« En 1919, John Maynard Keynes a déclaré : "Il n’y a pas de moyen plus subtil et plus sûr de renverser les bases existantes de la société que de débaucher la monnaie". Keynes a attribué cette intuition au leader bolchevique Lénine, qui a affirmé que la dépréciation de la monnaie était le "meilleur moyen pour détruire le système capitaliste".
Les récents événements nous rappellent douloureusement la prescience de Keynes. La poussée d’inflation de 2021-2023 aux États-Unis, bien que modérée par rapport aux conséquences de la Première Guerre mondiale, a suffi pour susciter la frustration et la colère généralisées des électeurs. Le résultat est un contrôle républicain unifié de la Maison Blanche et du Congrès sous un président élu qui, il y a seulement quatre ans, a tenté d’infirmer sa propre défaite électorale.
Maintenant, la seconde administration de Donald Trump est sur le point d’introduire des politiques économiques radicales. Alors que ces mesures puissent avoir de larges conséquences, de nombreux électeurs n’ont peut-être pas conscience de ce qui les attend.
Jouer avec le feu
Avec une élection qui a donné aux républicains un tiercé politique, certains partisans de Trump bientôt au pouvoir semblent désireux de risquer une inflation plus élevée. Trois composantes du programme économique de Trump constituent tout particulièrement une menace pour la stabilité des prix aux États-Unis : la limitation de l’indépendance et de l’autorité de la Réserve fédérale ; des réductions d’impôts importantes malgré des déficits budgétaires et une dette fédéraux massifs (et un recours à la pensée magique pour maintenir la soutenabilité budgétaire) ; et l’intégration de cryptomonnaies peu ou pas réglementées dans les systèmes financiers et budgétaires américains.
Ces politiques se complètent mutuellement. La tentative de Trump de gagner plus d’influence sur les décisions de la Fed, par exemple, est liée à son projet d’assouplir la réglementation sur les cryptomonnaies et d’explorer des moyens de rembourser la dette nationale avec des monnaies numériques.
Des techno-libertariens comme Elon Musk voient souvent la capacité de la Fed à imprimer de la monnaie comme une concentration dangereuse du pouvoir gouvernemental qui permet des déficits budgétaires fédéraux massifs. Au lieu de cela, ils prônent un système de "monnaie saine" basé sur des cryptomonnaies décentralisées potentiellement concurrentes. Cette approche, combinée à une croissance économique alimentée par la déréglementation et à des réductions des dépenses publiques d’une ampleur peu réaliste (Musk affirme que les dépenses peuvent être réduites de 2.000 milliards de dollars), éliminerait apparemment la prodigalité budgétaire.
Commençons par la Fed. Certains critiques imputent la flambée de l’inflation américaine à la politique monétaire, accusant la Fed de déstabiliser les prix en imprimant de la monnaie sans contrôle pour financer les déficits budgétaires fédéraux. Mais ce récit est aux antipodes avec la réalité. La Fed incarne les meilleures pratiques modernes en matière de politique monétaire, en ciblant une faible inflation tout en maintenant son indépendance vis-à-vis des pressions politiques, y compris celles liées aux déficits publics. Bien que ce modèle ait rencontré un immense succès et ait été adopté à travers le monde, Trump et ses alliés cherchent à le saper en limitant l’indépendance et l’autorité de la Fed.
Taux d'inflation des Etats-Unis, de l'ensemble des économies avancées et des pays émergents et en développement (en %)
Le graphique montre les taux d’inflation des prix à la consommation aux États-Unis et dans le monde depuis 1980, révélant plusieurs tendances clés. Une réduction significative de l’inflation mondiale a suivi l’introduction et l’adoption généralisée de l’indépendance des banques centrales à partir de la fin des années 1980. Les banques centrales des pays développés, adhérant à des pratiques similaires en matière de politique monétaire, ont généralement maintenu les taux d’inflation à proximité de leur objectif d’environ 2 %. En d’autres termes, contrairement aux affirmations des détracteurs concernant la générosité monétaire excessive de la Fed, les États-Unis ne constituent pas une aberration.
En fait, quatre décennies de données montrent que le pic d’inflation de 2021-2023 est une aberration. Il a touché tous les pays exposés aux chocs extraordinaires de la réouverture économique post-pandémique, à la demande refoulée et à la reprise de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En 2024, cependant, l’inflation est presque revenue à la cible sans déclencher de hausse significative du chômage.
En outre, l’idée selon laquelle la Fed finance les déficits budgétaires américains en imprimant de la monnaie pour que le Trésor puisse la dépenser est une pure fiction. En temps normal, la Fed contrôle l’inflation par le biais de son taux directeur, en l’augmentant pour faire baisser l’inflation lorsque cela est nécessaire et en l’abaissant lorsque l’économie et l’inflation sont faibles. En suivant de près cette approche (ignorant les considérations politiques), la Fed favorise un environnement qui encourage les acteurs du marché à anticiper une inflation modérée à long terme et à ajuster les prix en conséquence. Le résultat est un cercle vertueux de stabilité des prix.
Quel rôle joue alors la création monétaire dans ce système ? En fonction du taux d’intérêt qu’elle fixe, la Fed ajuste simplement la masse monétaire pour l’aligner avec la demande du marché, en créant ou en retirant des liquidités selon les besoins.
Le succès des banques centrales au cours des quatre dernières décennies découle directement de l’indépendance que les critiques domestiques de la politique monétaire américaine cherchent à retirer à la Fed. La confiance des marchés, construite au fil des décennies de bonnes performances de banques centrales professionnelles et indépendantes, a stabilisé les anticipations d’inflation lors de la récente flambée des prix, permettant à l’inflation de chuter rapidement pour retrouver les niveaux cibles sans provoquer de récession mondiale.
Loin de permettre des déficits budgétaires en maintenant les coûts d’emprunt à un niveau bas, plusieurs banquiers centraux ont régulièrement souligné l’importance de la consolidation budgétaire et maintenu des taux d’intérêt adéquatement restrictifs, même face à des déficits publics élevés. En cette période de turbulences économiques, ce sont les banques centrales, et non les politiciens, qui ont joué le rôle des "adultes dans la salle".
Pressions budgétaires et solutions farfelues
De la même manière, l’affirmation selon laquelle la Fed est responsable des déficits budgétaires américains est une erreur. En réalité, les déficits budgétaires plus importants impliqués par les réductions d’impôts proposées par Trump constituent un réel danger pour l’indépendance de la Fed et ils représentent la deuxième menace sur la stabilité des prix.
Le Committee for a Responsible Federal Budget estime que les propositions de Trump augmenteraient le déficit fédéral de près de 7.800 milliards de dollars entre 2026 et 2035, même après avoir pris en compte les projections d’augmentation des recettes douanières. Cette augmentation viendrait gonfler un déficit et une dette nationale qui atteignent déjà des sommets historiques. Si Trump réussit à faire pression sur la Fed pour qu’elle adopte sa préférence bien connue pour les taux d’intérêt bas, le mythe de l’impression monétaire pourrait passer de la fiction à la réalité.
L’antidote à l’imprudence budgétaire n’est pas de miner la Fed. Il appartient au gouvernement de reconnaître la trajectoire insoutenable de la politique budgétaire américaine, d’éviter de l’aggraver et de poursuivre des réformes budgétaires sensées. Malheureusement, certains membres du Congrès, apparemment avec le soutien de Trump, se font plutôt les champions de l’adoption de systèmes de cryptodevises qui pourraient affaiblir la Fed, augmenter la dette nationale et déstabiliser les marchés financiers. En octobre 2024, la famille Trump a lancé sa propre entreprise de cryptodevise, World Liberty Financial, et a commencé à commercialiser des jetons, si bien que l’intérêt financier personnel de Trump, comme celui de certains de ses alliés, est aligné sur une approche politique favorable aux cryptomonnaies.
Alors que l’ingérence politique dans la politique monétaire et les excès budgétaires menacent depuis longtemps la stabilité des prix, cette troisième composante de la triple menace inflationniste de Trump est sans précédent. Le problème fondamental est que la plupart des cryptomonnaies, à l’exception des stablecoins, sont déconnectées de l’économie réelle et fonctionnent hors de portée des politiques publiques. Par conséquent, elles introduisent une incertitude significative dans les transactions financières, faisant d’elles une fondation peu fiable pour les décisions économiques. Même les stablecoins ne sont bons que dans la mesure où les actifs sur lesquels ils sont adossés le sont.
Malgré les nombreux risques posés par une cryptosphère non réglementée, ses défenseurs continuent de présenter une image déformée du bilan de la Fed pour promouvoir leur programme. Le sénateur républicain Mike Lee, par exemple, a qualifié le dollar américain d’« instable » en raison de son rôle présumé dans le déficit fédéral et il a présenté un projet de loi interdisant à la Fed de lancer sa propre monnaie numérique. Si elle était adoptée, cette interdiction laisserait plus de place aux cryptomonnaies non réglementées, ce qui pourrait faciliter des activités illicites telles que le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. En fournissant des moyens d’échange alternatifs, ces cryptodevises pourraient également réduire l’influence de la Fed sur l’économie.
De même, la sénatrice républicaine Cynthia Lummis a invoqué "les taux d’inflation vertigineux" et la dette nationale pour justifier sa proposition de création d’une "réserve stratégique de bitcoins". Dans son projet de loi, Lummis affirme qu’une telle réserve serait bénéfique pour le bilan du gouvernement américain, vantant la "résilience, l’adoption généralisée" du bitcoin et son rôle de "moyen d’échange et de réserve de valeur depuis plus d’une décennie".
Dans le projet de Lummis, une réserve d’un million de bitcoins serait consacrée à la réduction de la dette nationale américaine. Le coût d’acquisition des cryptomonnaies, affirme-t-elle, serait compensé par "l’utilisation de certaines ressources du système de réserves fédéral", sans donner plus de détails. Ce qui est clair, cependant, c’est que ce projet saperait le bilan de la Fed, limiterait l’efficacité de celle-ci et exposerait les contribuables américains à des pertes importantes si et quand le pari sur le bitcoin échouera.
Les graphiques ci-dessous montrent l’extrême volatilité des cryptomonnaies comme l’Ethereum et Bitcoin en comparaison avec le dollar, supposément "instable", et même avec le S&P 500, plus volatil. Etant donnée leur imprévisibilité, leur accorder un rôle monétaire ou financier majeur n’améliorerait pas la stabilité des prix ou de l’emploi. Au contraire, cela conduirait presque certainement à leur plus grande instabilité. L’intégration des cryptodevises dans le système financier américain sans supervision réglementaire stricte est une recette infaillible pour des crises, des récessions, des renflouements publics massifs et des dettes publiques encore plus importantes.
Variation quotidienne du cours du Bitcoin et de l'Ethereum (en %)
Variation quotidienne de l'indice S&P500 et du taux de change du dollar (en %)
L’Amérique de casino
Malgré ces risques, Trump a approuvé la proposition de Lee d’interdire à la Fed de lancer une devise numérique et soutient la création d’une réserve nationale de Bitcoin pour acheter de la dette publique. Il s’est également engagé à assouplir la réglementation pour faire des États-Unis "la capitale crypto de la planète". Après tout, qu’est-ce qui pourrait mal tourner si l’on paralysait la Fed tout en transformant le système financier américain en casino ?
Certes, les banques centrales ne sont pas parfaites. La plupart des banques centrales des pays avancés ont tardé à réagir à la récente poussée d’inflation, attendant jusqu’à 2022 pour commencer à relever leurs taux d’intérêt. En revanche, les banques centrales des marchés émergents ont agi plus tôt, stabilisant les anticipations d’inflation et tirant profit du fait qu’elles aient agi avant que la guerre entre la Russie et l’Ukraine n’intensifie les pressions économiques.
Néanmoins, le bilan pluri-décennal de banques centrales indépendantes ciblant l’inflation est indéniablement impressionnant, en particulier en comparaison avec ce qui s’était passé auparavant. Ce succès explique pourquoi ce modèle est devenu la norme mondiale et pourquoi les pays qui l’évitent, tels que l’Argentine et la Turquie, continuent de se lutter contre une inflation forte et persistante.
L’administration Trump à venir s’est engagée à poursuivre une série de politiques macroéconomiques et commerciales inflationnistes, notamment des réductions d’impôts massives, des droits de douane exorbitants et des expulsions en masse. Face à de telles mesures potentiellement déstabilisatrices, la crédibilité de la Fed et sa supervision rigoureuse des marchés financiers sont plus cruciales que jamais, mais toutes deux sont désormais sérieusement menacées.
Il y a plus d’un siècle, Keynes observait qu’en période de forte inflation, "toutes les relations permanentes entre débiteurs et créanciers, qui constituent la fondation ultime du capitalisme, deviennent si désordonnées qu’elles deviennent presque dénuées de sens", réduisant le "processus d’acquisition de richesses" à "un jeu de hasard et à une loterie". Ces mots n’ont jamais été aussi adéquats. »
Maurice Obstfeld, « Trump’s inflationary triple threat », 22 novembre 2024. Traduit par Martin Anota
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