mardi 12 novembre 2024

L’idéologie de Donald Trump

« Donald J. Trump a-t-il une idéologie ? si oui, laquelle ? La première partie de la question est redondante : chaque individu a une idéologie et si nous croyons qu’un individu n’en a pas, c’est parce qu’elle peut représenter un amalgame de pièces tirées de divers cadres idéologiques qui sont réarrangés et qu’il est par conséquent difficile de nommer. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’idéologie. La seconde partie est une question à un million de dollars, parce que, si nous pouvions reconstituer l’idéologie de Donald Trump, nous serions capables de prévoir ou de deviner (l’élément de volatilité est élevé) à quoi son règne ces quatre prochaines années pourrait ressembler.

La raison pour laquelle la plupart des gens sont incapables d’avancer une idée cohérente sur l’idéologie de Trump est qu’ils sont soit aveuglés par la haine ou l’adulation, soit parce qu’ils ne peuvent pas placer ce qu’ils observent chez lui dans un cadre idéologique, avec un nom qui lui est attaché et auquel ils sont habitués.

Avant que je ne tente de répondre à cette question, je voudrais écarter ce que je considère être deux épithètes qui sont souvent attachés à Trump, mais qui me paraissent incorrects : ceux de fasciste et de populiste. Si le terme fasciste est utilisé comme terme injurieux, c’est acceptable et nous pouvons l’utiliser librement. Personne ne s’en souciera. Mais comme terme utilisé dans une discussion rationnelle à propos des convictions de Trump, il ne va pas. Le fascisme en tant qu’idéologie implique (i) un nationalisme exclusiviste, (ii) une glorification du leader, (iii) un accent mis sur le pouvoir de l’État par opposition aux individus et au secteur privé, (iv) un rejet du système multipartite, (v) un régime corporatiste, (vi) un remplacement de la structure de classes de la société par un nationalisme unitaire et (vii) une adulation quasi religieuse envers le Parti, l’État et le leader. Je n’ai pas besoin de discuter de chacun de ces éléments pris individuellement pour montrer qu’ils n’ont presque aucun lien avec ce que Trump croit ou ce qu’il veut imposer.

De même, le terme "populiste" est devenu ces derniers temps un terme injurieux et, malgré certaines tentatives (à mon sens plutôt infructueuses) de mieux le définir, il désigne en réalité les dirigeants qui remportent les élections mais qui y parviennent sur la base d’un programme que "nous" n’aimons pas. Alors, le terme devient insignifiant.

Quels sont les éléments constitutifs de l’idéologie de Trump tels que nous avons pu les entrevoir lors des quatre précédentes années de son règne ?

Le mercantilisme. Le mercantilisme est une doctrine ancienne et sacrée qui considère l’activité économique (et en particulier le commerce de biens et de services entre les pays) comme un jeu à somme nulle. Historiquement, il allait de pair avec un monde où la richesse était l’or et l’argent. Si l’on considère que la quantité d’or et d’argent est limitée, alors il est clair que le pays et son dirigeant qui possèdent le plus d’or et d’argent (qu'importe tous les autres biens) sont les plus puissants. Le monde a évolué depuis le dix-septième siècle, mais beaucoup de gens croient encore en la doctrine mercantiliste. En outre, si l’on croit que le commerce est juste une guerre par d’autres moyens et que le principal rival ou antagoniste des États-Unis est la Chine, il devient très naturel de répondre avec une politique mercantiliste envers la Chine. Lorsque Trump a adopté de telles politiques contre la Chine en 2017, elles ne faisaient pas partie du discours dominant, mais depuis elles se sont rapprochées du centre. L’administration Biden les a suivies et les a significativement étendues. Nous pouvons nous attendre à ce que Trump les redouble. Mais les mercantilistes sont, et Trump sera, transactionnels : si la Chine accepte de vendre moins et d’acheter plus aux Etats-Unis, il sera content. Contrairement à Biden, Trump ne cherchera pas à affaiblir ou à faire renverser le régime chinois. Ainsi, contrairement à ce que beaucoup de gens croient, je pense que Trump est bon pour la Chine (c’est-à-dire, étant données les alternatives).

La réalisation de profits. Comme tous les républicains, Trump croit au secteur privé. Selon lui, le secteur privé est excessivement entravé par les réglementations, les règles et les impôts. C’était un capitaliste qui n’a jamais payé d’impôts, ce qui, selon lui, montre précisément qu’il a été un bon entrepreneur. Mais pour d’autres, des capitalistes de moindre envergure, les réglementations devraient être simplifiées ou supprimées et les impôts devraient être réduits. Ce point de vue est cohérent avec la conviction que les impôts sur le capital devraient être inférieurs aux impôts sur le travail. Les entrepreneurs et les capitalistes sont des créateurs d’emplois, d’autres sont, pour reprendre les mots d’Ayn Rand, des "profiteurs" (moochers). Il n’y a rien de nouveau ici chez Trump. C’est la même doctrine qui a été défendue depuis Reagan, notamment par le démocrate Bill Clinton. Trump est peut-être plus loquace et plus ouvert à l’idée d’une fiscalité réduite sur le capital, mais il ferait la même chose que Bush, Clinton et Bush Jr. Et cette icône libérale qu’était Alan Greenspan y croyait profondément.

Le "nationalisme" anti-immigrés. C’est un point très difficile. Le terme "nationaliste" ne s’applique que maladroitement aux politiciens américains, parce que les gens sont habitués aux nationalismes "exclusifs" (et non inclusifs) européens et asiatiques. Quand nous parlons du nationalisme japonais (par exemple), nous voulons dire que les Japonais en question voudraient expulser les non-Japonais de la prise de décision ou du territoire ou les deux. Il en va de même avec les nationalismes serbe, estonien, français ou castillan. Le nationalisme américain, de par sa nature même, ne peut être ethnique ou lié au sang en raison de l’énorme hétérogénéité de la population américaine. Les commentateurs ont donc inventé un nouveau terme, le "nationalisme blanc" (white nationalism). C’est un terme bizarre car il combine la couleur de la peau avec les relations ethniques (le sang). En réalité, je pense que la caractéristique déterminante du "nationalisme" de Trump n’est ni ethnique, ni raciale, mais simplement l’aversion vis-à-vis des nouveaux immigrés. Par essence, cette politique n’est pas différente des politiques anti-migrants appliquées aujourd’hui au cœur même du monde social-démocrate, dans les pays nordiques et du nord-ouest de l’Europe, où les partis de droite en Suède, aux Pays-Bas, en Finlande et au Danemark croient (selon la célèbre expression du leader néerlandais Geert Wilders) que leurs pays sont "pleins" et ne peuvent pas accueillir davantage d’immigrants. La vision de Trump n’est inhabituelle que parce que les États-Unis ne sont objectivement pas un pays plein, quel que soit le critère retenu : le nombre d’habitants au kilomètre carré aux États-Unis est de 38, alors qu’il est de 520 aux Pays-Bas.

Une nation pour elle-même. Quand on combine le mercantilisme avec l’aversion vis-à-vis des immigrés, on se rapproche de ce à quoi la politique étrangère américaine sous Trump ressemblera. Ce sera la politique d’un anti-impérialisme nationaliste. Je dois démêler ces termes. Cette combinaison est peu commune, en particulier pour les grandes puissances : si elles sont grandes, nationalistes et mercantilistes, on estime presque intuitivement qu’elles doivent être impérialistes. Trump défie toutefois cette idée. Il revient à la politique étrangère des Pères fondateurs qui abhorraient les "enchevêtrements étrangers" (foreign entanglements). Les États-Unis, à leurs yeux et à ceux de Trump, sont une nation puissante et riche, qui veille à ses intérêts, mais elle n’est pas une "nation indispensable" au sens où Madeleine Albright le définit. Ce n’est pas le rôle des États-Unis de corriger toutes les erreurs du monde (dans la vision optimiste ou égoïste de cette doctrine), ni de gaspiller leur argent pour des personnes et des causes qui n’ont rien à voir avec leurs intérêts (dans la vision réaliste de la même doctrine).

Il est difficile de dire pourquoi Trump n’aime pas l’impérialisme qui a été monnaie courante pour les deux partis américains depuis 1945, mais je pense qu’il a instinctivement tendance à épouser les valeurs des Pères fondateurs et de personnes comme Robert Taft, le rival républicain de Franklin D. Roosevelt, qui croyait en la force économique des États-Unis et qui ne trouvait pas nécessaire de convertir cette force en un régime politique hégémonique sur le monde.

Cela ne signifie pas que Trump renoncera à l’hégémonie américaine (l’OTAN ne sera pas démantelée), car, comme Thucydide l’écrivait : "Cet empire, vous ne pouvez pas y renoncer, même si actuellement, par crainte et amour du repos, vous accomplissiez cet acte héroïque. Considérez-le comme la tyrannie : s'en emparer peut paraître une injustice ; y renoncer constitue un danger". Mais à la lumière des principes mercantilistes de Trump, il ferait payer beaucoup plus cher les alliés des États-Unis pour cela. Comme dans l’Athènes de Périclès, la protection ne sera plus gratuite. On ne doit pas oublier que la belle Acropole que nous admirons tous a été construite avec l’or volé aux alliés. »

Branko Milanovic, « The ideology of Donald J. Trump », 12 novembre 2024. Traduit par Martin Anota

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