jeudi 22 mai 2025

Qu’entend-on lorsque l’on dit que la dette publique est « insoutenable » ?

« De l'avis général, de la gauche à la droite, le Budget que les Républicains cherchent à faire passer alourdira la dette publique américaine de plusieurs milliers de milliards de dollars. Jessica Reidl, analyste budgétaire au conservateur Manhattan Institute a déclaré : "On minimise l'ampleur de ce projet de loi fiscale. Il coûtera plus cher que les baisses d'impôts de 2017, la loi CARES, la relance de Biden et la loi sur l’Inflation Reduction Act réunies. Il ajouterait 6.000 milliards de dollars au déficit sur dix ans."

J’ai moi-même, avant que ce terrible projet de loi fiscale ne soit mis sur la table ("terrible" ici fait plutôt référence à sa structure hyper-agressive, avec une logique à la Robin des Bois inversée ; les fiscalistes républicains ont clairement regardé le firmament et conclu que les pauvres en avaient de trop et les riches pas assez), souvent qualifié notre trajectoire budgétaire comme "insoutenable".

Je pense que c'est vrai, mais je pense aussi que ce mot n'a pas été particulièrement utile. Qu'est-ce qui n’est pas soutenable ? et pourquoi, si on le dit depuis un moment, rien n'a explosé ? Si je fais tourner le moteur de ma voiture à une vitesse insoutenable, il devrait casser. Sinon, ce mot n'a peut-être pas le sens que je crois.

Dans ce billet, je vais essayer d'expliquer ce que je pense que beaucoup d'entre nous veulent dire lorsque nous utilisons le mot "insoutenable".

Tout d'abord, il faut que je souligne que l'emprunt, que ce soit par l'État ou par les ménages, n'est pas une mauvaise chose ; en fait, il est même essentiel. Évidemment, vous souhaitez emprunter pour dépenser ou investir dans des choses utiles et rentables, comme des études supérieures pour un ménage ou des infrastructures et autres biens publics indispensables pour un État, plutôt que, je ne sais pas, une baisse d'impôts pour les riches financée par des coupes budgétaires dans les dépenses de santé et d'alimentation pour les pauvres. Mais d'emblée, bannissons l'idée que l'emprunt est une mauvaise chose. Loin de là.

C'est une question de degré, mais comment mesure-t-on ce degré ?

L'une des façons les plus importantes, mise en avant ces dernières années par l'économiste Olivier Blanchard, est de savoir si votre taux de croissance (g) est supérieur à votre taux d'intérêt (r). C'est assez intuitif : si g>r, alors vous générez assez de revenus pour rembourser votre dette sans l'augmenter […]. Et, pendant la majeure partie de notre histoire, g a été supérieur à r.

Ce qui nous amène au titre du Wall Street Journal qui vient d'accompagner mon café du matin : "les inquiétudes budgétaires exercent une pression sur le dollar et le marché obligataire".

"Les investisseurs ont vendu des obligations d'État américaines et du dollar lundi, après que Moody's Ratings a retiré aux États-Unis leur note AAA en fin de semaine dernière en invoquant d'importants déficits budgétaires et une hausse des charges d'intérêts. Ajoutant à la nervosité suscitée par la trajectoire de la dette américaine, la commission du Budget de la Chambre des Représentants a approuvé dimanche un projet de loi de dépenses et d'impôts qui devrait alourdir ces déficits de plusieurs milliers de milliards de dollars."

De plus, alors que les perspectives budgétaires exercent une pression sur r, les tarifs douaniers sont susceptibles de ralentir g.

Soyons clairs : ces dynamiques de croissance et de taux d’intérêt sont nuancées et très incertaines. Le graphique ci-dessous représente les taux d’intérêt nominaux sur la dette à long terme et à 5 ans (j’ai choisi cette dernière car elle est proche du taux mixte que le gouvernement américain paie sur sa dette du Trésor). En fait, ces taux sont assez élevés par rapport à ce qu’ils étaient il y a dix ans, mais ils ne sont pas en train d’exploser.

Rendement des obligations du Trésor américain (en %)

Et même si je pense que la guerre commerciale freinera la croissance au second semestre, il est difficile de déterminer dans quelle mesure elle le fera. J’imagine très bien la croissance du PIB réel passer de 2 % à – 2 % ; les prévisionnistes de Goldman Sachs tablent sur un PIB réel de 1 % en 2025, soit 3,2 % en valeur nominale, ce qui signifie probablement une croissance réelle de 1 %, ou nominale de 3,2 %, en 2025 ce qui signifie probablement un g<r pour l’année.

Ces chiffres sont incertains et les taux d'intérêt sont encore plus difficiles à prévoir que les taux de croissance. Mais mon argument est simple : pour la soutenabilité de la dette, il faut que g>r. Les tarifs douaniers réduisent g ; les budgets financés par voie de dette augmentent r. Et (ce point est nouveau et important) les marchés pourraient, comme le suggère l'article du Wall Street Journal, être plus réactifs à la composante budgétaire irresponsable de cette équation. "r", en d’autres mots, pourrait être plus élastique au déficit qu'il ne l'a été par le passé.

Il y a une deuxième raison pour laquelle la dette est insoutenable et cela me turlupine depuis des années. Le graphique montre le taux de chômage (axe de gauche) et le ratio déficit public/PIB (axe de droite, les déficits étant des nombres positifs). Historiquement, compte tenu des fluctuations habituelles que l’on trouve dans les données empiriques, ces deux variables sont contracycliques : lorsque la situation se dégrade, le chômage et les déficits augmentent. Lorsque la conjoncture s'améliore, le chômage baisse et le retour de l'activité économique accroît les recettes fiscales et les déficits diminuent.

Taux de chômage (en %) et déficit public (en % du PIB) aux Etats-Unis

Mais si vous continuez de baisser les impôts, en particulier pour les plus riches, vous rompez ce lien. Les périodes d’expansion ne génèrent plus les mêmes recettes qu'auparavant. Vous commencez à observer des déficits budgétaires élevés en période de bonne conjoncture, qui ne sont pas si différents des déficits budgétaires en mauvaise conjoncture. Et un écart se creuse, comme vous pouvez le voir à la fin du graphique, entre le taux de chômage et le déficit. Notez la partie que j'ai colorée en jaune : c'est l'une des rares périodes d'une série chronologique assez longue où le taux de chômage baisse et le déficit augmente.

C’est également un signe avant-coureur sur la voie de l’insoutenabilité.

D’accord, cela fait racler beaucoup de gorges. Dis donc : qu’entendons-nous (ou du moins qu’entends-je) lorsque nous disons que la trajectoire budgétaire est intenable ?!

Je veux dire que les tendances que j'observe, aussi bien en termes de g et de r qu'en termes de flux de recettes, sont susceptibles d'exercer une pression à la hausse persistante sur les taux d'intérêt. Cela, à son tour, va ralentir la croissance et nous obligera à consacrer une plus grande part de notre revenu national au service de la dette. Encore une fois, si nous empruntons pour investir dans des choses qui stimulent la croissance, l'innovation, l’accumulation de capital humain, cela peut finalement contribuer à accroître g relativement à r. Mais c'est très loin d'être ce que nous faisons.

Notez que je ne dis pas qu’"insoutenable" signifie une implosion à la Liz Truss, où les marchés mondiaux des obligations et des changes voient votre prodigalité budgétaire et se retournent contre vous en un clin d'œil, "battant" (pounding) votre monnaie et faisant grimper en flèche vos taux d'emprunt souverains. Les États-Unis ne sont pas au même niveau que le Royaume-Uni à cet égard, en raison de la domination du dollar dans le commerce mondial et de la profondeur et de la liquidité de nos marchés de la dette.

Mais personne ne devrait s'en trouver rassuré. Je sais que dans ces gribouillis je nuance toujours mes prédictions, comme il se doit. Les prévisions sont probabilistes : il n'y a ni un, ni zéro. Mais sur ce point, je suis catégorique : un leadership incompétent a des conséquences.

À bien des égards, c'est un pays très fort et résilient, où des siècles de démocratie, souvent très imparfaite certes, ont donné naissance à des institutions, des normes, des règles de droit et, dans ce cas précis, à des marchés qui favorisent des prêts sûrs au gouvernement. Mais comme nous l'avons souvent constaté ces derniers mois, ce qui prend des années à se construire peut prendre des semaines à être détruit.

Le terme "insoutenable" a jusqu'ici été une abstraction dans nos débats budgétaires. Avec le gouvernement actuel, nous pourrions découvrir que ce mot est beaucoup moins abstrait que nous le pensions. »

Jared Bernstein, « What do we mean when we say government debt is "unsustainable?" », 20 mai 2025.  Traduit part Martin Anota 


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