mardi 19 novembre 2024

La leçon américaine : "radical" n’est pas un gros mot

« La semaine dernière, les électeurs américains ont rendu un verdict sans équivoque : Donald Trump retourne à la Maison Blanche, en remportant à la fois le collège électoral et le vote populaire. Cela ne signifie pas que les États-Unis sont devenus un pays extrémiste. Dans l’ensemble, les changements dans les votes ont été limités, mais, avec un électorat très polarisé et un système majoritaire, cela a suffi à donner un avantage significatif à Trump. Dans un thread sur X, le récent lauréat du Nobel d'économie Acemoglu a fait remarquer à juste titre que Trump n’a pas gagné (il a reçu à peu près le même nombre de voix qu’en 2020), mais que Harris a perdu. La candidate démocrate a souffert d’une baisse de la participation électorale et a perdu des voix dans presque toutes les catégories sociales. Le seul groupe où Harris a gagné des voix est celui des électeurs à revenus élevés et très diplômés, c’est-à-dire les élites. Comme l’a déclaré Acemoglu, "les démocrates ont perdu les travailleurs américains et ils n’ont rien fait dans cette élection pour les regagner".

La tentation d’interpréter le résultat à travers la focale étasunienne est forte : l’attrait de Trump pour les électeurs mal informés, le rôle des réseaux sociaux et d’Elon Musk, les tendances isolationnistes, l’âge de Biden et le changement tardif de candidat des démocrates, l'inclination du pays à élire une femme et une noire à la présidence, les questions raciales en général, etc. Ces facteurs ont certainement joué un rôle et ils ont peut-être même fait pencher la balance en faveur de Trump dans une élection très serrée. Mais ce serait une erreur de s’arrêter là. La défaite des démocrates est la version américaine de la crise à laquelle est confrontée la gauche modérée dans tous les pays avancés, une crise qui n’aurait pas été effacée par une victoire serrée de Harris (tout comme elle ne l’a pas été par la victoire serrée de Biden en 2020).

Paradoxalement, après l’approche timide de l’administration Obama sur des questions comme la mondialisation, la désindustrialisation et la montée des inégalités et après le choc du premier mandat de Trump, qui n’a certainement pas servi les classes laborieuses, le "vieux" Biden a imposé un changement radical de politique : des politiques industrielles actives, des investissements et des incitations fiscales pour faire de la transition écologique un moteur de la croissance économique, un soutien aux syndicats et une protection sélective des secteurs stratégiques. Cela a constitué un tournant radical qui commençait à porter ses fruits pour les classes moyennes. L’économie américaine est relativement saine et la compétition avec la Chine pour la domination des technologies vertes est loin d’être perdue. Est-ce suffisant ? Certainement pas. Mais les politiques de Biden, pour la première fois depuis des décennies, ont laissé entendre que la montée des inégalités et la crise de la classe moyenne ne sont pas inévitables. Même sur la question de l’inflation, l’un des plus grandes préoccupations des électeurs très bien exploitée par les républicains, Biden a réussi à limiter les dégâts sur les bas salaires et les États-Unis ont réalisé de meilleures performances que tout autre pays de l’OCDE pour protéger le pouvoir d’achat. Il est indéniable que l’administration actuelle a fait plus pour les classes moyennes que n’importe quel président démocrate récent.

Pourtant, le parti démocrate, croyant que "les élections se gagnent au centre", a choisi de ne pas mettre en avant ces réussites. Au lieu de cela, Harris s’en est éloignée, permettant à la propagande républicaine de saper le travail qui a été fait. La présidence Biden est devenue une parenthèse à refermer non seulement pour les électeurs, mais aussi pour son propre parti, qui s’est empressé de proposer un modèle de "prospérité partagée" qui ressemblait aux programmes de la gauche "liberal", consistant en très peu de partage et beaucoup de polarisation.

Harris, comme Macron en France, Scholz en Allemagne et de nombreux progressistes modérés en Italie, estime que nous vivons encore dans un monde stable dans lequel les classes moyennes relativement aisées préfèrent les politiques économiques centristes. C'est le problème des progressistes : ils pensent que la masse des électeurs se tient toujours au centre politique, si bien qu'ils pensent qu’en alignant leur discours sur les préférences de l'électeur médian ils pourraient remporter cette masse de voix, les extrêmes les suivant par habitude ou par manque d'alternatives.

Mais ce monde n’existe plus. Les politiques économiques modérées, qui intègrent de facto la plupart des principes du néolibéralisme (en une phrase : "ne touchez pas aux marchés !") et qui sont présentées comme la seule option ("il n’y a pas d’alternative !"), ont signifié l’abandon de la régulation par la politique progressiste, entendue au sens large, envoyant le message que la mondialisation non régulée, la désindustrialisation, la précarité du marché du travail, les inégalités et la réduction de la protection sociale étaient inévitables. Être "progressiste" à cet instant signifiait simplement essayer de ne pas laisser les perdants se noyer. Le problème est que, pour les classes moyennes, les politiques économiques centristes ont été tout sauf modérées, provoquant une diminution de leur bien-être et un glissement politique vers les extrêmes. Seules les élites riches, qui ont tiré profit des politiques "modérées", restent aujourd’hui au centre politique.

Avec la distribution bimodale des préférences observée aujourd’hui, les politiques centristes ne font pas sens. La droite l’a compris et a suivi les électeurs, radicalisant son discours. Il suffit de regarder l’évolution du parti républicain aux États-Unis, des conservateurs en Angleterre ou de la droite gaulliste en France, dont la rhétorique ne se distingue plus guère de celle de l’extrême droite. La "gauche", si on peut encore l’appeler ainsi, campe obstinément sur un terrain centriste sans électeurs, ne représentant que les riches élites et essayant de limiter les dégâts en jouant sur la peur du croque-mitaine (Berlusconi, Trump, Le Pen, Orbán... la liste est longue !). Ce n’est pas un hasard si là où la gauche a adopté un programme modérément radical, comme en Espagne et récemment en France avec le Nouveau Front populaire, elle a trouvé des électeurs avec lesquels s’engager. Malgré les contradictions, cette offre politique propose des réponses à un électorat appauvri et effrayé.

En bref, le problème avec les progressistes aujourd’hui n’est pas qu’ils se sont gauchisés et qu'ils sont devenus "woke" ; ça, c’est ce que voudraient faire croire ceux qui ont un intérêt direct à s’opposer aux droits sociaux et civiques et à maintenir la gauche clouée sur un programme qui ne lui permettra jamais de gagner. Le problème, au contraire, est qu’ils n’ont toujours pas décidé d’adopter des politiques radicales pour une prospérité réellement partagée. »

Francesco Saraceno, « The American lesson: “radical” is not a dirty word », in Sparse Thoughts of a Gloomy European Economist (blog), 19 novembre 2024. Traduit par Martin Anota


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