vendredi 15 novembre 2024

A propos de la super-implication des super-riches dans la politique américaine

« Aujourd’hui, aux États-Unis, les super-riches semblent être super-impliqués dans la politique, soit directement, en se présentant eux-mêmes comme candidats aux plus hautes fonctions publiques, soit en soutenant financièrement des politiciens, des partis politiques et des campagnes politiques. Si l’on regarde cette évolution d’un point de vue historique, elle est inquiétante. En effet, nos ancêtres se sont toujours inquiétés de la possibilité que la richesse capture la politique. Comme l’affirmait le philosophe française du quatorzième siècle Nicole Oresme en traduisant la Politique d’Aristote et en l’adaptant aux conditions de son époque : "Les super-riches sont si inégaux et surpassent tellement les autres en ce qui concerne leur pouvoir politique qu’il est raisonnable de penser qu’ils sont parmi les autres comme Dieu est parmi les hommes… Les cités qui sont gouvernées démocratiquement devraient reléguer ces gens, c’est-à-dire les envoyer en exil ou les bannir, car ces villes s’efforcent d'atteindre l’égalité de tous".

Les super-riches sont les "dieux" du titre de mon livre As Gods Among Men: A History of the Rich in the West (publié par les éditions Princeton University Press en 2023). Dedans, je fournis de nombreux exemples historiques montrant que lorsque les super-riches s’immiscent de trop, les choses tournent mal pour le reste d’entre nous, du moins si nous souhaitons vivre dans un système politique véritablement "démocratique". 

Un exemple particulièrement intéressant est celui de Cosme de Médicis, expulsé de Florence en 1433 parce qu'il était accusé d’aspirer à s’élever au-dessus des citoyens ordinaires et donc à renverser le gouvernement républicain. Pourtant, l’année suivante, il fut rappelé pour sauver Florence de la faillite grâce à ses vastes ressources financières, chose qu’il fit, ce qui lui valut d’être "salué comme le bienfaiteur du peuple et le père de son pays", selon le grand philosophe politique, écrivain et homme d’État de la Renaissance toscane, Nicolas Machiavel. Mais cette aide n'était pas du tout désintéressée : 1434 est aussi l'année où débute ce que l’on a appelé la "seigneurie masquée" des Médicis sur Florence (les descendants de Cosme finirent par diriger ouvertement l'État, en tant que ducs héréditaires). En sauvant son pays de la ruine financière, Cosme l'avait en quelque sorte acheté.

Près de cinq siècles plus tard, au tournant du vingtième siècle, les politiciens américains étaient parfaitement conscients du risque que les institutions démocratiques soient capturées par les super-riches. Un épisode qui les a aidés à ouvrir les yeux a été la panique bancaire de 1907, lorsque le puissant financier John Pierpont Morgan mobilisa ses ressources financières et relationnelles pour empêcher la crise de dégénérer. L’histoire est bien connue : le samedi soir 3 novembre, J.P. Morgan convoqua un groupe de financiers dans sa bibliothèque privée à New York, les enferma dans la pièce et refusa de les laisser sortir tant qu’une solution à la catastrophe imminente n'était pas trouvée. Vers 5 heures du matin le dimanche, tous les participants acceptèrent de signer un pacte dans lequel ils s’engageaient à renflouer les institutions en difficulté. Comme Cosme de Médicis, J.P. Morgan avait sauvé son pays de la ruine financière, et beaucoup l’en remercièrent publiquement. 

Mais cette démonstration de puissance économique finit par alimenter la méfiance envers ce que l’on appelait le "money trust" qui, depuis son siège à New-York, était censé contrôler les finances américaines. Beaucoup, notamment le président Theodore Roosevelt, craignaient que ce groupe de financiers ne tente également de contrôler la politique américaine. C’est dans ce contexte de défiance croissante à l’égard de l’implication politique (potentielle) des super-riches que le Congrès a créé en 1912 la Commission Pujo "pour enquêter sur la concentration du contrôle de la monnaie et du crédit". Les conclusions de la Commission ont contribué à consolider le soutien à la création du système de Réserves fédérales, précisément pour éviter que les États-Unis n’aient de nouveau besoin d’être sauvés par la bonne volonté des financiers privés. La lutte contre le money trust se poursuivit les décennies suivantes, au cours desquelles une combinaison d’imposition plus intense et plus progressive des revenus et des successions, ainsi qu’une application plus stricte de la législation antitrust, servirent l’objectif politique de limiter l’influence de l’élite des super-riches.

Au cours du siècle qui s'est écoulé depuis, beaucoup de choses ont changé. Les électeurs d’aujourd’hui, non seulement aux États-Unis mais aussi dans le reste de l’Occident, semblent accepter l’engagement politique des super-riches, dont les dons, dans la campagne présidentielle américaine actuelle, devraient atteindre des niveaux sans précédent. Même en supposant que tous ces dons soient faits de bonne foi (c’est-à-dire sans rien attendre en échange, par exemple en termes d’influence sur l’élaboration des politiques futures), le fait reste que, de cette manière, les super-riches exercent une forte influence sur le processus électoral, en agissant comme des super-électeurs. Or, dans une démocratie, comme Aristote l’a souligné, tous les électeurs sont censés être égaux. »

Guido Alfani, « On the super-involvement of the super-rich in U.S. politics », Stone Center, 9 septembre 2024. Traduit par Martin Anota

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