« Il y a deux mois, Scott Bessent, Stephen Miran et les analystes macroéconomiques conventionnels étaient tous d’accord sur un point : une hausse des tarifs douaniers devrait augmenter la valeur du dollar.
Bessent a dit qu'une hausse de 10 % des tarifs douaniers entraînerait une appréciation du dollar de 4 %. Miran, le président du CEA, s'attendait aussi à une appréciation du dollar. Certaines des idées de son […] article semblent avoir été conçues pour répondre aux difficultés qu'un dollar fort génèrerait pour une politique qui viserait à réduire le déficit commercial. Les analystes économiques conventionnels ont mis en avant la condition de symétrie de "Lerner", qui affirme qu’une taxe sur les importations est effectivement une taxe sur les exportations, même en l'absence de représailles étrangères. Moins d'importations signifie que les pays étrangers ont moins de dollars à dépenser en exportations (cette analyse reste valable en cas de déséquilibre des échanges commerciaux et des entrées de capitaux si les droits de douane n'ont pas d'impact sur les flux de capitaux et donc sur la demande de dollars du compte financier).
Indice nominal du dollar américain Prendre des positions longues sur le dollar (parier sur son appréciation) était [courant] immédiatement après la victoire de Trump. Les investisseurs ont fait monter le dollar en anticipant des baisses d'impôts qui rendraient les actions américaines plus attractives ou parce qu'ils s'attendaient à ce que les droits de douane promis pendant la campagne réduisent l'offre de dollars en réduisant le déficit commercial.
Mais cela […] n'a pas fonctionné. Les droits de douane ont surpris à la hausse et pourtant le dollar s'est effondré. Il a désormais perdu environ 10 % vis-à-vis des devises du G10 (moins vis-à-vis de la plupart des économies émergentes). Certains estiment désormais que le dollar a atteint un point tournant de long terme.
Mais alors, pourquoi les droits de douane n'ont-ils pas poussé à la hausse le dollar ? J’ai en tête cinq théories.
1. Les tarifs douaniers correspondent à une hausse d’impôts et la consolidation budgétaire est mauvaise pour le dollar. Si les États-Unis récupéraient simplement des recettes via une taxe à la consommation, personne ne s'attendrait à un rallye sur le dollar. Le tarif de base de 10 % sur l’essentiel des importations (le pétrole est exclu, tout comme les échanges commerciaux conformes à l'AEUMC en Amérique du Nord) a certaines caractéristiques d'une taxe à la consommation. Les actuels droits de douane gigantesques sur les importations de produits chinois ne généreront pas de vraies recettes à long terme, mais il n'est pas déraisonnable de s’attendre à ce qu'un tarif de 10 % sur, disons, 7 % du commerce américain générera un flux de recettes modeste à long terme. Les droits de douane sectoriels de 25 % sur l'acier, l'automobile, les produits pharmaceutiques et les semi-conducteurs (représentant collectivement environ 3 % du PIB, même sans compter les semi-conducteurs intégrés dans les importations électroniques américaines) devraient générer quelques recettes à court terme. En l'absence de baisses d'impôts compensatrices et même en tenant compte de l'impact d'un contournement des droits de douane, ces derniers entraîneraient probablement une consolidation budgétaire équivalente à plus de 1 % du PIB américain. Le ralentissement anticipé qui en résulte a conduit le marché à s’attendre à ce que la Fed réduise son taux directeur, ce qui rend moins rentable de détenir des actifs financiers américains de court terme.
2. Une récession n'est pas bonne pour les actions américaines et beaucoup d’investisseurs étrangers détiennent désormais autant d'actions que d'obligations. Plusieurs analystes s'attendent maintenant à un ralentissement significatif aux États-Unis aux deuxième et troisième trimestres. Cela devrait être mauvais pour les actions et l'impact à long terme des droits de douane sur certaines actions n’est guère susceptible d’être positif. Apple, par exemple, fait désormais face à des droits de douane de 20 % sur les téléphones importés de Chine (suite à l'affaire de sécurité nationale du "fentanyl") et de 10 % sur les téléphones importés d'Inde, avec le risque de taxes supplémentaires. Ces téléphones arrivent actuellement aux douanes américaines à un prix compris entre 400 et 550 dollars (le prix de détail est évidemment plus élevé, mais Apple applique sa marge sur les ventes américaines après que les téléphones aient passé la frontière). Cela représente une taxe comprise entre 40 et 110 dollars par iPhone. Une partie de cette taxe sera répercutée sur les consommateurs, tandis que l'autre partie sera absorbée par les marges d'Apple. Le défi d'Apple est modeste en comparaison avec les difficultés rencontrées par les entreprises qui doivent s'acquitter (pour l'instant) des droits de douane "réciproques" de 125 % sur les importations en provenance de Chine, ainsi que des droits de douane de 20 % de l’International Emergency Economic Powers Act (IEEPA)/fentanyl. La demande d’actifs américains n’était en fait pas constante face aux tarifs douaniers, car ces derniers ont un impact sur la valeur de certains actifs américains.
3. La Chine a tenu sa ligne. La guerre commerciale du premier mandat de Trump était principalement dirigée contre la Chine et celle-ci a répondu aux droits de douane en laissant le yuan se déprécier. Ce fut une soupape de pression relativement facile en 2018 et 2019, car le yuan avait débuté la guerre commerciale à une valeur relativement élevée (environ 6,4 pour un dollar) et la Chine était prête à le laisser chuter à 7 ou même un peu plus. Un faible yuan a ensuite entraîné la chute des autres devises asiatiques par sympathie.
Mais avec le yuan déjà à des niveaux bas à long terme (autour de 7,3), la Chine s’est montrée réticente à laisser le yuan varier et à prendre le risque de perturber le (modeste) rallye sur les actifs chinois observée en 2025. La Chine pourrait aussi penser qu'il est préférable de s'assurer que les importateurs américains ne bénéficient pas de rabais sur les produits chinois… ou simplement d’être satisfaite de laisser l’actuelle faiblesse du dollar de pousser à la baisse le renminbi pondéré par commerce. Quelle que soit la motivation de la Chine, l'absence de décision politique de la part de la Chine de remettre le yuan en jeu a contribué à limiter la faiblesse du dollar.
4. L’Europe a eu son mot à dire. Les premières mesures de Trump supposaient, plus ou moins, que les partenaires commerciaux des États-Unis ne modifieraient pas leurs politiques de manière à rendre leurs devises plus attractives. Cela s'est avéré faux. L'Allemagne a abandonné sa politique d'austérité auto-imposée et a permis davantage d'emprunt pour l’investissement dans sa sécurité et ses infrastructures. La Suède aussi. Même l'Irlande serait désormais prête à dépenser un peu plus pour la défense. L'assouplissement budgétaire dans le Nord de l'Europe, jusqu’alors frugal, devrait contribuer à soutenir la croissance européenne et à accroître l'offre d’actifs financiers libellés en euros les plus recherchés : l'offre de "bunds" (les obligations de long terme émises par le gouvernement fédéral allemand) était jusqu'alors bien inférieure à la demande mondiale de réserves de change libellées en euros, sans parler de la demande mondiale d'actifs européens sûrs, aussi bien de sources publiques que privées.
5. La politique "America First" (ou "America Alone") de Trump a diminué l’attrait mondial du dollar. Trump (peut-être de manière surprenante) veut que le dollar reste la monnaie de réserve mondiale. Mais ses tarifs douaniers et ses menaces contre les alliés des États-Unis ont potentiellement introduit une légère prime de risque pour les actifs en dollars (ou une prime de terme plus importante pour les obligations du Trésor américain). Des États-Unis qui commercent moins rendent moins opportun de détenir un actif qui est accepté par le réseau de paiement en dollars (même si le dollar peut toujours être utilisé pour régler des paiements entre tiers). Et si les alliés des États-Unis craignent d'être contraints par un président "America First" de financer la sécurité fournie par une alliance avec les États-Unis par le biais d'une taxe sur leurs avoirs américains, eh bien, cela rend les créances en dollars sur les États-Unis un peu plus risquées.
De plus, certaines grandes institutions publiques pourraient faire face à des pressions pour ne pas investir autant aux États-Unis si ces derniers menacent leurs institutions domestiques. Si les États-Unis ne respectent pas l'indépendance du Canada, les pensions publiques canadiennes devraient-elles être placées aux États-Unis ? Si les États-Unis ne respectent pas la souveraineté danoise, les pensions et les réserves danoises devraient-elles être placées en dollars ? La Norvège (qui dispose d'un important fonds souverain) et la Suède (qui dispose d'importants fonds de pension publics) soutiendront-elles leur voisin scandinave ? Il y a d'importants excédents accumulés en Europe, ainsi qu’en Asie.
Il y a, bien sûr, la question de savoir si une Chine qui ne commerce plus avec les États-Unis continuera de conserver en dollars 55 % de ses réserves formelles […] et une part bien plus élevée de la base d’actifs en devises étrangères de ses banques publiques.
En un sens, la récente faiblesse du dollar est surdéterminée.
Il y a aussi le simple fait que le dollar était exceptionnellement fort et qu'il était donc probable qu'il chuterait tôt ou tard. L'équilibre des flux autour du dollar nécessitait des entrées toujours plus importantes en provenance du reste du monde, à des prix du dollar et des actions américaines toujours plus élevés, ce que l’on appelle le commerce de l'"exceptionnalisme américain" (U.S. exceptionalism trade). Et ce commerce commençait à montrer des signes de vieillissement avant l’élection de Donald Trump […]. Le dollar en 2023 et 2024 était à un niveau qui impliquait une base d’exportation américaine en constante diminution. Il était aussi à un niveau qui impliquait un déficit commercial toujours croissant. La force du dollar pesait même sur les flux de revenus offshore générés par les principales sociétés américaines de plateformes numériques : les exportations de propriété intellectuelle et les bénéfices des IDE baissaient en proportion du PIB américain. Mais la baisse du dollar reste une petite surprise.
Mais même avec la récente baisse, le dollar reste assez fort selon presque toutes les mesures. […] Quiconque se souvient des niveaux du dollar vis-à-vis des grandes devises asiatiques il y a cinq ans dirait que ce ne sont pas des niveaux "faibles" pour le dollar (malgré les affirmations quelque peu exagérées qui circulent sur la fin du règne mondial du dollar). […] »
Brad Setser, « Why didn’t tariffs push up the U.S. dollar? », Follow the Money (blog), 5 mai 2025. Traduit par Martin Anota
Aller plus loin…
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