« Vendredi, Donald Trump, se déclarant mécontent des tactiques de négociation européennes, a annoncé son intention d'imposer des droits de douane de 50 % sur les biens importés de l'Union européenne. Un taux aussi élevé paralyserait pratiquement le commerce transatlantique. Mais dimanche, après s'être entretenu avec Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, il a annoncé que l'entrée en vigueur de ces droits serait reportée au 9 juillet.
Je n'ai aucune idée de ce qu'a dit von der Leyen et je souligne aussi qu'une menace de droits de douane considérable, qui pourrait ou non se concrétiser dans six semaines, contribue grandement à accroître l'incertitude destructrice. Mais permettez-moi de donner un conseil à la Commission européenne et à l'UE dans son ensemble : n'essayez pas d'apaiser Trump. Vous ne pouvez faire aucune concession significative, parce que vos politiques envers les exportations américaines sont déjà très favorables. Et même accorder à Trump une victoire symbolique, dénuée de sens ne ferait que l'enhardir, en le confortant dans sa fausse conviction selon laquelle "ils nous ont très mal traités depuis des années".
Par dessus tout, l’Europe doit surmonter son impuissance et agir comme la grande puissance qu’elle est, en particulier compte tenu de l’apparente détermination de l’Amérique à détruire les piliers de sa propre force.
En ce qui concerne le commerce : l’UE et les États-Unis appliquent chacun des droits de douane importants sur quelques produits de l’autre, mais avant que Trump ne se déchaîne, les droits de douane moyens étaient très bas (ils étaient inférieurs à 2 %) dans les deux sens. Trump et son entourage fulminent contre les taxes sur la valeur ajoutée européennes, et il est vrai que les producteurs américains doivent payer, par exemple, 19 % pour vendre aux consommateurs allemands. Mais les producteurs allemands aussi ! La TVA est une taxe sur les ventes, pas une barrière à l’importation.
Trump s'emporte contre l'excédent commercial de l'Europe avec l'Amérique, mais les déséquilibres bilatéraux sont normaux et inoffensifs : j’enregistre un déficit important avec l’épicier du coin de la rue, parce que j'achète beaucoup de ses produits alors qu'il n’est pas, à ma connaissance, abonné à ce Substack.
De plus, cet excédent européen est moins important qu'il n'y paraît à première vue. Certes, l'Europe vend plus de biens (des biens matériels comme des voitures et de l'huile d'olive) aux Etats-Unis qu'elle n'en achète à ces derniers. Mais les Etats-Unis vendent beaucoup plus de services à l’Europe, comme des services financiers et la conception de logiciels. Trump ne parle que du déficit américain en biens, mais le déficit américain en biens et services est significativement plus bas.
De plus, une partie du déficit déclaré en biens américain est probablement fictive. Selon les chiffres officiels, l'Irlande est responsable d'un tiers de l'excédent commercial de l'UE avec les États-Unis. C’est en raison de ces chiffres que l'Irlande vend six fois plus aux États-Unis qu'elle n'en achète à ces derniers. Mais il s'agit très certainement d'une astuce comptable visant à des fins d’évitement fiscal.
Voici comment cela fonctionne : la filiale irlandaise d'une multinationale qui fabrique, par exemple, des produits pharmaceutiques, vend ces médicaments à des prix gonflés à la filiale américaine qui les commercialise aux Etats-Unis. Cela réduit les bénéfices déclarés et donc les impôts aux États-Unis, tout en générant des profits importants, mais essentiellement imaginaires, en Irlande, où les impôts sur les sociétés sont bien plus faibles.
Ces manœuvres comptables donnent l’impression que l’Irlande, et donc l’UE à laquelle elle appartient, exporte beaucoup, mais qu’aucun emploi n’est créé. Il ne s’agit que des résultats financiers des sociétés.
Certes, l'UE devrait mettre un terme au rôle de paradis fiscal de l'Irlande. Mais cela n'a pas été une exigence de Trump.
En fin de compte, le véritable excédent commercial de l’UE est probablement inférieur à 100 milliards de dollars, ce qui représente une erreur d’arrondi par rapport au PIB de l’Europe, qui s’élève à 19.000 milliards de dollars.
Donc, l'Amérique n'a aucun grief légitime contre l'UE. L’Amérique n'a pas non plus, comme Trump aime à le croire, les cartes en main. L'UE n'est pas fortement dépendante du marché américain, qui n'achète qu'environ 3 % de ce qu’elle produit ; les entreprises américaines, qui ont investi des milliers de milliards de dollars en Europe, dépendent de la bonne volonté européenne. Lundi, Friedrich Merz, le chancelier allemand, a averti que les sociétés technologiques américaines pourraient être ciblées en cas d'escalade du conflit commercial. C'est une menace crédible.
Mais l'Europe n'est-elle pas une société en déclin, qui devient de plus en plus un "musée des succès passés" ? Non. Essayez de passer du temps en Europe, non pas dans des destinations touristiques surfréquentées, mais dans des villes et des entreprises où de vraies personnes travaillent. Ce sont des nations très qualifiées, très compétentes où beaucoup de choses fonctionnent plutôt bien.
Il est vrai que la croissance économique européenne accuse un retard sur celle des États-Unis depuis une génération, un point fortement souligné par le rapport Draghi publié l'automne dernier, qui constituait un appel indispensable à des réformes. Mais même ce rapport reconnaissait que le retard de l'Europe se limitait essentiellement au secteur technologique, que le reste de son économie restait relativement dynamique :
"En excluant les principaux secteurs des TIC (la fabrication d’ordinateurs et d’électronique et les activités d’information et de communication) de l’analyse, la productivité de l’UE a été globalement au même niveau que celle des États-Unis au cours de la période 2000-2019… Pour la période 2013-2019, le rôle des TIC est même encore plus frappant, car la croissance de la productivité de l’UE, hors principaux secteurs des TIC, a dépassé celle des États-Unis d’une certaine marge."
Il est évident que le retard dans les industries du futur est un gros problème et l'Europe doit élaborer une stratégie pour rattraper son retard. Mais ce rattrapage pourrait être plus facile que prévu, étant donnée la détermination de l'administration Trump à s'engager dans l’automutilation, en paralysant la recherche scientifique (et les universités de recherche) qui a contribué au succès des États-Unis par le passé.
Bien sûr, si l'Europe ne se montre pas à la hauteur, le leadership pourrait aller à la Chine. Mais c’est un sujet pour un autre jour.
Pour l'instant, le message à l'Europe est de se défendre. En ce qui concerne le commerce, le PIB, et même dans tous les domaines sauf les technologies les plus avancées, vous n'êtes pas plus dépendant des États-Unis que les États-Unis ne le sont de vous. Il n’y a rien qui vous oblige à céder aux illusions du roi fou de l'Amérique. »
Paul Krugman, « A letter to Europe », 27 mai 2025. Traduit par Martin Anota
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