vendredi 1 novembre 2024

Le changement climatique provoquera des pertes économiques probablement plus élevées que vous ne le croyez

« C’est la seconde partie d’une série de deux colonnes. Alors que la première colonne fournissait un passage en revue méthodologique de la littérature sur les fonctions de dommages [Aerts et al., 2024], cette colonne discute des implications quantitatives pour les scénarios du NGFS…

À l’approche de la COP29, la modélisation de la relation entre les variables climatiques, telles que la température et les précipitations, et la production économique offre de précieuses informations à propos des dommages économiques qui pourraient résulter du changement climatique futur [Bilal et Rossi-Hansberg, 2023]. Néanmoins, les chercheurs font face à une énorme incertitude lorsqu’ils examinent ces impacts [Aerts et al., 2024], ce qui se traduit par un large éventail de projections de pertes. A mesure que la compréhension du changement climatique évolue, les efforts visant à affiner les fonctions de dommages restent essentiels. Le Network for Greening the Financial System (NGFS) suit de près ces évolutions pour s’assurer que les scénarios du NGFS prennent en compte des dernières avancées de la science climatique.

Des projections de pertes induites par le changement climatique plus élevées 

Les chercheurs cherchent en permanence à améliorer leur compréhension et leur modélisation de l’impact économique du changement climatique, en explorant diverses méthodologies et hypothèses. Pourtant, l’application de différentes méthodologies se traduit par un large éventail de projections de pertes de production et de canaux d’impact capturés. Le tableau 1 illustre la diversité des approches méthodologiques et la disparité des résultats lorsque l’on compare les fonctions de dommages proposées dans la littérature.

Tableau 1 Estimations des pertes selon un sous-ensemble de fonctions de dommages

Le tableau 1 montre que l’impact prévu d’une hausse de la température de 1°C (en plus du réchauffement climatique de 1,2°C déjà observé aujourd’hui) va de 1 % et 25 % du PIB mondial. En l’absence de nouvelles mesures d’atténuation du changement climatique (c’est-à-dire si seules les politiques actuellement mises en œuvre sont maintenues), l’économie mondiale pourrait perdre entre 2 % et 45 % de sa production totale à cause du changement climatique d’ici la fin du siècle, selon la fonction de dommage sous-jacente à la projection. Ces estimations représentent les pertes mondiales par rapport à une base de référence hypothétique sans changement climatique supplémentaire (c’est-à-dire un scénario dans lequel aucun réchauffement supplémentaire ne se produit).

Le changement climatique pourrait donc affecter significativement notre bien-être futur : l’économie mondiale pourrait croître de près de 300 % [Nordhaus et Boyer, 2000] ou de "seulement" 125 % [Bilal et Känzig, 2024] après prise en compte des pertes induites par le changement climatique (cf. graphique 1). La forte incertitude entourant ces pertes souligne la nécessité de poursuivre les travaux universitaires sur l’impact économique du changement climatique.

GRAPHIQUE 1 Projections des pertes en PIB mondial selon un sous-ensemble de fonctions de dommages

Une nouvelle fonction de dommages dans les scénarios NGFS

Depuis leur lancement en 2020, les scénarios du NGFS sont devenus une pierre angulaire des évaluations des risques climatiques pour le secteur financier. Il s'agit d'un ensemble de scénarios hypothétiques explorant une série de résultats plausibles, offrant un aperçu des futurs risques physiques et de transition liés au climat. Les fonctions de dommages jouent un rôle clé dans les scénarios du NGFS en cherchant à capturer les risques physiques (chroniques) posés par le changement climatique. Le NGFS suit de près les derniers développements dans ce domaine et adapte en conséquence son cadre de modélisation.

Dans la version des scénarios du NGFS à venir [NGFS, 2024a], une nouvelle fonction de dommages a été mise en œuvre. Elle a conduit à significativement modifier la représentation des risques physiques dans les scénarios. La nouvelle fonction de dommages proposée par Kotz et al. (2024), qui s’appuie sur les dernières données issues de la science du climat, prévoit des pertes nettement plus élevées que les estimations des versions précédentes produites à l’aide du modèle de Kalkuhl et Wenz (2020).

L’adoption d'une nouvelle fonction de dommages assure que les scénarios du NGFS restent à la pointe de l’art et qu’ils reflètent les dernières conclusions de la littérature sur le changement climatique :

Premièrement, l’étude de Kotz et al. (2024) est une extension récente de la littérature, s’appuyant sur des études antérieures (par exemple Kalkuhl et Wenz [2020], Kotz et al. [2021], Kotz et al. [2022]). Cette fonction de dommages combine divers éléments pour établir une meilleure estimation des pertes agrégées provoquées par le changement climatique. En outre, elle utilise davantage d’observations (c’est-à-dire des années supplémentaires) et des données climatiques et économiques historiques plus granulaires (c’est-à-dire des régions supplémentaires) sur lesquelles la fonction est calibrée.

Deuxièmement, la nouvelle fonction de dommages est plus complète. Elle couvre des facteurs d’impact du changement climatique en plus des changements de température moyenne (qui constituent la principale variable utilisée dans la plupart des autres études). La variabilité des températures, les précipitations annuelles, le nombre de jours de pluie et les précipitations quotidiennes extrêmes sont également pris en compte. Elle incorpore aussi des effets plus persistants des chocs climatiques, ce qui signifie qu’elle tient compte non seulement de l’impact instantané d’un choc climatique lorsqu’il se produit, mais aussi des effets différés jusqu’à dix ans après l’impact initial. Sa couverture géographique est un autre point fort, avec sa capacité à fournir des projections de pertes à la fois mondiales et nationales.

Troisièmement, les estimations de pertes relativement élevées produites par Kotz et al. (2024) offrent une estimation crédible des impacts climatiques potentiellement mais plausiblement graves et, ainsi, elles sont bien adaptées aux objectifs d’évaluation des risques des scénarios du NGFS. Les pertes projetées par cette fonction de dommages se situent dans la fourchette supérieure des estimations de la littérature (mais elles ne sont pas les plus élevées). Par conséquent, il est moins probable de sous-estimer les conséquences négatives potentielles du changement climatique. Les scénarios du NGFS sont en général utilisés dans les évaluations des risques financiers, pour lesquelles une approche de précaution s’avère appropriée. En conséquence, l’utilisation de fonctions de dommages qui se situent dans la fourchette inférieure des estimations de la littérature est susceptible d’entraîner une sous-estimation (potentiellement élevée) des risques.

Mises en garde

L’intégration d’une nouvelle fonction de dommages offre une précieuse amélioration dans la manière par laquelle les risques physiques sont représentés dans les scénarios du NGFS. Néanmoins, on doit garder à l’esprit certaines réserves importantes. Tout d’abord, les fonctions de dommages climatiques sont caractérisées par un degré élevé d’incertitude, qui se traduit par le large intervalle de confiance de leurs estimations de pertes. Le graphique 2 présente l’intervalle de confiance de la fonction de dommages de Kotz et al. (2024) qui est basée sur la trajectoire de réchauffement des politiques actuelles (current policies) du NGFS. Ainsi, non seulement le choix de la fonction de dommages est important, mais aussi les hypothèses faites dans la fonction de dommages.

Dans les précédentes versions, les scénarios du NGFS utilisaient un calibrage "dommages élevés" de la fonction de dommages (95ème percentile) au lieu de projections médianes […] (graphique 2). Cette hypothèse était justifiée comme la fonction de dommages de Kalkuhl et Wenz produisait des estimations de pertes plutôt modestes par rapport aux autres estimations de la littérature, reflétant son calibrage étroit sur les changements des températures moyennes, ainsi qu'une quantification manquante de la persistance de l'impact. Étant donné que Kotz et al. (2024) utilisent un ensemble beaucoup plus complet de facteurs d'impact climatique avec des effets de persistance associés et produisent des projections de pertes dont la magnitude se situe parmi les estimations hautes de la littérature, il est justifié d'ajuster les hypothèses de modélisation précédentes. Par conséquent, les plus récents scénarios du NGFS utilisent des estimations médianes pour les dommages et les températures.

GRAPHIQUE 2 Pertes de PIB mondial causées par le changement climatique 

En outre, alors que la fonction de dommages de Kotz et al. (2024) couvre largement les variations climatiques (par exemple, la température, les précipitations), elle ne capture peut-être pas pleinement les impacts climatiques. En particulier, on s’attend à ce que les événements météorologiques extrêmes (c'est-à-dire les risques physiques aigus) tels que les sécheresses et les cyclones s'intensifient en raison du changement climatique. Pourtant, il n’est pas clair dans quelle mesure les pertes provoquées par les événements aigus sont reflétées dans les estimations des dommages de Kotz et al. En outre, plusieurs autres risques liés au climat ne sont pas examinés dans cette fonction de dommages, notamment les risques socio-économiques provoquées par le climat (par exemple, la migration, les conflits armés) ou les points de bascule climatiques. D'un autre côté, une sous-estimation de l'adaptation future pourrait conduire à une surestimation des pertes. Dans l'ensemble, malgré le fait qu’elle fournisse des projections de pertes significativement plus élevées, la fonction de dommages de Kotz et al. n'est pas le dernier mot sur tous les risques liés au climat.

Conclusion

Les fonctions de dommages sont un outil essentiel pour évaluer l’impact économique potentiel du changement climatique futur. Au sein du secteur financier, elles jouent un rôle crucial dans l’analyse des scénarios climatiques et les tests de résistance au changement climatique. Elles aident également à démontrer les pertes qui sont évitées en effectuant une transition verte au moment approprié. En conséquence, les fonctions de dommages ont été intégrées dans le cadre de modélisation des scénarios climatiques du NGFS.

Dans les scénarios les plus récents du NGFS, Kotz et al. (2024) ont proposé une nouvelle fonction de dommages. Elle permet une évaluation beaucoup plus complète des dommages potentiels provoqués par le changement climatique, ce qui se traduit par des pertes projetées liées aux risques physiques nettement plus élevées en comparaison avec les évaluations précédentes. Ce changement met en évidence la manière par laquelle notre compréhension des risques économiques et financiers causés par le climat s'approfondit au fil du temps, montrant typiquement des impacts plus importants à mesure que la recherche progresse. Néanmoins, des travaux supplémentaires sont nécessaires pour réduire l'incertitude entourant l'impact du changement climatique et fournir de meilleures estimations quantitatives pour une meilleure élaboration des politiques et une meilleure analyse des risques. »

Senne Aerts, Livio Stracca & Agnieszka Trzcinska, « Economic losses from climate change are probably larger than you think: New NGFS scenarios », 22 octobre 2024. Traduit par Martin Anota

 

Références

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Bilal, A., & E. Rossi-Hansberg (2023), « The importance of anticipating climate change », VoxEU.org, 24 juillet.

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