mercredi 13 novembre 2024

Trump peut-il réduire le déficit commercial américain ?

« Eh bien, nous avons eu nos élections et tout est sur le point de changer. C'est un euphémisme de dire que je ne suis pas content des résultats. Mais une (très petite) consolation vient d'une observation de la part de mon ancien professeur Evsey Domar : les temps difficiles peuvent donner lieu à d’intéressantes analyses économiques.

Alors que nous assistons à la désintégration de l'ordre économique international (et de bien d'autres choses encore), je vais passer un certain temps à revenir à mes racines et à essayer de comprendre comment les guerres commerciales et autres chocs pourraient se dérouler. Pour l'instant, le Times ne m'autorise pas à faire une newsletter/un blog en bonne et due forme (mais surveillez cet espace), donc initialement je publierai des articles ici, sur le site du Stone Center [...].

Tout d’abord : Trump est obsédé depuis longtemps par les droits de douane, en grande partie parce qu’il croit que le déficit commercial des États-Unis signifie que les Américains sont des victimes. Peu importe toutes les raisons pour lesquelles ce diagnostic est erroné : les politiques de Trump peuvent/vont-elles réellement réduire le déficit commercial ?

La croyance conventionnelle parmi les économistes dit non, et ce pour de très bonnes raisons. Mais certains aspects de cette conviction me taraudent. Dans ce qui suit, je vais affirmer que le trumpisme pourrait réduire le déficit commercial américain, mais pas pour des raisons qui plairaient à Trump. Le déficit commercial américain est pour l’essentiel la contrepartie d’importants entrées de capitaux aux États-Unis et les barrières à l’échange de biens finissent aussi par entraver la mobilité des capitaux. Donc, les politiques de Trump pourraient faire chuter les flux internationaux de capitaux, ce qui réduirait brutalement les investissements étrangers aux États-Unis et la contrepartie de cette réduction des entrées de capitaux serait une baisse du déficit commercial.

Je reviendrai sur cet argument en temps voulu. Mais commençons par certains des arguments traditionnels expliquant pourquoi les droits de douane ne vont pas réduire le déficit commercial.

Les tarifs douaniers et les balances commerciales : croyance conventionnelle, équilibre partiel

De nombreuses discussions à propos des droits de douane que Trump a adoptés par le passé et de ses projets pour l'avenir affirment que ces mesures seront contre-productives en partant d’une analyse en équilibre partiel. Si des non-économistes lisent ceci, je veux dire par là qu'ils se focalisent uniquement sur les effets directs et qu’ils ne prennent pas en compte les effets macroéconomiques indirects des droits de douane, en particulier leur impact sur la valeur du taux de change.

Même ainsi, il y a néanmoins deux raisons majeures d’être sceptique à l’idée que tarifs douaniers, même aux taux élevés évoqués par Trump, contribueraient beaucoup à réduire les déficits commerciaux.

Premièrement, l’économie américaine moderne est profondément encastrée dans les chaînes de valeur mondiales ; l’industrie manufacturière, en particulier, repose largement sur des intrants importés. L’exemple le plus frappant est celui de la production automobile. Il n’y a pas vraiment, à ce stade, d’industrie automobile américaine ; il existe une industrie automobile nord-américaine, dans laquelle le processus de production implique des réseaux complexes de fournisseurs répartis aux États-Unis, au Mexique et au Canada. Des droits de douane élevés augmenteraient considérablement les coûts de production, si bien qu’il est tout à fait plausible que la production manufacturière et l’emploi diminuent.

Deuxièmement, les tarifs douaniers américains seront suivis de substantielles représailles et/ou d’imitations. Je pense que les partisans de Trump ont une perception exagérée de la puissance économique des États-Unis, similaire, d’une certaine manière, à la perception exagérée de la puissance militaire des États-Unis qui était si répandue avant qu’ils envahissent l’Irak.

La vérité est qu'il existe aujourd'hui trois superpuissances commerciales dans le monde : les États-Unis, la Chine et l'Union européenne. Les États-Unis sont un peu plus gros que les autres en termes de PIB en dollars, même si leur économie soit plus petite que celle de la Chine une fois que l'on tient compte du pouvoir d'achat. Mais personne n'est dominant.

Et tandis que l’Europe est désespérément incapable d’agir collectivement sur de nombreux sujets, l’UE est une union douanière dans laquelle les tarifs extérieurs communs sont fixés à Bruxelles. L’Europe réagira donc comme une unité aux tarifs douaniers de Trump et la réaction sera probablement forte. Quant à la Chine, elle a plus ou moins répondu aux États-Unis coup pour coup lors de la première guerre commerciale de Trump et tout porte à croire qu’elle réagira de même.

Une chose que l’on pourrait dire est que, dans la mesure où les États-Unis importent plus qu’ils n’exportent, les droits de douane sur les exportations américaines ne compenseront peut-être pas entièrement les effets des droits de douane américains sur les importations américaines. Cela ne sera toutefois qu’une maigre consolation pour, par exemple, les agriculteurs américains, qui dépendent grandement des exportations. Sans compter les effets macroéconomiques et d’équilibre général.

La croyance conventionnelle : l'équilibre général

Je pense qu’il est prudent de dire que la plupart des économistes ne croient pas que les droits de douane de Trump réduiraient le déficit commercial, même s’il n’y avait pas de représailles et d’effets sur les chaînes d’approvisionnement. Notre scepticisme vient d’une identité comptable de base :

Solde commerciale + Revenus nets d'investissement + Entrées nettes de capitaux = 0

La somme des deux premiers termes correspond au solde courant, que l'on peut considérer comme le solde commercial au sens large. Et vous ne pouvez pas réduire le déficit courant à moins que les entrées de capitaux ne diminuent ; comme la gravité, c’est la loi. Essayez de réduire le déficit commercial en imposant des droits de douane qui réduisent les importations, et ce sera comme pousser sur un ballon : le déficit va juste s'élargir ailleurs.

Comment cela fonctionne-t-il en pratique ? Généralement via le taux de change. Imposer des droits de douane sur les importations américaines, et même si vous supposez qu'il n'y aura pas de représailles étrangères efficaces, le dollar va s’apprécier, rendant les exportations américaines moins compétitives.

Ce n’est pas que de la théorie. Il y a quelques années, Furceri, Hannan, Ostry et Rose (2019) ont réalisé une étude approfondie sur les effets des droits de douane dans de nombreux pays, dont ils ont résumé les résultats ainsi [...] :

"Nous constatons que les hausses des tarifs douaniers entraînent, à moyen terme, des baisses de la production et de la productivité domestiques économiquement et statistiquement significatives. Les augmentations des droits de douane entraînent aussi une hausse du chômage, un creusement des inégalités et une appréciation du taux de change réel, mais seulement de faibles effets sur la balance commerciale."

Néanmoins, malgré ces analyses empiriques, l’idée selon laquelle Trump ne peut pas réduire le déficit commercial, comme je l’ai dit, me taraude. Pourquoi ? Parce que je ne pense pas que nous puissions considérer les entrées nettes de capitaux comme données.

Les tarifs douaniers et les flux de capitaux

Qu'est-ce qui tire les flux de capitaux internationaux ? Le récit que l’on trouve dans les manuels est que les flux de capitaux tendent à égaliser les taux de rendement entre les pays. Et je dis bien l'idée que l’on trouve dans les manuels. Le graphique 1 est tiré du manuel des principes de Krugman/Wells :

GRAPHIQUE 1  Flux de capitaux dans un monde à deux pays

Dans le cas où vous poseriez des questions sur les pays cités, nous avons délibérément utilisé les flux de capitaux du dix-neuvième siècle comme exemple plutôt que d’évoquer directement les conflits modernes.

Aujourd’hui, les États-Unis ont enregistré des déficits courants soutenus, la contrepartie d’entrées de capitaux soutenues :

GRAPHIQUE 2  Solde du compte courant des États-Unis (en % du PIB)

Qu’est-ce qui attire cet argent ? Si je devais avancer une seule raison, ce serait la démographie. Chaque pays développé a une population vieillissante, avec une croissance de la population en âge de travailler lente, voire même négative ; mais avec une fécondité légèrement plus élevée et l’immigration, le ralentissement démographique a été moins marqué aux États-Unis qu’ailleurs :

GRAPHIQUE 3  Population des 15-64 ans aux États-Unis et en UE (en indices, base 100 en 2010)

Évidemment, cet avantage s’inversera brusquement si Trump procède effectivement à des expulsions massives. Les marchés financiers parient actuellement sur des taux d’intérêt plus élevés en raison de l’explosion des déficits, mais une diminution de la main-d’œuvre aurait un effet inverse. Même les expulsions Potemkine, auxquelles certains de mes contacts s’attendent (​​quelques rafles spectaculaires qui ne paralysent pas des secteurs comme l’agriculture et l’industrie de la viande, qui dépendent fortement des immigrés sans papiers) décourageraient l’immigration future. [...]

Mais mon principal nouvel argument ici est qu’un monde criblé de droits de douane serait aussi un monde avec des flux de capitaux considérablement réduits ; puisque le déficit commercial américain est la contrepartie d’importantes entrées de capitaux, une réduction mondiale de la mobilité des capitaux réduirait aussi notre déficit commercial, même si elle le ferait en grande partie en réduisant l’investissement global dans l’économie américaine.

L'idée selon laquelle les barrières à l’échange entravent également les mouvements de capitaux n'est pas nouvelle, même si peu de travaux ont été menés à ce sujet. Le meilleur article que je connaisse est un article de 2001 d'Obstfeld et Rogoff, qui utilise cet argument pour tenter d'expliquer un certain nombre d'énigmes de la macroéconomie internationale.

C'est un superbe article, mais pour être honnête, leur modèle formel n'est pas le plus élégant qui soit. Ce n'est pas une critique : j'ai essayé d’élaborer une version plus soignée et je n'y suis pas parvenu jusqu'à présent.

Mais peut-être puis-je aider un peu avec l'intuition, en commençant par une réduction à l'absurde : imaginez qu'il y ait sur Mars une économie florissante et des marchés financiers bien développés. Hélas, il n’y aurait guère de possibilités d'échanges productifs avec cette économie : les coûts de transport des marchandises dans les deux sens seraient prohibitifs. Mais envoyer des chaînes de uns et de zéros (ce qui est fondamentalement ce qu'est l'argent dans l'économie moderne) ne serait pas si difficile. Donc, le capital ne pourrait-il pas circuler de la Terre vers Mars, ou vice versa ?

Non. Les flux de capitaux nets sont la contrepartie des déséquilibres dans les échanges physiques. Nous ne pouvons transférer de manière significative des capitaux vers Mars que si cela permet aux Martiens de nous acheter quelque chose de réel, ce qui n'est pas possible. Et si les investisseurs terrestres parvenaient d'une manière ou d'une autre à prendre possession d’actifs martiens, ils souhaiteraient éventuellement convertir ces actifs en biens réels qu'ils pourraient consommer sur Terre, ce qui n'est pas possible. L'absence d'échanges de biens signifie l'absence d'échanges de capitaux.

Une histoire plus terre à terre et moins extrême (essentiellement celle racontée par Obstfeld et Rogoff) se déroule ainsi :

Supposons que le pays A, pour une raison ou une autre, offre un taux de rendement réel des investissements plus élevé que le pays B. On s'attendrait alors à ce que des capitaux circulent de B vers A. Cependant, ce flux de capitaux doit avoir pour contrepartie une augmentation du déficit commercial de A. Et comme la doctrine du transfert immaculé est fausse, le flux de capitaux entrant doit affecter la balance commerciale via une appréciation réelle de la monnaie de A.

En définitive, cependant, les entrées de capitaux vont s'essouffler et les investisseurs vont commencer à rapatrier leurs rendements. Lorsque cela se produit, le taux de change réel du pays A va se déprécier, réduisant le rendement réel des investisseurs du pays B en termes de consommation. En anticipant cela, les entrées de capitaux seront inférieures au montant requis pour égaliser les taux de rendement réels. Si vous voulez, le graphique 1 est trop simplifié.

Où les tarifs douaniers entrent-ils ? Le montant de l’appréciation du taux de change nécessaire pour faire face à un afflux donné de capitaux dépend de la quantité de biens échangeables. Si seule une petite partie de la production peut être exportée et une petite partie de la consommation importée, il faudrait un dollar très, très fort pour produire le type de déficit commercial que connaissent actuellement les États-Unis. Et comme ce qui monte doit finir par redescendre, une économie américaine avec des échanges commerciaux limités serait incapable d’attirer les investissements étrangers aux taux actuels.

De nouveau, dans mon exemple martien, où rien n’est échangeable, aucun niveau de taux de change ne peut supporter les flux de capitaux. Nous n’allons pas jusqu’au bout ici, mais un monde soumis à des tarifs douaniers et où les échanges commerciaux seraient bien moins importants que ceux que nous connaissons actuellement serait aussi un monde où les flux de capitaux seraient bien plus limités. Et comme le déficit commercial américain est la contrepartie de flux de capitaux importants, une guerre commerciale mondiale réduirait probablement ce déficit, non pas en aidant les entreprises américaines à concurrencer les étrangers, mais en grande partie en bloquant les mouvements internationaux de capitaux.

Il semble toujours probable que Trump sera profondément déçu par ses efforts pour réduire le déficit commercial. Mais s’il y parvient, ce sera pour de mauvaises raisons, économiquement néfastes et destructrices : endommager le système commercial mondial endommagera également les marchés financiers internationaux. »

Paul Krugman, « Can Trump reduce the trade deficit? », 12 novembre 2024. Traduit par Martin Anota 

 

aller plus loin…

« Petite macroéconomie des droits de douane » 

« Quelles ont été les conséquences de la guerre commerciale de Trump pour les Etats-Unis ? » 

« La libéralisation du commerce extérieur promeut-elle la croissance économique ? » 

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