la croissance. Il y a eu une réponse aux critiques (émanant de Nordhaus), qui a fait valoir que la critique était erronée et qu’elle interprétait mal le modèle [Forrester et al., 1974]. Forrester a affirmé que l’Economic Journal ne lui avait pas accordé le droit de répondre à la critique de Nordhaus [Myrtveit, 2005].

Pour Forrester, le modèle systémique doit être analysé dans son ensemble et non pas divisé en sous-composantes, comme l’a fait Nordhaus, car c’est ainsi que le système interagit et c’est ce qui détermine les résultats. Alors que Nordhaus avait présenté Forrester comme un néo-malthusien qui colportait une théorie réfutée (selon laquelle la croissance démographique était positivement corrélée à la croissance des revenus), Forrester a endossé cette identité et a accusé Nordhaus de mal comprendre Malthus !

Le principal problème semble être la perspective différente que l’on peut adopter sur le débat autour des Limites à la croissance. Les économistes estiment avoir gagné le débat et ils n’estiment donc plus nécessaire de s’engager davantage avec les partisans des Limites à la croissance (les décroissants).

Les penseurs systémiques pensent aussi que les événements leur donnent également raison. Certains ont constaté que le modèle des Limites à la croissance correspondait aux données 30 ans plus tard [Turner, 2008] ou même qu’il est devenu plus pertinent au fil du temps [Bardi, 2011]. Il n’y a pas eu d’autres mises à jour des Limites à la croissance, mais des études ont actualisé les modèles [Herrington, 2020]. La mise à jour la plus récente du modèle World3 montre un résultat de dépassement et d’effondrement similaire à celui du modèle original [Nebel et al., 2023].

Effectivement, il s’agit d’une controverse scientifique non résolue où le recours aux faits ou à la théorie ne peut résoudre la controverse puisque les deux parties voient le monde de manière différente (voir, par exemple, Engelhardt et Caplan [1987]).

Un universitaire a noté que si le modèle World3 était exécuté à partir de 1600 ou de 1800, il montrerait un effondrement un siècle plus tard [Kelly, 1995]. Il s'agissait d'un test clair des hypothèses du modèle, mais ce n'était pas quelque chose qui avait été fait par l'équipe de recherche d'origine. Le modèle ne pouvait pas non plus prédire la révolution industrielle et, comme Dana Meadows l'a expliqué à Kelly, il ne pouvait pas non plus "faire passer le monde de la Révolution industrielle à ce qui suivrait après". Le modèle World3 a été conçu pour montrer un effondrement environ un siècle plus tard.

Conclusion

En résumé, il y a en Europe un mouvement social qui a adopté la décroissance comme mantra. L’objectif des décroissants est de réduire la croissance économique comme solution aux problèmes environnementaux.

Ils sont motivés par Les Limites à la croissance et les limites planétaires ; le livre était un modèle influent des années 1970, ces dernières sont un paradigme influent des années 2000 (et qui est également fortement influencé par Les Limites à la croissance, comme l'a reconnu Johan Rockstrom lors d'un webinaire pour le cinquantième anniversaire de la publication du rapport). L'approche de la décroissance ne voit pas les solutions technologiques comme une alternative à la décroissance car, dans de nombreux cas, celles-ci sont considérées comme synonymes de croissance [Kallis et al., 2018].

Comme il s'agit d'une controverse scientifique non résolue et peut-être insoluble, le dernier mot devrait peut-être revenir à une personnalité scientifique faisant autorité. John von Neumann, un polymathe considéré comme "l'homme le plus intelligent qui ait jamais vécu", a anticipé plusieurs des problèmes soulevés par les décroissants. Dans un essai de 1955 paru dans le magazine Fortune, il notait que "nous commençons à ressentir de manière critique les effets de la taille finie et réelle de la Terre".

Von Neumann a mis en lumière plusieurs crises, allant des risques nucléaires au réchauffement climatique provoqué par la libération de dioxyde de carbone dans l'atmosphère. Mais, chose cruciale, Von Neumann a rejeté l'interdiction des technologies (c'est-à-dire la décroissance) en la qualifiant de "pseudo-solution" car il est difficile d'isoler des technologies spécifiques du progrès scientifique : il a plutôt appelé à "la patience, la flexibilité et l'intelligence". »

Eoin McLaughlin, « Degrowth: is there any consensus on whether it might be a good idea? », Economics Observatory, 4 novembre 2024. Traduit par Martin Anota

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