lundi 12 mai 2025

Donald Trump contre monsieur Marché

« Qui peut prédire ce qu'il fera ensuite ? En 1987, l'un des experts les plus réputés au monde a déclaré : "C'est triste à dire, mais ce pauvre type souffre de problèmes émotionnels incurables. Parfois, il se sent euphorique et ne peut voir que des facteurs positifs… D'autres fois, il est déprimé et ne voit rien d’autre que les ennuis."

Cela pourrait ressembler à un diagnostic de salon du toujours volatil Donald Trump, dont le premier discours d’investiture dessinait l’image d’un "carnage américain", tandis que son second était "confiant et optimiste à l’idée que nous sommes au début d’une nouvelle ère passionnante de succès national".

Il "a une autre caractéristique attachante", poursuivait le diagnostic. "Il n'a pas peur d'être ignoré." Ce n’est pas Trump, donc. Non, le psychothérapeute était l'investisseur le plus célèbre au monde, Warren Buffett. Le malheureux monsieur sur le divan de M. Buffett pour une psychanalyse se prénommait monsieur Marché.

M. Marché (un concept initialement conçu par le mentor de Buffett, Benjamin Graham) représente un portrait vivant des marchés financiers comme sujets aux frénésies et aux paniques, aux périodes d'exubérance irrationnelle ou à une dépression béante, un contraste frappant avec l'hypothèse alternative du "marché efficient", dans laquelle les marchés intègrent rapidement de nouvelles informations dans le prix des actifs.

Ces dernières semaines, le président Trump et M. Marché se sont retrouvés pris dans une spirale autodestructrice, tels deux hommes en train de se noyer en se tenant l’un l’autre. Cet indigne spectacle serait drôle s'il n'était pas si dangereux. Et il soulève des questions : qui panique pour qui ? La politique tarifaire en montagnes russes de Trump est-elle vraiment aussi chaotique qu'elle le semble ou, comme ses partisans le prétendent et ses adversaires le craignent, y a-t-il une brillante stratégie derrière tout cela ? La réaction du marché a-t-elle reflété une évaluation sereine des conséquences économiques ou est-ce le réflexe de sursaut d'un système financier sorti d'un sommeil complaisant ?

Ce qui est curieux avec les marchés financiers est qu’ils ne réagissent pas à ce que la plupart d’entre nous considéreraient comme des nouvelles.

En 1971, un jeune économiste du nom de Victor Niederhoffer a publié une fascinante étude intitulée "The Analysis of World Events and Stock Prices" ("L’Analyse des événements mondiaux et des cours boursiers"). Niederhoffer, qui allait plus tard gérer l’argent de George Soros, cherchait à répondre à une question : les marchés boursiers se soucient-ils des unes ?

Niederhoffer a étudié la réponse de l'indice composite S&P aux nouvelles entre 1950 et 1966. […] Il a utilisé les gros titres du New York Times occupant au moins cinq colonnes. Il en a recensé 432, soit environ un toutes les deux semaines. Le marché les a-t-il remarqués ? Généralement non. Un cri existentiel en première page du Times était généralement accueilli par un bâillement à Wall Street.

Il y a eu quelques exceptions. Des événements majeurs comme la crise de Suez, la crise des missiles cubains et l'assassinat du président John F. Kennedy étaient plus susceptibles de provoquer une forte réaction du marché. Mais, en général, Niederhoffer a démontré que Wall Street fonctionne selon sa propre logique. Soit les investisseurs avaient déjà anticipé la plupart des gros titres, soit, plus probablement, les événements qui semblent importants aux yeux des rédacteurs en chef des journaux ne pèsent pas lourdement sur le marché boursier.

Pour le dire autrement, il est extraordinaire qu'un politicien puisse faire violemment varier les cours mondiaux. […] Le faire délibérément est sans précédent. Là aussi, Trump est un homme politique lui-même sans précédent.

Le président a commencé le mois en annonçant la hausse des tarifs douaniers la plus perturbatrice que l’économie américaine ait jamais connue ; en termes d’ampleur, les taxes à l’importation rivalisaient avec les tarifs Smoot-Hawley notoirement désastreux de 1930, mais elles ont été introduites plus brutalement et dans un système commercial mondial beaucoup plus intégré.

Trump a ensuite suspendu certains droits de douane pour une période de 90 jours. Cela a été largement vu comme un recul du président, mais il s'agissait davantage d'un changement de cap que d'un demi-tour. Parce qu’il a fortement accru les droits de douane sur la Chine, la taxe moyenne sur les importateurs américains n'a pas diminué.

Cette deuxième annonce qui a bouleversé les marchés a été suivie d'une troisième : les smartphones et autres appareils électroniques grand public chinois seraient exemptés de ces droits de douane punitifs. Peu après cette annonce en est arrivée une quatrième : l'exemption pour les appareils électroniques grand public était elle-même temporaire et la Maison-Blanche travaillait sur un autre projet de tarif douanier.

Ce n'est certainement pas ainsi qu’il faut se comporter si l'objectif est de persuader les fabricants d'implanter leurs usines aux États-Unis. Les droits de douane devraient être bien plus stables, prévisibles et crédibles. Un cynique pourrait faire remarquer que c'est exactement la bonne attitude à adopter si l'on veut donner à ses proches l'occasion de tirer profit d'informations confidentielles (quelque chose que la Maison-Blanche a démenti). Mais l'interprétation la plus évidente est probablement la bonne : la politique tarifaire de Trump change constamment parce qu'il est incapable de se décider.

Comment devons-nous interpréter la réaction des marchés aux annonces de Trump ? Le S&P500, l'indice de référence mesurant la performance des grandes actions américaines, a chuté de près de 5 % le 3 avril et de 6 % le 4 avril. Ce furent de grosses chutes, en particulier sur deux jours consécutifs.

Pourtant, il y en a eu des plus importantes. Durant la crise financière de 2008 et la pandémie de 2020, il y a eu plusieurs jours où le S&P500 a connu des chutes plus importantes. Le 19 octobre 1987, l'indice a chuté de plus de 20 % sans raison apparente. Et bien sûr, il y a eu le Grand Krach de 1929 : les marchés ont chuté de plus de 10 % les 28 et 29 octobre de cette année-là et de près de 10 % une semaine plus tard.

Les droits de douane de Trump n'ont pas de précédent historique précis, mais les échos de 1929 et de 1930 sont suffisamment lourds. Le marché baissier qui a débuté en 1929 a duré près de trois ans et, à la fin de cette longue période baissière, l'indice Dow Jones Industrial Average avait perdu 89 % de sa valeur et les États-Unis étaient dans les profondeurs de la Grande Dépression. Si c'est le signe avant-coureur le plus proche que nous ayons, est-il possible que les marchés aient été beaucoup trop calmes ?

Le problème avec l'interprétation de la réaction des marchés est qu’il n’est toujours pas clair de savoir à quoi il devrait réagir. Une perspective pessimiste est que, puisque les nouvelles taxes de Trump coupent les échanges commerciaux entre les deux plus grandes économies mondiales, les États-Unis et la Chine, et mettent des grains de sable dans les rouages du système commercial entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, la réaction du marché boursier n'a pas été seulement calme, elle a été complaisante. La chute du S&P500 après l'annonce initiale a simplement annulé quelques mois de gains récents ; un investisseur qui a acheté l'indice un an plus tôt aurait tout de même réalisé un bénéfice. Cela ne suggère guère que le Marché ait pleinement internalisé les risques d'un ralentissement sévère.

Une vision plus optimiste est que le marché n'a pas été perturbé par les promesses tarifaires de Trump parce que les investisseurs supposaient que ces droits de douane seraient modestes. Lorsque des droits de douane massifs ont été annoncés, la réaction des marchés a été vive, mais limitée ; de nouveau, les investisseurs ont supposé que Trump n’appliquerait pas vraiment de tels droits de douane. Et lorsque Trump a rapidement réduit certains droits de douane (temporairement, nous dit-on), puis en a augmenté d'autres, puis a annoncé des exemptions, puis que ces exemptions étaient également temporaires, les boursicoteurs ont conclu que le problème n’était pas vraiment les droits de douane, car ils viennent et s’en vont. Le problème était le spectacle de clowns à la Maison Blanche.

Les investisseurs sur les marchés obligataires semblent être arrivés à la même conclusion, mais ils sont beaucoup plus pessimistes quant à ses implications. Comme la volatilité a augmenté, les investisseurs ont vendu des bons du Trésor américain et du dollar. Ce n'est pas normal. Généralement, les investisseurs réagissent au chaos en achetant des dollars et des bons du Trésor américain, même si les États-Unis eux-mêmes sont la source de ce chaos.

Ce mois-ci, nous avons découvert l'exception à cette règle. Cela s'explique en partie par le fait que la situation est déjà quelque peu précaire : dans ses querelles périodiques autour du plafond de la dette américaine, le Congrès a affiché une déconcertante propension à emprunter des sommes colossales pour ensuite flirter avec le non-remboursement. Mais aussi, sans doute, parce qu'avec ses droits de douane appliqués à une île peuplée uniquement de pingouins, sa justification pseudo-mathématique du mot "réciproque" et son habitude de faire des embardées presque tous les jours, la Maison-Blanche a offert une démonstration de politique si effrontément amateur qu'elle a créé des secousses sur les marchés obligataires.

L'incertitude est également désastreuse pour l'économie réelle. Les décideurs des entreprises aimeraient bien se remettre aux décisions. Devraient-ils repenser leurs chaînes d'approvisionnement ? Délocaliser la production pour éviter les droits de douane ? Fermer certaines opérations et licencier leur personnel ? Commencer à construire et à embaucher ailleurs ? Pour l'instant, la seule réponse raisonnable est de se cramponner à l'immense bureau en acajou devant eux et de prier pour que la planète s'arrête de tourner. C'est le paradoxe : les investisseurs sur les marchés boursiers affichent un optimisme prudent parce qu’ils s’attendent à un changement d'avis de Trump ; les investissements physiques sont à l’arrêt parce que les gens attendent de voir ce qui se passera après ce changement d'avis ; et les investisseurs sur les marchés obligataires ont la nausée parce que Trump change continuellement d’avis. Mais ce sont bien les investisseurs sur les marchés obligataires que le système financier mondial repose.

Trump n'est au pouvoir que depuis trois mois. Il lui en reste donc 45. Que doivent faire les investisseurs particuliers maintenant ?

L'éventail des survenues n’est pas facile à cerner. Les États-Unis ont clairement perdu leur crédibilité comme allié, comme lieu d'investissement, comme partenaire commercial et comme pays où l'État de droit est primordial. Si le monde ne souffre que d'une récession, nous nous en sortirons pas si mal.

Pourtant un scénario plus optimiste n’est pas difficile à imaginer : il est concevable que Trump soit finalement allé trop loin, qu’il ait été si clairement incompétent et qu’il ait causé tant de dommages aux personnes qui l’ont soutenu que le reste du système politique américain commencera à restreindre ses désirs.

Si vous souhaitez parier sur l'une ou l'autre de ces survenues, vous êtes plus courageux que je ne le suis. Mais dans un monde où toutes les vieilles certitudes semblent avoir été bouleversées, une stratégie d'investissement familière fait peut-être toujours sens : privilégiez les placements ennuyeux, diversifiez vos placements et, surtout, ne prêtez pas trop attention aux sautes d'humeur du président Trump ou de M. Marché.

Une étude extraordinaire des économistes Brad Barber et Terrance Odean, publiée il y a maintenant un quart de siècle, a examiné les performances de plus de 1.600 investisseurs qui ont embrassé la révolution Internet dans les années 1990, passant du trading par téléphone à une plateforme de trading en ligne. Barber et Odean ont comparé ces investisseurs à des investisseurs similaires mais restés fidèles au téléphone. "Ceux qui passent du trading par téléphone au trading en ligne connaissaient des performances exceptionnellement élevées avant le changement", expliquent Barber et Odean, "accélèrent leurs transactions après leur passage en ligne, spéculent davantage après et enregistrent des performances inférieures à la moyenne".

Que s'est-il passé ? L'explication la plus plausible est "l'illusion de la connaissance", un phénomène psychologique bien établi selon lequel les personnes mieux informées ne deviennent pas beaucoup plus performantes pour faire des prévisions, mais ils deviennent plus confiants. La nouvelle plateforme en ligne a donné aux investisseurs une fausse confiance et les a incités à effectuer des transactions trop souvent, tout en rendant ces transactions spéculatives moins coûteuses et plus faciles à faire. Paradoxalement, s'ils avaient supporté l’apparent désavantage de s'en tenir à une méthode de trading plus lente, plus coûteuse et moins riche en informations, ils auraient obtenu de bien meilleurs résultats.

C'était dans les années 1990 ; nous sommes en 2025. Mais le principe tient toujours. Trump est un président qui maîtrise l'art de capter l'attention à une époque où tout bouge rapidement, mais les investisseurs qui souhaitent prospérer feraient mieux d'éviter les réseaux sociaux et le monde frénétique des émissions de télévision d'affaires collées à la Bourse. Le FT Weekend, alterné avec un bon roman, pourrait bien être le régime d'information idéal à l'ère Trump.

On peut faire une prédiction avec une certaine certitude : que ces semaines chaotiques laissent ou non un impact durable sur nos finances, elles sont susceptibles d’avoir laissé un impact durable dans nos esprits. Ce n’est pas souvent qu'un mouvement boursier ait un impact significatif sur le citoyen ordinaire et, comme Niederhoffer l'avait montré en 1971, il est encore plus inhabituel que les soubresauts du marché soient aussi clairement liés aux décisions de la Maison-Blanche.

Cet instant peut rester longtemps dans le subconscient des gens. En 2009, les économistes Ulrike Malmendier et Stefan Nagel ont publié une étude intitulée  "Depression Babies" ("Les bébés de la dépression"). Malmendier et Nagel avaient étudié plusieurs décennies de données d'enquêtes financières et ils ont conclu que l'attitude de chaque cohorte à l'égard de l'investissement était façonnée par leurs expériences des rendements. Par exemple, les jeunes investisseurs de la fin des années 1990 étaient des investisseurs avides sur les marchés boursiers, car depuis qu'ils les avaient connus, ces derniers avaient connu un boom ; les investisseurs plus âgés avaient connu des périodes plus difficiles et étaient donc plus prudents.

Malmendier et Nagel ont poursuivi avec des travaux similaires montrant comment les expériences d’inflation au cours de la vie ont façonné les anticipations d’inflation future, même parmi les banquiers centraux, qui se considéreraient sûrement comme guidés par des données concrètes plutôt que par des coups durs.

Alors, quelle sera la leçon cette fois-ci ? Peut-être que lorsque Trump a tweeté (il y a sept ans) que "les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner", il s’était trompé. Peut-être qu'il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, même si ce panier est le S&P500 et qu'il connaît une excellente performance. Peut-être que suivre chaque rebondissement de l'actualité ne vous donnera pas un avantage dans vos investissements, même si cela vous donne un ulcère.

Quel que soit le jugement de l'Histoire, il y a quelque chose de fascinant à propos de la lutte acharnée entre le président Trump et M. Marché. Trump a démontré sa remarquable capacité à dominer les gros titres et une capacité tout aussi remarquable à faire que des choses arrivent, même si elles sont mauvaises. Trump peut faire chuter le marché ; il peut le faire rebondir de nouveau.

Mais M. Marché ne s'incline pas devant Trump avec la déférence des politiciens républicains ou des chefs d'entreprise lâches. Ce n'est tout simplement pas ainsi qu’il se comporte. Il n'a absolument aucun intérêt à apaiser le président. Comme Buffett l'avait expliqué en 1987, M. Marché est parfois euphorique et il est parfois déprimé. Mais M. Marché a une grande vertu : il dira toujours la vérité au pouvoir. »

Tim Harford, « Donald Trump vs Mr Market », avril 2025. Traduit par Martin Anota 

 

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